Le temps comme instrument, le tempo-rythme

L’objectif est de comprendre et de développer les impulsions créatrices de l’acteur, sans cesse en proie aux embûches, de suivre le cours de son imagination créatrice, de ses impulsions à l’action. C’est ainsi que les opérations préparatoires à la constitution du rôle et à l’organicité du jeu manipulent l’espace et le temps. Il s’agit de déplacer l’espace, les conditions, l’heure du jour et de la nuit, l’époque. Les opérations avec les circonstances proposées visent toutes à produire un effet sur l’acteur. En ce sens, elles ne sont pas réalistes. Le cours de Tortsov peut être transporté de trois heures de l’après-midi à trois heures du matin, de Moscou en Crimée, ou l’acteur Choustov, transformé en arbre, peut s’imaginer au Moyen-Age. Les circonstances sont des conditions d’existence qui ne valent que si elles trouvent un écho dans la conscience ou le subconscient de l’acteur. Si la fiction est capable de susciter son désir et son plaisir, c’est-à-dire là encore un prolongement temporel de l’image, l’acteur peut se déporter dans une autre saison, une autre époque, un autre lieu, c’est-à-dire qu’il devient consciemment son propre metteur en scène pour composer ou se laisser impressionner par une humeur – nastroenie :

‘« Je vous donne encore un autre « comme si » : l’heure de la journée, cette pièce, notre école, la leçon restent, mais tout est transporté de Moscou en Crimée, c’est-à-dire que l’on change le lieu de l’action. Là où il y a la rue Dmitrovka, il y a la mer où vous vous baignerez après le cours. Vous me demanderez, comment nous sommes-nous retrouvés dans le sud ? Justifiez-le par des circonstances proposées, la fiction de l’imagination qui vous plaira. Peut-être sommes-nous partis en Crimée pour une tournée et que nous n’avons pas interrompu là-bas nos cours d’école systématiques ? Justifiez différents moments de cette vie imaginaire, en conformité avec les « comme si » que vous avez introduits et vous obtiendrez une nouvelle série d’occasion pour exercer votre imagination. » 516

La mise en série des images pour la vie scénique est l’essentiel de ce travail de décalage dans le temps. Il s’agit toujours, comme pour le metteur en scène, de ne pas se contenter de voir ce qu’il y a dans les mots, un niveau unique de signification et de compréhension, mais de sentir, construire, voir une autre vie sous les mots :

‘« Il faut jouer non les mots du rôle, mais les sentiments et les pensées qui sont cachés de façon invisible derrière les mots. Malheur aux mots appris par cœur qui anticipent la pensée. Malheur à l’exposé des pensées qui anticipe le développement de la pensée, lui qui donne naissance à cette pensée elle-même, ce sentiment qui est l’essence ou la racine de la pensée » 517

Cette vie psychologique se construit par des mécanismes de décrochements temporels, de ralentissement et d’accélération qui sont la marque même de la vie, comme en témoigne le chapitre sur le « tempo-rythme » qui contient plusieurs notations figuratives intéressantes. Les battements des métronomes, utilisés par Tortsov dans ses exercices, ressortissent bien sûr directement à une sensibilité musicale. Ce sont les exercices que Stanislavski lui-même pratiquait et faisait pratiquer à ses acteurs, comme l’attestent, par exemple ces notes de l’acteur Georgi Kristi :

‘« Lors d’une répétition, (le 20 mars [1933]), on apporta même des métronomes qui battaient des tempos différents et ce qui fut proposé aux acteurs, c’est d’agir et de parler, avec ces métronomes comme souffleurs. Afin de relever le rythme distendu de la scène. Stanislavski exigeait d’accomplir un grand nombre d’actions différentes dans un temps limité, en projetant, de façon instantanée, l’attention des acteurs d’un objet à un autre, en les obligeant à parcourir la pièce en tout sens, à compter tous les oiseaux représentés sur le plafond de son bureau, à résoudre à toute vitesse des problèmes de calcul arithmétique, etc. Il obligeait chacun à être le chef d’orchestre de son propre rythme intérieur dans telle ou telle scène, à le transférer sur ses yeux, les doigts de ses mains et même ses doigts de pieds. Ce genre d’exercices que K.S. lui-même exécutait avec brio était le plus souvent un moyen d’accorder son instrument [nastrojka] avant le début des répétitions dans le but de mettre les acteurs dans un état de pleine forme active. » 518

Le tempo-rythme est ce moyen extérieur de susciter la plasticité de l’action intérieure. Les tacts sont la mesure du temps, mais ils sont utilisés surtout comme mesure de l’action et comment moyen de rendre plastique la parole de l’acteur. L’image ne peut donc fonctionner pour elle-même, comme un instantané non vécu, elle deviendrait alors cliché, illustration ou figuration en un sens purement péjoratif. Les sentiments ont besoin de temps pour se développer, s’affirmer, faute de quoi l’acteur joue le résultat instantané, faisant semblant de vivre le sentiment sans lui laisser le temps de se développer dans sa variété, ses nuances inattendues :

