Images vitalistes chez Goethe et Stanislavski

C’est chez Goethe qu’il faut chercher esthétiquement la source vitaliste qui relie une pensée du processus comme transformation, métamorphose et prise de forme à un modèle de pensée du développement de l’esprit humain dans ses fonctions esthétiques. La thématique du processus organique vivant chez tous les esthéticiens de langue allemande, chez Dilthey, chez Fiedler emprunte à la morphologie gœthéenne 490 . C’est la notion de réalisme qui permet de faire le lien avec la théorie de Stanislavski et de comprendre par là même sa pleine dimension esthétique. La pensée morphologique de Goethe se développe sur la base de ses écrits littéraires, artistiques, des écrits de voyage (principalement le Voyage en Italie), mais c’est surtout dans les écrits botaniques, dans La Métamorphoses des plantes, qu’il convient d’en rechercher l’expression la plus complète et la plus vivante. Goethe, relatant son expérience d’herboriste, témoigne plaisamment du fait que trois figures ont exercé une action décisive sur sa vie : « pour l’instant, je reconnais qu’après Shakespeare et Spinoza, la plus grande action sur moi est venue de Linné » 491 . Lorsqu’il rend hommage au génie de Rousseau et à ses intuitions en faveur d’une « méthode plus graduelle et moins abstraite », il faut comprendre cette influence de Linné avant tout comme négative. Il s’agit de concevoir un autre système qui ne soit pas fondé sur la classification desséchante des organes, des éléments de la plante, mais qui puisse maintenir la logique organique qui les relie, le principe d’unité qui les compose.

‘« Les formes végétales qui nous entourent ne sont pas déterminées et fixées à l’origine ; bien plutôt leur a-t-il été donné dans leur opiniâtreté générique et spécifique une heureuse mobilité et plasticité afin qu’elles puissent s’adapter aux conditions si nombreuses qui agissent sur elles à la surface du globe, se former et se transformer en conséquence.» 492

Pour Goethe, il va de soi que cette plasticité, ce principe vivant de variation - la transformation - joue un rôle en esthétique. Et si le besoin « d’identifier les formations vivantes, d’appréhender en une totalité leurs composantes visibles, saisissables, de voir en elles ce par quoi s’exprime l’être intérieur, et ainsi de parvenir en quelque sorte à une vision d’ensemble» 493  est d’abord attribué à ce que ressent l’homme de science, Goethe ajoute laconiquement :

‘« Il n’est pas besoin d’exposer ici dans le détail combien ce désir de l’homme de science est proche de l’impulsion artistique et de l’instinct d’imitation.» 494

Il s’agit pour l’auteur de Weimar de faire tenir ensemble la science et la vie comme activité. La science d’une part, car Goethe se préoccupe de principes. Il faut retrouver la plante originaire, Urpflanz, qui désigne aussi, dans le processus de formation, le principe originaire de la croissance et des transformations. La vie d’autre part, car l’on sent bien que ce que saisit Goethe avec la botanique est un principe philosophique général qui concerne aussi bien l’animal, l’homme (et Goethe cherchera de même dans l’os intermaxillaire l’organe originel en anatomie humaine), la vie de l’âme et le devenir des productions humaines :

‘« Toute réalité vivante est non pas un élément unique, mais une multiplicité ; même dans la mesure où elle nous apparaît comme un individu, elle reste néanmoins une réunion d’entités vivantes autonomes qui, quant à l’idée, à la tendance sont identiques, mais quant à l’apparence peuvent devenir identiques ou semblables, non identiques ou dissemblables. Ces entités sont en partie reliées entre elles dès l’origine, et en partie se trouvent et se réunissent. Elles s’opposent et se cherchent à nouveau, et engendrent ainsi une production infinie, de toutes les manières et dans toutes les directions.» 495  ’

L’idée est celle d’une unité originaire et d’un processus complexe de croissance et de transformation. On peut certes déceler là une des origines de l’image célèbre de la dialectique hégélienne, telle qu’elle figure dans la Préface de La Phénoménologie de l’esprit qui articule négativement le bourgeon, la fleur et le fruit, dans une progression dialectique. Pour Goethe, les divers éléments de la plante : feuilles, calice, corolle, étamines se forment successivement et semblent naître les uns des autres dans un parcours temporel complexe qui va du cœur de la graine, les cotylédons, au fruit selon des degrés successifs. L’analogie de la croissance végétale avec le processus théâtral se retrouve là encore chez Stanislavski dans le chapitre XV du Travail de l’acteur sur soi I qui traite du concept-clé de surobjectif et d’action continue, par rapport à une proposition esthétique qui pourrait aisément apparaître comme finaliste :

