Chapitre 2 : Usages du temps

Le cliché (štamp)

L’image vivante prend possession de la vie de l’acteur, se créant en lui. Mais à l’autre extrémité, l’absence de création authentique est désignée par le cliché – šablon ou plus souvent štamp. Le terme évoque littéralement le tampon, comme marque indélébile qui s’imprime définitivement sur l’acteur, ne lui laissant plus d’espace de vie. Le cliché se confond souvent, sous la plume de Stanislavski, avec la convention – uslovnost’. Dans l’économie de ses catégories esthétiques, le cliché correspond à l’artisanat, au métier :

‘« Le cliché, réchauffé par l’émotion de l’acteur, qui s’exerce et s’élabore comme n’importe quel procédé extérieur du métier [remeslo] forme un spectacle intéressant sur scène.
C’est avec cette imitation [poddelka] du sentiment et de la création que les artisans veulent nourrir le public. » 501

Le cliché n’est donc pas un art et l’affaire semble entendue. Mais les catégories négatives sont en esthétique aussi importantes que les catégories positives. Le bezobraznoe – le laid, littéralement ce qui est sans image, n’en continue pas moins d’interroger la figuration. On a vu que c’était l’effacement des traits qui permettait à Nazvanov de révéler la figure scénique qu’il cherchait à l’intérieur de lui et qu’alors le procédé devenait authentique. Le cliché ressortit au registre figuratif et donne une valeur paradoxale à l’image. Définissant l’artisan-acteur qui s’oppose à l’acteur-artiste, créateur de l’image scénique, Stanislavski met l’artisan du côté du figural :

‘« Il [ = l’artisan] ne sait pas regarder dans l’âme, il ne sait pas sentir le rôle, il n’a pas d’opinion propre en psychologie. Il tend directement et simplement à l’incarnation scénique [voploščenie] du rôle et à agir sur le spectateur [vozdejstvie], c’est-à-dire qu’il tend au résultat final de la création et atteint son but défiguré [izurodovonnoe] à l’aide d’une technique figurative purement propre à l’acteur.
C’est une technique qui consiste à rapporter le rôle, selon des clichés fixés, ravivés par l’émotion de l’acteur.
C’est une expérience de la vie éprouvée dans les muscles [myšečnoe pereživanie]. » 502

Le cliché est clairement une expérience figurative, il agit par l’image, la figuration corporelle, non vécue par l’âme, et par l’intégrité psychophysique de l’acteur. On pourrait dire qu’il représente, et izobraženie est bien l’un des noms de l’image se rapportant à une image plus plate, moins profonde que l’obraz. Ce dernier est figure et forme, avec une diversité de plans. L’origine initiale du terme est religieuse, c’est le nom courant pour désigner l’icône. Il suppose toujours une maturation, une structuration, une formation, voire une éducation. Le russe comme l’allemand, avec la Bildung, connaît la polysémie du terme français formation. Alors que l’image comme izobraženie appartient au domaine du reflet ou de la projection. Cette figuration est elle-même plastique mais, si elle connaît le pereživanie, la vie éprouvée, celle-ci est purement musculaire, sans intériorité, ni intégrité corporelle puisque la forme est déformée, monstrueuse.

Surtout le cliché fonctionne comme un raccourci temporel. Il ne laisse pas à l’image le temps de mûrir et c’est une sorte de mécanisme esthétique. C’est le refus, par le cliché et le métier artisanal, du processus, au nom du résultat, une sorte de dialectique au développement arrêté qui voudrait obtenir l’Absolu sans le travail du négatif, sans croissance ni obstacles. La forme vivante ne peut donc se réduire à une image à deux dimensions, plate et immédiate, à un instantané. L’improvisation est un élément du travail, selon le principe de l’étude, dans la forme consacrée par le théâtre russe. Mais pour Stanislavski, et en général pour ses élèves, elle n’est pas une fin en soi. L’ébauche est un moment de la création de l’image finale et le tableau le résultat d’une longue épreuve, comme pour le peintre Ivanov qui peignit pendant vingt ans son chef d’œuvre et conçut pour lui des centaines d’esquisses.

