On peut trouver différentes pensées du processus en philosophie, nous en retiendrons deux, particulièrement saillantes, dans La Poétique et La Physique d’Aristote et dans la préface de La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. La Poétique d’Aristote est, comme on le sait, un ouvrage à la composition disparate et peut-être incomplète. Dans sa structure les cinq premiers chapitres ont une valeur particulière. Alors que le sixième chapitre commence une analyse serrée d’un genre particulier - la tragédie, sous l’angle de sa composition (définition, parties de la tragédie, primauté de la fable), les quatre premiers chapitres ont une portée générale. Ce sont eux qui établissent le grand partage théorique de La Poétique entre mimésis et poïesis. Ce partage n’est pas fait de façon purement spéculative, mais en quelque sorte historique, par une narration qui n’a pas de prétention objective. Aristote n’affirme pas vraiment que les choses se sont passées de la manière qu’il décrit, mais le Stagirite dessine, au chapitre IV, le parcours d’une évolution plausible et en quelque sorte nécessaire des genres poétiques dans le cadre des concepts qu’il met en place. Ainsi, mimésis et poïesis ne sont pas seulement des concepts interprétatifs, ils se redoublent dans une histoire des formes poétiques ou techniques. La liaison qui caractérise les deux notions est aussi bien temporelle que définitionnelle. Elle recoupe la division entre nature (phúsis) et art (téchnè). Le début du chapitre IV ancre clairement la mimésis du côté de la nature. Or la nature précède l’art. Cette distinction temporelle se double d’une chronologie de la vie humaine. Les êtres humains se caractérisent par ce que l’on pourrait appeler, en termes modernes, un instinct d’imitation qui est le propre de l’homme depuis l’enfance. La réflexion d’Aristote se situe alors à un double niveau. La mimésis est une des définitions possibles de l’homme comme zôon mimétikôtaton, animal le plus mimétique, au sens où il est le plus enclin à l’imitation. La cause de la mimésis est donc naturelle et la mimésis est le moyen de penser les œuvres techniques organisées par un art général de la poïesis. L’imitation est ainsi conceptuellement antérieure à la poétique. Mais elle l’est aussi dans le temps de la vie humaine (l’enfance) et le temps de l’histoire humaine. C’est le sens du célèbre passage historique de ce quatrième chapitre de La Poétique :
‘« Puisque l’imitation, l’harmonie, le rythme nous sont naturels, (...) ceux qui étaient à l’origine naturellement les mieux doués pour cela, se développant peu à peu, donnèrent naissance à partir de leurs ébauches spontanées à la composition. » 481 ’La nature mimétique est inscrite dans l’homme et constitue en même temps un principe de progression, temporel et qualitatif, de la nature vers l’art. La logique reste celle de la nature, ou plutôt du naturel, terme qui peut aussi traduire phúsis. Cependant, à partir de ces données, se constitue dans le temps quelque chose qui n’est plus simplement la nature mais aussi l’art, sans qu’il y ait de réelle solution de continuité entre les deux domaines. En cela la poïesis ou la poétique que nous préférons traduire respectivement par composition et art de la composition ont partie liée avec la nature. C’est en fonction des différentes natures ou des différents naturels, de la diversité des caractères que se constituent les différents genres qui acquièrent ensuite une vie autonome, comme formes poétiques. La fin de la phrase que nous avons citée montre, dans ses formes grammaticales mêmes, une surdétermination de la progressivité, de la processualité :
‘« katà mikròn proágontes egénnesan tèn poíèsin ». ’ ‘[se développant peu à peu, ils donnèrent naissance à la composition] 482 ’Cette surdétermination se retrouve quelques lignes plus bas, dans des formes grammaticales et lexicales proches :