‘« la plante entière pousse à partir d’une graine, de même l’œuvre de l’auteur pousse à partir d’une pensée ou d’un sentiment particulier de l’écrivain. » 496

C’est à partir de cette graine du rôle que l’acteur doit concevoir son propre processus artistique et créateur, la ligne continue de l’action qui passe au travers de son jeu étant précisément le développement de cette graine initiale. On connaît la fortune de cette notion de graine – zerno – non seulement dans l’œuvre de Stanislavski, mais dans tout le devenir du Système. L’inscription de Stanislavski dans une philosophie du processus vivant y est pour beaucoup.

La lecture de Goethe ou d’autres pensées du processus peut ainsi aider à comprendre la nature spirituelle de cette transformation. Si pour l’auteur de La Métamorphose des plantes les différentes étapes du processus de transformation organisent la formation de la plante, il définit clairement au paragraphe 6 de La Métamorphose de 1790, la nature de ce processus :

‘« Nous pouvons dire de la métamorphose régulière qu’elle est progressive ; car c’est elle qui, depuis les cotylédons jusqu’à l’ultime formation, le fruit, se révèle constamment agissante par degrés successifs, et qui, transformant une forme en une autre comme en gravissant une échelle spirituelle, s’élève jusqu’à ce sommet de la nature qu’est la reproduction par deux sexes.» 497  ’

L’image spirituelle de l’échelle, qu’il s’agisse de celle de Jacob ou de saint Jean Climaque, montre clairement la nature intérieure de cette formation de la vie. Ce devenir peut être compris comme jeu, travail du metteur en scène, du pédagogue ou du théoricien qui donne naissance au système mouvant, au sens où la croissance organique sert aussi de modèle à son développement. Le thème de la reproduction de la vie, comme motif spirituel de la création du rôle, se retrouve aussi chez Stanislavski dans la structure de l’œuvre inachevée du Travail sur le rôle. Dans les matériaux de ce livre, rassemblés pour la pièce Le Malheur d’avoir de l’esprit entre 1916 et 1920, sont distingués trois périodes de création du rôle : la connaissance (poznavanie), l’émotion vivante (pereživanie), l’incarnation (voploščenie). Le premier moment est celui de la rencontre, Stanislavski écrit que « les premières impressions sont des semences. » 498 Mais :

‘« si la première période de connaissance peut être comparée à la première rencontre, la séduction et la demande en mariage de deux amoureux, le second moment, celui de la vie éprouvée, tend de lui-même à être comparé au moment de l’union, de la fécondation, de la conception et de la formation [obrazovanie] de l’embryon. » 499

Ce dernier terme - plod - signifie aussi le fruit de l’arbre. Quant à la troisième période voilà ce qu’en dit Stanislavski :

‘« si la première période, celle de la connaissance, est comparable à la rencontre de deux futurs amoureux qui font connaissance, si la seconde période est comparable à l’union et à la conception, la troisième période peut être comparée à la naissance et à la croissance d’un jeune être.» 500

La deuxième et la troisième période sont distinguées comme croissance interne et comme croissance externe. La vie organique du rôle apparaît dans toute sa dynamique si l’on retrouve le sens de ce réseau métaphorique et conceptuel, qui n’est autre qu’un concept en mouvement donnant naissance au système même.

Ce passage par les sciences de l’esprit, actives dans l’esthétique et la philosophie allemande, permet de mettre en évidence les sources esthétiques du vitalisme et du spiritualisme stanislavskiens. Il peut aider, sans doute, à concevoir la véritable nature de ce réalisme qui, sans renoncer aux faits, aux lois, à la science et à l’expérience incarne une théorie, une pratique et une tradition théâtrale du côté de la vie sur scène, de la manifestation de la vie dans l’art, conçue également par Stanislavski comme une vie de l’esprit. De l’appréciation des faits, de la subjectivité de l’émotion, du sentiment, de la mémoire naissent les impulsions qui conduisent à l’action, les manifestations scéniques de la vie de l’esprit de l’acteur en acte étant conçues comme les seules sources du théâtre. L’unité organique du processus rend sans doute compte de la complémentarité qui existe entre la « vie de l’esprit humain du rôle » et de la pièce qui correspond au processus de la vie émotionnelle éprouvée, alors que le processus créateur de l’incarnation met l’accent sur la « vie du corps humain ». Cette dichotomie entre la vie éprouvée et l’incarnation, avatar du problème corps-esprit dans l’histoire de la philosophie moderne, est une tension qui traverse toute l’œuvre et rend compte de ses lignes d’évolution, de ses divisions qui tendent à formuler sans cesse un même problème.