La métamorphose est donc une capacité figurative de l’acteur et l’on ne peut considérer que la simple intensité de l’émotion forme le rôle. On rentre sinon dans la catégorie du jeu avec les tripes – nutro :

‘« J’appelle qualités expressives [de l’acteur] le matériau par lequel l’acteur transmet ses sensations, ses pensées et son tempérament : ses yeux, son visage, sa voix, ses mouvements, sa démarche.
On ne peut les mépriser, comme le font beaucoup de partisans du « jeu avec les tripes » [nutro]. Ces qualités pour un acteur sont la même chose que le marbre pour un sculpteur, les couleurs pour un peintre ou l’instrument pour le musicien. » 503

La reconnaissance de la forme extérieure ne va pas sans un renversement possible de ces catégories. La nécessité de donner un corps à l’expérience éprouvée de la vie de l’âme conduit Stanislavski à rajouter un second volume au Travail de l’acteur sur soi pour traiter de l’incarnation scénique. L’acteur est donc une sorte de peintre ou de sculpteur, il doit « rendre visible la vie créatrice invisible de l’acteur » 504 . Mais en même temps la propension figurative en elle-même, sans l’expérience temporelle et affective, donne une forme vide. Copier un modèle extérieur, c’est tuer la forme et non lui donner naissance. Le risque est alors celui de la trafaretnost’, une technique de copie mécanique, comme celle du patron pour la couture ou du pochoir pour la peinture. Le trafaret permet de reporter le dessin d’une surface à une autre, une sorte de décalque, de reproduction infinie, comme celle des acteurs qui jouent des centaines de rôles, jouant en fait toujours la même chose. La logique du cliché est celle d’une reproduction mécanique à l’infini, à l’identique, comme ce jeu « en général » dont Stanislavski déplore qu’il soit la réalité de dizaines de milliers de théâtres dans le monde. La formation de l’acteur dans l’image suppose donc un développement dans le sens de la profondeur et un saut qualitatif du vivant au mort :

‘« On reconnaît que notre art est figuratif [izobrazitel’noe] ou imagé [obraznoe]. Vous donnez la figuration du sentiment, mais pas le sentiment lui-même. Vous dessinez l’image [obraz], mais ne renaissez pas en elle.’ ‘C’est un art très respectable, très ancien et très beau. Je le respecte, mais je n’ai pu lui consacrer ma vie. Il ne mérite pas de tels sacrifices. ’ ‘Personnellement, je m’intéresse seulement à l’art de la vie éprouvée [pereživanie]. Il ne figure pas [izobražaet], mais donne naissance [poroždaet] à un sentiment véritable et à une véritable figure [obraz]. » 505

Les notes de Stanislavski montrent que la conception des clichés est au cœur de la formation du système, comme nouveau principe de figuration. Durant les répétitions de Un Mois à la campagne de Tourgueniev en 1909, il décrit précisément les clichés des principaux acteurs. Ces clichés sont souvent sonores autant que visuels. Ils passent par des gestes qui s’opposent pour lui à l’action et par des étirements de sonorités, des redoublements de consonnes pour marquer affectivement la nature d’un mot. Le cliché se manifeste aussi par des pauses significatives, des mouvements de la bouche ou des yeux. Analysant une scène du quatrième acte de la pièce de Tourgueniev, Stanislavski la divise en six fragments, aux objectifs fort distincts, marqués par la diversité – mnogoobrazie, qu’il numérote par des lettres :

‘« L’expérience éprouvée [pereživanie] dramatique est un tout composite. Les parties ne doivent pas être composées du drame lui-même. On peut l’expliquer par cette formule. Supposons que nous désignions la scène dramatique, comme le tout d’un ensemble, par la lettre O.
a + b + c + d + e + f + g = O
Koreneva [l’interprète du rôle de Véra dans la pièce de Tourgueniev], comme toujours et comme le font toutes les actrices a fait la chose suivante. Elle a éprouvé de façon juste la vie de tous les morceaux séparés, mais les a tous imbibés de drame. Cela a donné un drame continu. Exactement comme si un tableau finement dessiné était recouvert d’une épaisse couche de laque noire qui fait que l’on ne voit rien, en dehors de ce noir général.
Cela a donné la formule suivante :
O + O + O + O + O + O = O
Pourtant, chaque partie du tout ne peut être égale au tout lui-même qui est composé de ces parties. » 506