‘« katà mikròn èuxèthè proagóntôn óson egígneto faneròn autès˙ kaì pollàs metabolàs metabalousa è tragoidía epaúsato, epeì éske tèn autès phúsin, »L’utilisation du verbe proagô, de la locution adverbiale katà mikròn, le redoublement de la racine du changement d’état (metabolè) sont les marques linguistiques de l’évolution d’une forme en gestation qui prend naissance dans les caractères différents des poètes et est affectée d’une évolution naturelle. C’est une croissance à la fois spontanée (les ébauches spontanées, traduites en général par le terme ambigu d’improvisation), interne à leur auteur (la nature de leur caractère bon ou mauvais, bas ou vulgaire) et qui s’extériorise peu à peu dans des formes reproductibles qui en viennent à constituer un genre. Cette pluralité dépasse le naturel ou le caractère d’un seul individu. Elle permet à Aristote de faire des conjectures sur les prédécesseurs d’Homère et de mettre en évidence des filiations à l’intérieur même des différents genres. Ainsi, les poèmes iambiques donnent naissance à la comédie, de même que les hymnes et l’épopée sont à l’origine de la tragédie. Une sorte de parenthèse précédant immédiatement le second passage que nous avons cité montre une autre généalogie : la tragédie est issue de « ceux qui menaient les dithyrambes » et la comédie des « chants phalliques 484 ». C’est cette notation historique incidente qu’utilisera Nietzsche, pour situer l’origine bachique de la tragédie par l’intermédiaire du dithyrambe. L’analyse nietzschéenne de l’origine de la tragédie est, par ailleurs, aux antipodes de celle d’Aristote puisque l’élaboration de l’intrigue (la composition, la poïesis) n’en constitue nullement le centre. Les deux auteurs se rejoignent pourtant sur un point qui est d’attribuer à la création poétique une origine naturelle que Nietzsche qualifie de pulsion naturelle alors qu’Aristote la qualifie simplement de « nature » ou de naturel. On pourrait d’ailleurs croire à un cercle dans le lexique d’Aristote puisque le genre constitué de la tragédie se fixe (« epaúsato ») et acquiert « sa nature propre ». Il faut cependant entendre le terme de nature,en cette seconde occurrence, pleinement du côté de l’art poétique, au sens d’essence, de définition, même si son utilisation renforce encore le parallèle entre l’art et la nature, suggérant que le principe de croissance des genres poétiques obéit à une évolution analogue à celle de la nature. Cela renvoie à l’idée fondamentale, aussi bien en biologie que dans les écrits techniques, selon laquelle les genres ont non seulement une origine naturelle, mais également une évolution semblable à celle des êtres naturels et qu’il ne s’agit nullement d’êtres purement conventionnels. Il y a une légitimité, voire une légalité naturelle, à la vie des genres et des formes poétiques.
On peut ainsi mettre en évidence la nature processuelle de la pensée d’Aristote autour de la constitution des formes artistiques dans La Poétique. Elle montre l’occurrence très précoce d’une pensée à la fois historique et conceptuelle et le lien entre une pensée biologique, naturelle et une pensée des formes et des divisions de l’activité artistique. De plus, ce qui est valable pour la constitution d’un genre, la tragédie, que par ailleurs Aristote compare à deux reprises au chapitre 7 à un être vivant 485 , peut valoir ou fournir les concepts pour une œuvre d’art singulière ou un artiste. La remontée à l’enfance mimétique de l’homme, l’évolution progressive, la division, selon le caractère et la constitution progressive d’un être vivant, caractérisé par un nom différent de genre (génos), montre que la réflexion critique et l’observation ne se portent pas d’emblée sur le résultat visé, mais sur le mode de constitution de l’œuvre. Les suffixes en –is des substantifs grecs utilisés par Aristote sont à cet égard remarquables : poïesis, mimésis, praxis. Ils mettent l’accent sur le devenir et non sur le résultat achevé, sur le processus de composition ou de constitution, plutôt que sur des formes déjà données. Le finalisme de cette philosophie et la priorité axiologique donnée à l’achèvement ne sont pas en ce sens contradictoires. La forme finale est un principe régulateur qui est premier dans l’ordre hiérarchique de la réflexion et des causes, elle permet de dire que la tragédie comme génos peut atteindre sa nature (phúsis) propre. Mais cette position hiérarchique libère la réflexion vers l’analyse du devenir (génèsis) et de sa potentialité (dúnamis). En un mot la primauté donnée, en droit, à l’acte sur la puissance permet de consacrer l’essentiel de la réflexion théorique à la manifestation de la puissance.
