Processus artistique

Le modèle processuel en art passe, de façon quasi nécessaire, par le modèle vitaliste ou biologique et ce d’autant plus que le processus est envisagé dans son inachèvement, dans sa tension, dans l’effort déployé pour atteindre un but. Le mécanisme n’est en effet pas étranger au processus, comme répétition du même, réglage, structure programmée et reproductible, non susceptible de développement propre ou d’auto-adaptation. La machine peut servir au processus, en tant que celui-ci se développe dans le temps et en tant que la machine est garante de régularité et de précision. Mais la continuité sous-jacente du processus, dans sa progression, est toujours d’ordre vitaliste, sinon humaine. La pulsation de la vie est à l’arrière-plan de toute l’uniformité mécaniste parfois recherchée, affichée ou manifestée, dans les performances artistiques, quel que soit le médium utilisé. Il n’est rien de plus triste que de voir la machine arrêtée, celle-ci est faite pour être en état de marche, devant les yeux vivants et l’être mobile du spectateur, impliqué corporellement dans le processus inorganique qui se présente parfois à lui. Le glacial et l’uniforme sont ici le contrepoint nécessaire au pulsionnel, à l’incohérent, à l’angoisse ou à l’émotion, en somme à ces troubles ou affects qui sont attribués, au moins depuis le romantisme, à la création artistique 488 . L’idée de processus, comme parcours émotionnel, chaotique et heurté peut ainsi être attribuée au processus de création. C’est l’artiste qui hésite, se débat dans ses réflexions, ses repentirs, ses moments d’arrêt, de découragement, d’enthousiasme. Un tel portrait se lit par exemple à travers le personnage du peintre Claude dans L’Œuvre d’Emile Zola.Il est symptomatique que le portrait de Zola soit inséparable d’une conception socio-biologique de l’hérédité. L’idée, distillée à plusieurs reprises par Zola, étant que l’incapacité de Claude à achever ses tableaux est structurelle et pour ainsi dire congénitale, qu’elle est liée à son atavisme et renvoie à l’état de ses forces vitales. Seule la projection amoureuse permet, pour un temps et pour la toile Plein air, de contredire en partie cette fatalité biologique. Et encore, la toile et l’enfant de chair, nés de cette union, n’ont ils qu’une consistance instable et subissent-ils une fin douloureuse, reflet de cet état de faiblesse. La description du processus est inséparable, dans ce cas comme dans d’autres, d’un modèle vitaliste.

Le processus peut renvoyer à la perception, à la réception de l’œuvre, dans son aspect temporel et graduel. Que l’œuvre se déploie dans le temps ou bien que l’esprit et la sensibilité du spectateur se construisent dans le cours d’une temporalité, les accidents, les événements, indifférences, résistances, écueils et exultations dessinent un paysage heurté ou aplani, susceptible d’une véritable dramaturgie qui peut aller de la mort de Bergotte, devant le petit pan de mur jaune de La Vue de Delft de Vermeer, décrite par Proust dans La Prisonnière, aux retours lancinants de la mémoire, aux associations d’idées, à la rêverie, aux impressions et à tous les atermoiements possibles, dans le déroulement de l’œuvre d’art dans le temps.

C’est quelque chose de cette double dramaturgie organique que Nietzsche déploie dans La Naissance de la tragédie et les textes qui la préparent :

‘Mais le spectateur écoutait avec une ferveur analogue : sur lui aussi s’étendait une atmosphère de fête, inhabituelle, longtemps désirée. (…) L’âme de l’Athénien au contraire qui venait voir la tragédie aux grandes Dionysies, avait encore en elle quelque chose de l’élément d’où la tragédie est née. C’est l’instinct printanier qui s’épanche victorieusement, une violence, un délire qui confond les impressions ; c’est ce que tous les peuples naïfs et la nature entière connaissent à l’approche du printemps 489 .’

La question du processus se trouve ainsi inscrite dans le champ de l’histoire de l’art et dans celui de la philosophie comme développement et action de forces organiques, dans la mesure où il s’agit de rendre compte d’une évolution, de construire conceptuellement et logiquement cette évolution ou de la produire soi même par le processus artistique. Du côté des sciences historiques, marquées par les conséquences de la philosophie de l’histoire hégélienne, l’analyse de la temporalité et de la causalité historique s’est longtemps dite en termes organiques : origine (naissance), croissance et déclin. L’on pourrait ramener ces questions d’ordre général à celles-ci : 1. le processus est-il extérieur à sa description ? 2. Qu’y a-t-il de processuel dans notre pensée qui conditionne le discours sur l’action ?

Ces questions mettent l’accent sur les conditions d’observation du processus et sur le mécanisme de catégorisation. En ce sens, la représentation n’est pas un pur objet du monde, elle naît avec l’observation. L’action a partie liée avec la mise en mouvement du pouvoir catégorial de l’entendement. La créativité est à l’œuvre dans la décision spéculative, dans l’analyse théorique aussi bien que dans la mise en mouvement des autres facultés artistiques (sensibilité, imagination, techniques de représentation, corporéité, etc…). Il serait également bon de se demander si la notion d’événement n’est pas dans son extériorité irréductible, une catégorie ultime de la dramaticité ?