L’extrait de Stanislavski est éclairant sur plus d’un point. Il montre qu’en 1909 Stanislavski est pleinement conscient de son ambition systématique. Il cherche à mettre en œuvre son système, coûte que coûte, et la recherche intense d’une issue est créatrice et douloureuse :

‘« Il y avait longtemps que je n’avais ressenti de tels tourments, un tel désespoir et une telle perte d’énergie (depuis l’époque du Drame de la vie et de La Vie d’un homme). » 507

Il parvient même, un court moment, à convaincre une actrice aussi récalcitrante qu’Olga Knipper du bien-fondé de son système. Elle parvient à une plus grande « simplicité » et même à « fixer le dessin intérieur » 508 . La mention des mises en scène de 1907 dont les prémisses remontent à l’expérience du Théâtre-Studio et à la dramaturgie symboliste n’est pas anodine. Comme au moment de ces recherches intenses, les métaphores figuratives et plastiques se multiplient, à un autre niveau, pour saisir les particularités expressives de l’acteur. La diversité des tons picturaux continue de définir l’image dramatique, comme création de l’acteur. La monotonie crée le cliché durable d’une action uniforme qui efface le dessin et ne tient plus la ligne. Le carré noir qui en résulte, s’il est prévu dans l’histoire de la peinture à quelques années d’intervalle, dans l’entreprise suprématiste, pour un surcroît d’expressivité, n’est pas le gage d’une visibilité pour le jeu de Koreneva dans la pièce de Tourgueniev. Le tableau n’apparaît pas, en raison de cette uniformité de touche, quand les sensations internes de l’actrice sont ramenées à un temps unique.

Il est clair que l’image ne peut exister dans sa simple immédiateté, comme apparition persistante et identique. D’un côté, une image qui dure sans changer reste semblable et cette fixité ne peut se trouver du côté du processus qui est changement et variété (mnogoobrazie) de traits. D’un autre côté, l’image ne peut exister que temporellement, dans la constitution d’une expérience psychologique dramatique. Il convient donc pour Stanislavski de déporter l’image vers la temporalité d’une expérience, le critère de cette expérience étant précisément la dramaturgie, c’est-à-dire les modalités de constitution de l’image comprise comme succession. Un rapport s’établit dans la psychologie de l’acteur entre l’immédiateté et la pauvreté du contenu émotionnel. C’est en ce sens qu’une image scénique qui n’a pas d’épaisseur temporelle est une image qui n’a pas été éprouvée par l’acteur : comme si les étapes temporelles du processus pouvaient ne pas être entièrement vécues.

Il est possible de comprendre le processus du pereživanie comme un processus temporel.

Il s’agit de passer au travers d’une expérience de la vie, et de vivre avec l’image pour pouvoir la constituer. Un tel processus ne saurait être immédiat et satisfaire une attente de résultat instantané. Car ce qui se présente d’abord à la conscience de l’acteur est souvent de l’ordre du cliché, transformé en une image à combustion rapide qui épuise la psychologie et les capacités représentatives. Une telle image est constituée rapidement, pour l’extérieur : elle n’évolue pas. Si la forme est le résultat d’un travail, d’une élaboration psychique et artistique initiale, nous nous situons dans l’art de la représentation. Si l’acteur saisit au vol les clichés immémoriaux de la scène, nous sommes alors dans le domaine de l’artisanat et des clichés 509 . La lecture de l’image conduit donc à un questionnement sur la figuration temporelle de l’acteur et du metteur en scène pour saisir la nature de cette esthétique.

Notes
501.

Leçon du 15 mars 1911, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 162.

502.

Ibid., p. 163.

503.

Début de saison, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 79.

504.

“Passage à l’incarnation scénique”, Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 28

505.

Notes artistiques, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 79.

506.

Ibid., p. 480.

507.

Un Mois à la campagne. Brève histoire de la mise en scène. Pour information et pour servir de leçon”, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 505.

508.

Ibid., p. 503.

509.

Voir le tableau récapitulatif des directions artistiques à la fin de la première partie.