Ce passage (métabolè) est solidaire d’une philosophie et d’une analyse de la nature comme mouvement, permettant de constituer des catégories théoriques capables de rendre compte du mouvement et du changement sans trébucher sur les apories zénoniennes. C’est l’analyse des catégories du mouvement dans la nature qui fournit à Aristote la possibilité de proposer sa philosophie de l’espace et du temps au livre IV de La Physique. Le traité sur le temps permet en particulier de poser les difficultés liées aux contradictions entre la continuité temporelle et la discontinuité des unités de mesure du temps qui nous semblent fondatrices des possibilités de réflexion sur le temps, non seulement pour le temps physique mais pour le temps dramatique ou le temps tragique pour reprendre le titre de l’ouvrage de Victor Goldschmidt 486 . Ainsi, une philosophie de la totalité, un finalisme, comme celui d’Aristote permettent de penser le mouvement, l’évolution. Dans le cadre même de La Poétique, la catégorie physique du changement (metabasis, metabolè) est utilisée pour caractériser la nature progressive de la tragédie. L’ouvrage d’Aristote n’analyse donc pas seulement la formation de la tragédie. Les catégories d’évolution, de changement, de renversement, de transformation sont appliquées à la structure même de la tragédie, dans la mesure où le moment décisif de ce genre est compris comme passage, renversement, péripétie, passage du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur ou retournement de l’action en son sens contraire. Par exemple, la péripétie au début du chapitre 11 est définie comme appartenant à la catégorie du changement. Le cadre logique de ce changement est fixé par le couple vraisemblance/nécessité qui règle les principes de succession des événements dramatiques. Le lien causal est nécessaire et le vraisemblable recouvre la catégorie logique du possible.
La valeur subjective du temps dramatique nous semble avoir été conceptualisée, à ses plus hauts sommets, par Hegel, dans La Phénoménologie de l’esprit. Le passage de la catégorie de la substance à celle du sujet est un moyen de rendre compte de la mobilité du concept qui se déploie selon ce schéma qualitatif vivant. Les métaphores végétales de la croissance sont surabondantes dans La Phénoménologie et sont la marque du vitalisme de la philosophie hégélienne. Le concept est mouvement et il est vie. En ce sens, naissance, croissance, maturité, vieillesse, mort sont des catégories conceptuelles, logiques et dramatiques. On retrouve les voies ouvertes par le passage de La Poétique d’Aristote sur la naissance du genre tragique, la différence se situant dans l’opérateur du mouvement. Chez Hegel c’est la négation, le négatif, la contradiction. L’un des termes utilisés par Hegel dans la préface de la Phénoménologie, est aussi celui de médiation. La négation peut être comprise, en même temps, comme médiation, du fait de la nature du mouvement envisagé. Le remplacement de la catégorie de la substance par la subjectivité est solidaire de la notion de « Selbstbewegung » ou « auto-mouvement ». La négation du principe est le signe de la progression et de la réalisation de ce principe qui n’est d’abord que but, universel, principe qui doit tendre vers sa réalisation concrète, comme sujet. Bien sûr, ce que Hegel envisage appartient à une présentation ou une auto-présentation de la connaissance qui devient et se construit à partir du savoir absolu. Mais la forme de la présentation est un sommet de la pensée du devenir en général :
‘« Ce qui a été dit peut encore être exprimé de cette façon, la raison est l’opération conforme à un but. (…) Le résultat est ce qu’est le commencement parce que le commencement est but. (…) Le but actualisé, ou l’effectivement réel étant là, est mouvement, est un devenir procédant à son déploiement. » 487 ’Je vois une ouverture conceptuelle, dans la philosophie hégélienne, du côté de la nature du processus à l’œuvre dans les arts, de l’action qu’Aristote oppose à la narration. Le passage de la substance à la subjectivité semble être une évolution comparable à celle qui permet de passer de la notion d’œuvre à celle de processus en mouvement d’une œuvre inachevée, car ce trait n’est pas la simple marque d’une évolution du goût, mais la trace de l’impulsion subjective dans l’activité artistique.