Ces questions épistémologiques peuvent-elles trouver leur répondant sinon leur réponse, dans cet objet particulier des arts de la représentation et de l’action qu’est le jeu d’un acteur sur scène ? Si cette action ressortit à la classe des processus et peut être analysée comme telle, alors elle peut se nourrir des apports des différentes pensées du processus et à son tour permettre de ressaisir, à sa manière, les différents types de mouvements temporels. L’on peut ainsi rendre compte de la présence de tout un champ conceptuel dans le discours sur l’art et singulièrement dans celui sur l’acteur. Je citerai quelques termes : origine, développement, mouvement, amorce, jaillissement, naissance, impulsion, ordre, ordonnancement, organisation, structure, cohérence, ensemble, régularité, répétition, symétrie, rythme, élaboration, rigidité, entente, loi interne, système et, à l’inverse, division, désorganisation, déstructuration, fin du processus, arrêt, repos, calme, succession rythmique, variation, refus, blocage, matière, rigidité, division, analyse, élément d’un ensemble, effort interne et externe, processus préparatoire, maturation, etc. Ces termes ont des origines et des usages divers : physique, psychologie, mathématique, architecture, musique, morale, philosophie politique, biologie. La sphère psychophysique, pour reprendre le terme utilisé par Stanislavski, offre un intérêt tout particulier par rapport à trois questions fondamentales : 1. Peut-on contrôler un processus ? 2. Peut-on le décrire ? 3. Peut-on le créer ?

Tout le sens du système est de fournir des éléments descriptifs et explicatifs au jeu de l’acteur, de produire des catégories esthétiques et de nommer les différents moments de la création. Tout cet ensemble n’a cessé d’être organisé et ramifié par Stanislavski, par ses auxiliaires dans ce travail, puis par ses éditeurs et encore plus par les metteurs en scène de langue russe ou par ceux qui ont utilisé de près le système dans leur pratique. La terminologie s’est parfois fossilisée, stratifiée, enrichie, ou développée. Stanislavski l’a durant trente ans changée lui-même, mis en avant certains termes, estompé d’autres. La pratique se codifie ainsi en une langue qui permet de désigner la temporalité particulière de l’expérience théâtrale dans la pédagogie, principalement, mais aussi dans le contexte de répétitions d’un spectacle.

Le système devient alors une dramaturgie à part entière, se structurant en grandes notions, en évolutions, en étapes qui parfois s’anticipent ou se retardent. Souvent Tortsov affirme que les élèves comprendront plus tard le sens de ses paroles quand tous les éléments, ou une partie d’entre eux, seront assimilés. Parfois aussi il se laisse entraîner, confond la chronologie, révèle quelque chose de l’incarnation scénique durant la première année consacrée à la vie éprouvée ou parle par anticipation du rôle lors de la seconde année. La systématicité est heurtée par des accidents, des interventions d’élèves, surtout Govorkov, l’éternel contradicteur, par la maladie de Nazvanov ou de Tortsov. La monotonie aussi semble balayer ces jours avec la reprise incessante des mêmes études, des mêmes exercices. La temporalité du processus se glisse donc dans toutes les mailles du système. Elle informe en premier lieu la catégorie d’image que nous avons vue sous sa forme vivante et développée.

Notes
490.

Il me faut ici encore remercier Danièle Cohn dont le séminaire sur la forme m’a permis de découvrir de l’intérieur toutes ces thématiques.

491.

« Histoire de mes idées en botanique » in : Goethe, La Métamorphose des plantes et autres écrits botaniques, traduction Henriette Bideau, Paris, 1992, p. 90.

492.

Ibidem, p. 101.

493.

« Formation et transformation des êtres organiques », Ibidem, p. 76.

494.

Ibidem.

495.

Ibidem, p. 77.

496.

“Le surobjectif. L’action transversale”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 332.

497.

Ibidem, p. 110.

498.

Travail sur le rôle [Du malheur d’avoir de l’esprit, 1916-1920], Stanislavski, 1954-1961, IV, p. 67.

499.

Ibidem, p. 110.

500.

Ibidem, p. 161.