‘« Si ce sentiment se rapporte aux sentiments tristes, par exemple la jalousie, l’acteur oublie le plus important, c’est-à-dire l’approfondissement en soi et la concentration, pour ne s’occuper que de caractériser, dans cette phrase, le sentiment lui-même, c’est-à-dire la jalousie. Il essaiera de jouer sur ces mots le jaloux, c’est-à-dire qu’il prendra un visage triste avec les sourcils baissés et froncés, peut-être, dans le pire des cas, ses pupilles brilleront-elles et essaiera-t-il d’illustrer la phrase par de la haine envers la femme adultère ou la femme qu’il aime ou par la souffrance de l’homme trahi et offensé. C’est ainsi qu’il est convenu de figurer ce sentiment, même quand il se trouve dans la période initiale, et non dans la dernière période de son développement. » 519

L’illustration et le cliché peuvent être compris comme dénués de profondeur psychologique qui témoigne d’une structuration horizontale, successive dans la temporalité. D’un côté, on a le cliché, compris parfois comme instantané photographique, de l’autre, l’impression plus longue d’une photographie qui restitue l’essence intérieure dans le portrait :

‘« Aujourd’hui, j’ai vu à la vitrine d’un magasin cette publicité : deux photographies d’un même visage [lico] sont exposées. L’une n’est pas mauvaise, prise par un bon photographe, l’autre instantanée. D’un côté des photographies exposées, cette inscription : “Regardez et jugez”. De l’autre côté : “Je photographie maintenant et c’est prêt dans une heure”. En bas, écrit en larges lettres : “Vélographie” (c’est-à-dire photographie rapide).
Et je me suis souvenu des véritables acteurs et des artisans. Entre les acteurs et les véloacteurs, il y a la même différence considérable qu’entre ces deux photographies. » 520

Le tempo-rythme permet en revanche de construire intérieurement l’action, par découpage physiologique et psychologique de fragments émotionnels. Ce découpage est créateur de figuration. Le tempo lent fait prolonger l’action, l’étire, cela change le mouvement du corps et, pour ainsi dire, son dessin, l’humeur intérieure et ces transformations créent un personnage comme image. Nazvanov se voit ainsi, tour à tour, être président d’un club sportif, valet dans une réception officielle, garçon d’un buffet de gare, Epikhodov dans La Cerisaie, puis un simple ivrogne, quand il en vient aux rythmes syncopés, Nazvanov suppose que les verres de champagne imaginaires qu’il transporte sur un plateau sont empoisonnés. Ainsi :

‘« le tempo-rythme de l’action peut intuitivement, directement suggérer non seulement les sentiments et exciter les émotions éprouvées [pereživanija], mais aide à la création des images. » 521

Le tempo-rythme n’est pas seulement un élément musical, une sorte de mécanique extérieure qui vient déterminer l’action. Toute action et toute situation, tout personnage et toute pensée, ont pour support un certain rapport rythmique et une certaine vitesse qui lui donnent la vie. Manipuler ces facteurs, c’est créer ou varier la vie, manipuler ou transformer les éléments figuratifs eux-mêmes. Il ne s’agit pas seulement d’une couleur de l’action, mais du dessin même du contour, du tracé du rôle, pour reprendre un terme essentiel de la langue théâtrale russe, qui reçoit, dans le contexte figuratif et théorique du système, une valeur génétique marquée :

‘« Les enfants peignent leurs images en utilisant les teintes principales : l’herbe et les feuilles avec de la peinture verte, les troncs en marron, la terre en noir et le ciel en bleu. C’est élémentaire et conventionnel. Mais les vrais peintres composent eux-mêmes leurs couleurs à partir des teintes générales. Ils unissent le bleu et le jaune pour obtenir différentes nuances… C’est ainsi qu’ils obtiennent sur les toiles de leurs tableaux la gamme la plus variée de toutes les teintes et de toutes les nuances.
Nous agissons avec le tempo-rythme, comme les peintres avec les couleurs et unissons entre elles les vitesses et les mesures les plus diverses. » 522

L’acteur peint ainsi son rôle dans le temps, mais aussi avec le temps qu’il utilise comme un matériau figuratif. Il donne au rôle sa variété dans le cours du développement du rôle, selon la nature des acteurs eux-mêmes et du moment de leur création. Il n’y a donc pas de fixité de l’image créée au théâtre par l’acteur. Plus l’image est statique, plus elle se rapproche du cliché, plus elle est mobile, divisée et variée en intensité et plus elle est près de la vie, permettant de figurer le pereživanie, non comme un état, mais comme un mouvement composite, figuratif.

Notes
516.

“L’imagination”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 76.

517.

Notes artistiques, op. cit., p. 411.

518.

« Les talents et les admirateurs d’Ostrovski » notes de répétitions prises par G. V. Kristi, in : Stanislavski répète, Moscou, éditions du Théâtre d’Art de Moscou, 2000, p. 240-241.

519.

Notes artistiques, op. cit., p. 500-501.

520.

“L’artisanat”, Stanislavski, 1988-1999, V, vol. 2, p. 390-391.

521.

“Le tempo-rythme”, Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 156.

522.

Ibidem, p. 158.