Cette subjectivité n’est pourtant pas construite. Entrant dans le champ de la représentation, elle souligne les aspects auto-référentiels de celle-ci. On a ainsi le passage de la substance, du fondement, du principe, dans sa valeur métaphysique transcendante, immobile et éternelle, au sujet, comme progression, inquiétude, mouvement, négation, médiation, mouvement de soi-même, puis de ce sujet, compris comme Absolu en soi et pour soi, à l’Esprit. Il est essentiel, dans le cadre de la philosophie hégélienne, de bien comprendre cette subjectivité comme un principe de mouvement. Dans un autre cadre, celui des arts de la scène ou de la représentation en général, ce passage peut rendre compte de l’importance grandissante d’une psychologie de l’art ou d’une esthétique. Outre la solidarité entre le finalisme et le dynamisme, déjà présente chez Aristote, le passage par les catégories philosophiques de Hegel, qui sont parfois directement des catégories dramatiques, montre que les différents moments du processus sont en même temps des moments de développement du subjectif. La réflexion dramatique a donc en quelque manière à voir avec l’étude du mouvement et de la qualité. Il ne s’agit pas d’étude pure du mouvement, même si les catégories dynamiques et physiques sont, au moins métaphoriquement,transposées dans la dramaturgie et la psychologie : action/réaction, force, tension, etc, mais de l’étude du contenu d’un certain mouvement qui a lieu dans un opérateur dramatique, qu’il s’agisse de l’acteur, de l’œuvre littéraire, des supports matériels de la représentation ou même du cours des choses. Le changement dramatique existe par la nature des rapports qu’il entretient avec les autres composants temporels. Il s’inscrit par conséquent dans un rapport d’intensité avec ces autres moments. L’élément subjectif est essentiel. Le moment B peut être dramatique s’il introduit une rupture, un écart, une différence avec le moment A. Il convient donc de considérer dans cette catégorisation la « charge émotionnelle », l’intensité proprement dramatique, c’est à dire la quantité d’énergie produite. Le passage par la psychologie est possible et utile, il n’est cependant pas suffisant pour appréhender la valeur dynamique du processus dans le champ dramatique.
Ce détour philosophique peut nous montrer que la constitution d’une forme artistique (le genre pour Aristote) suit une progression naturelle, progressivement transformée en dramaturgie par le mouvement qui se fait jour dans le cours de l’action. En se composant celle-ci peut se renverser, le retournement étant l’essence de la composition tragique. La représentation (mimesis), d’abord comprise comme figurative, se compose selon une trame temporelle et logique. Les catégories dramaturgiques (évènement, retournement, nouement et dénouement, etc) sont temporelles, permettant de construire la continuité du temps (progression) et des discontinuités. La philosophie d’Aristote introduit ainsi à l’idée importante que la figuration peut se composer de façon dramaturgique. Chez Hegel, la drame devient le cours même de l’histoire et de l’histoire du sujet. Les catégories dramatiques (conflit, crise, évènement, par exemple) sont des instances logiques et historiques, c’est à partir de l’idéalisme que le sujet peut devenir un opérateur esthétique, créateur d’une temporalité, formation d’une conscience : ce pour quoi le sujet est affecté est cela même qui le fait agir.
Aristote, Poétique,1448b 20-23, c’est nous qui traduisons.
Poétique,1448b 20-23.
Poétique,1449a 12-16.
Poétique,1449a 10-11.
Poétique,1450 b 34 et 1451 a 3-4.
Victor Goldschmidt, Temps physique et temps tragique chez Aristote : commentaire sur le quatrième livre de la Physique 10-14 et sur la Poétique, Vrin, Paris, 1982.
Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, préface, traduction Jean Hyppolite, Paris, 1941, p. 20-21.