Temporalités au théâtre

Les valeurs d’image que l’on peut rencontrer dans le système, pour nombreuses et variées qu’elles soient, n’en reposent pas moins sur un cercle de problèmes, fondés sur l’opposition entre le processus et le résultat, compris comme cliché et raccourci temporel. La constitution de l’image et la condition du pereživanie sont une expérience temporelle qui conjugue sincérité et plénitude de l’engagement émotionnel qui n’est possible qu’en s’inscrivant dans le temps. Dans le parcours même de Stanislavski, la question du temps est essentielle. Il ne cesse de réclamer du temps, de se plaindre d’être assailli par les contraintes et exige finalement de n’être limité par aucune contrainte en ce domaine, ce qui ne sera bien sûr pas toujours le cas.

Néanmoins, le changement objectif, dans la méthodologie dramatique, peut d’abord être compris quantitativement. L’on passe d’un théâtre de quatre, cinq ou six répétitions à un théâtre de deux cents répétitions. Le problème de la répétition, de la reprise temporelle, de la quantité de temps domine ses préoccupations. Comment jouer un rôle deux cents fois ? Comment l’acteur peut-il créer ? Il est nécessaire que l’acteur ne soit plus pris par des impératifs de production massive :

‘« On tolère que les acteurs de province soient contraints de jouer de cent cinquante à deux cents fois par an. Si surgit un théâtre qui donne trois pièces par an, employant de cinquante à cent répétitions pour chacune d’entre elles, pour beaucoup de gens, cela semble étonnant, inouï et inutile. On attribue souvent une telle quantité de répétitions, soit au pouvoir despotique du metteur en scène qui étouffe l’inspiration des pauvres acteurs, soit à la médiocrité des acteurs qui ont besoin d’une telle quantité de répétitions. » 510

La rapidité de succession des rôles contredit la logique du processus alors que commencer à vivre avec l’image-personnage demande du temps pour la maturation du rôle et pour s’y habituer. Si toutes les pensées, les sensations et les mots du rôle doivent pouvoir être dits par l’acteur en son nom propre, il y faut une épaisseur de vie :

‘« Pour commencer à vivre des sentiments étrangers à l’acteur et des mouvements, des manières, une façon de parler, une mimique et d’autres habitudes musculaires qui ne lui appartiennent pas en propre, pour se métamorphoser et s’incarner dans une image étrangère, aussi fine et complexe que Hamlet, il faut du temps et une habitude énorme à l’égard de sa création, ne serait-ce que parce que l’art de l’acteur est public, c’est-à-dire qu’il s’accomplit dans des conditions difficiles alors que le matériau de l’acteur, c’est-à-dire son corps, ses muscles ne peuvent se prêter à la violence sans qu’il s’ensuive de graves conséquences et qu’ils exigent au contraire un exercice progressif et systématique pour chaque rôle en particulier (…) On peut modeler ou remplacer la terre glaise, on peut effacer une couleur et en étaler une autre, mais on ne peut qu’adapter le corps et les muscles ou leur apprendre les mouvements indispensables. De plus, le peintre ou l’écrivain ne dépend que de lui-même alors que l’acteur dépend de toute une corporation et d’un ensemble qui demandent du temps pour établir l’harmonie. » 511

La figuration de l’acteur s’opère sur l’action, matériau rendu tangible dans son corps et dans son âme. Le principe et la matière de l’action sont réunis en un même point ce qui aiguise toute la psychologie du créateur qui devient la poétique de son art. Le processus est une adaptation psychique, faite de patience et de prise en compte des mobiles de la création. Stanislavski rêve d’un théâtre entièrement renouvelé où même le public prendrait du temps pour se consacrer à l’art de l’acteur en « allant voir la pièce mise en scène, non pas une, mais cinq, dix fois » 512 . Les personnages deviennent réels, comme des amis.

C’est ce rêve qu’il considère avoir été éprouvé par les spectateurs du Théâtre d’Art qui reviennent voir les pièces de Tchekhov sur une période de vingt années, comme s’ils rendaient visite aux trois sœurs ou à oncle Vania. D’une certaine façon, c’est sa propre expérience d’acteur, lui qui joue un rôle pendant vingt-cinq ans, jusqu’à la mort, au sens quasi physique qui a failli coûter la vie à Stanislavski. A la fin du premier acte des Trois sœurs, représenté pour les trente ans du Théâtre d’Art en 1928, Stanislavski s’effondre dans le rôle de Verchinine en sortant de scène. Il vivra encore dix ans pour écrire le système, enseigner, concevoir mais plus pour jouer sur scène. La première de la pièce ayant eu lieu en 1901, ce sont vingt-sept ans d’interprétation du rôle avec ses difficultés, mais aussi ses évolutions intérieures. Jusqu’à la fin de sa vie, Stanislavski continue d’éprouver intérieurement le rôle d’Othello, comme en témoigne Maria Knebel qui le décrit déclamant un monologue lors de l’une de ses dernières séances de répétitions en au Studio d’Opéra et de Drame 513 . Stanislavski peut à bon droit affirmer :

‘« La grande majorité des acteurs et des théâtres ne connaît absolument pas un tel travail, elle ne connaît donc pas non plus la nécessité de deux cents répétitions pour une seule pièce. » 514

C’est bien le rôle central de l’école du pereživanie que de savoir comment un même rôle peut être éprouvé plusieurs fois et même à chaque fois. Comment le rôle peut-il vivre, non seulement après les répétitions, dans les spectacles présentés au public, mais après la quatrième ou la cinquième représentation ? Comment la temporalité même du processus peut-elle aider à constituer la variété expressive du rôle ? C’est bien pour cela que le système est une psychologie de la création et non un manuel pratique de jeu :

‘« Mon système. (extrait d’une lettre à Leonidov, octobre 1910). Il ne suffit pas à l’acteur d’obtenir la vie éprouvée de sentiments vivants. Il faut savoir les conserver, les purifier des saletés inutiles, les rafraîchir, ayant en vue les cinquante ou soixante spectacles à venir. » 515

La communication entre l’acteur et le rôle doit être un processus continu.

Notes
510.

Notes artistiques, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 1, p. 497.

511.

Ibid., p. 498.

512.

Ibid., p. 499.

513.

Knebel, 2006, p. 186-189.

514.

Notes artistiques, op. cit., p. 499.

515.

Notes artistiques, op. cit., p. 524.