L’esthétique classique privilégie la notion d’œuvre et d’achèvement. On trouve toutefois chez celui qui est considéré comme le fondateur de cette théorie de l’œuvre, Aristote, une pensée du processus de développement, du passage entre la nature et l’art qui va de pair avec une pensée finaliste qui vise donc au résultat. La pensée du développement n’est donc pas une donnée récente ni l’apanage de l’ouverture et de l’inachèvement du résultat artistique. Elle porte en germe la finalité.

Le processus théâtral appartient à une classe de processus temporels où la théorie du temps utilisé (soit la dramaturgie) compte peut-être plus que l’objet de ce processus (les différents éléments de la représentation ou présentation théâtrale). L’observation du processus fait en quelque sorte partie intégrante de l’objet. On ne peut décrire un des éléments théâtraux (acteur, éléments matériels du spectacle, scénographie) en dehors d’un développement temporel. Le passage, la progression compte plus que l’état stable. Chez Aristote cela explique le rôle du processus de développement au sein d’une pensée de l’achèvement de l’œuvre. Certes, ce qui compte pour lui, ce n’est pas seulement l’action, le fait (pragma), mais sa représentation (mimésis). Cette dernière n’est pas stable et suit une progression qui est précisément l’art poétique, la composition des éléments, pour atteindre le but de la tragédie : bonheur ou plaisir, apaisement, catharsis.

Il s’agit donc de mouvement, de déplacement dans le temps, mais aussi de localisation et d’espace. Un des enjeux est de savoir où se situe le mouvement : devant (les yeux), autour de soi, dedans. En termes modernes, il s’agit de comprendre comment le sujet est impliqué dans le processus, quelles sont ses forces motrices, le mécanisme de ses réactions physiques et émotionnelles. Il convient d’établir l’enchaînement des différents éléments ou moments du processus : rapport de cause à effet, concomitance, hasard. Aristote définit ce rapport comme vraisemblable ou nécessaire. Il s’agit donc de définir la nature de l’enchaînement (physique, psychique, logique…), sa qualité (vitesse, rythme) et ses interactions éventuelles, le cadre dans lequel il se situe. Cela revient aussi à se prononcer sur la nature du mouvement, sur son caractère relatif, son rapport à des énoncés physiques et scientifiques. La dynamique ou les différentes théories de l’espace et du mouvement impliquent alors une transformation possible de la réflexion dramaturgique. Là encore, Aristote réalise la synthèse la plus éclairante dans la mesure où les écrits physiques peuvent être ajoutés au corpus dramaturgique de La Poétique.

Le processus peut être envisagé pour Stanislavski en tant que création, processus créateur. Ce processus, éminemment spatial et temporel en tant que tel, peut devenir émotionnel, physique, acoustique, sensoriel, etc. Cette action est alors comparée au processus organique de la nature. La mise au jour de la naturalité du processus ne fait que renforcer son aspect artistique. Sa spontanéité plus ou moins apparente est un gage d’authenticité. La représentation s’achève dans son effacement apparent lorsque l’émotion est directe et l’oubli des conditions de la mimésis réalisé. Le réalisme ou le naturalisme est un cas particulier de cette tendance puisque le processus artistique est totalement soumis à un principe vitaliste, où l’on perçoit la vie et non l’art. Lorsque la scission représentative est abolie, comme dans l’idéal réaliste de Stanislavski, ce qui apparaît est la vérité, l’unité et l’authenticité. Le fait esthétique visé (le processus créateur) a alors une valeur morale de vérité. C’est une vérité ou une fausseté, au point de vue éthique, mais aussi une justesse et une erreur de la pédagogie comme déploiement nécessaire à la manifestation de cette vérité. Le chemin qui mène à cette spontanéité est ainsi le moins naturel qui soit et rend possible chez Stanislavski une poétique et une pédagogie de l’acteur. La théorie qui est création conceptuelle vient alors contredire l’idéal esthétique de la continuité de la vie, car l’analyse, le concept et la construction sont par nature des entités discrètes. C’est pour remédier à cet inconvénient que ces concepts mêmes affectent ou prennent résolument l’apparence d’êtres en mouvement, d’un devenir qui cherche à se présenter lui-même comme processus.

Notes
488.

Rudolf Wittkower a contribué à faire la généalogie préromantique des affects de la création, à travers les catégories de bizarre, d’étrange ou d’hors norme du caractère ou de la biographie de l’artiste à l’humeur saturnienne, cf. Margot et Rudolf Wittkower, Les Enfants de Saturne, Paris, 1985.

489.

« Le drame musical grec » in : Nietzsche, Oeuvres, traduction Marc Crépon et Pascal David, Gallimard, Paris, 2000, pp. 139-140.