Septième partie : catégories figuratives et catégories temporelles

Chapitre 1 : Processus et vie

Une réflexion sur le processus renvoie à une pensée sur la nature de la forme. Le rapprochement des deux notions de forme et de processus ne va pas de soi, dans la mesure où la forme peut être comprise comme forme achevée, structure constituée et essentiellement, comme structure géométrique. Totalité close du tableau ou spectacle achevé, produit, œuvre, ou structure, capable de résister au temps, l’œuvre achevée, dans son rêve de perfection et de solidité, est assimilable à un corps minéral ou cristallin. En revanche, la forme processuelle est d’abord vivante, inachevée, végétale, évolutive, susceptible de dépérissement, de transformations organiques, de décomposition, de fragmentation, d’une constitution fluide et ininterrompue, si bien que l’on ne sait pas vraiment si elle se compose encore ou se décompose déjà, assimilable en cela aux organismes vivants qui se construisent perpétuellement et se régénèrent pour se maintenir dans un processus que l’on peut comparer à du vivant. Philosophiquement, ces formes fluctuantes, vivantes, se retrouvent dans l’esthétique et la pensée d’un Gilles Deleuze sous divers noms, mais on peut en trouver les prodromes dans toute la tradition esthétique allemande du tournant du siècle (Hildebrand, Riegl, Worringer) autour des réflexions sur l’organique et l’inorganique, dans la comparaison récurrente entre science et nature qui trouve des prolongements dans l’esthétique d’un Kandinsky, pour nourrir sa réflexion théorique et sa pratique picturale, notamment celle connue sous le nom de biomorphisme. Les formes organiques de l’Art nouveau relèvent également de cela. En dernière analyse, ces concepts renvoient à la biologie, et plus généralement aux sciences de la nature du XVIIIe siècle, à la confrontation entre nature et art, à la pensée morphologique de Goethe 480 . L’idée de processus est inséparable de celle de vie, avec ses pulsations, ses à-coups, ses tiraillements, mais aussi l’équilibre extraordinaire de son fonctionnement réglé, fluide et autonome : continuité et accident, accord d’un nombre incalculable de composants qui obéissent à la même loi et aux mêmes caractéristiques générales que l’ensemble puisque les éléments du vivant sont également vivants. L’ensemble du « système » est conçu par Stanislavski à l’aune du processus ou procès, pour en rendre les consonances allemandes en russe (process), et le processus est créateur. Qu’est-ce qui est engagé par ce terme philosophique ? Quel mouvement et quel ensemble de questions sont inclues sous ce terme ? Des lectures logiques et métaphysiques, qui sont en même temps liées au théâtre et à la dramaturgie, permettent peut-être de l’éclairer.

Notes
480.

Cf. Danièle Cohn, La lyre d’Orphée. Goethe et l’esthétique, Paris, Flammarion, 1999, qui étudie la pensée morphologique gœthéenne, notamment à partir de la Métamorphose des plantes. Ces réflexions doivent beaucoup à l’éclairage de son enseignement (notamment le séminaire sur la notion de forme tenu à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, années 2001-2003).