Dessin du rôle et dessin de mise en scène

Le tempo-rythme devient ainsi un instrument graphique pour composer le pereživanie,de façon à dessiner le rôle. Nous avons déjà relevé d’innombrables occurrences de l’expression « dessin du rôle », certes antérieure à Stanislavski, dont la réflexion reçoit dans ce contexte une valeur toute particulière. Ce qui compte pour Stanislavski, et d’une certaine façon pour Meyerhold qui partage cette anticipation figurative du jeu de l’acteur par rapport aux arts graphiques, c’est le tracé, le faire graphique, l’éclosion de la ligne. Stanislavski, dans le cadre d’une esthétique réaliste, affirme logiquement la primauté du contour et du tracé. Le dessin n’est pas compris pour sa qualité expressive propre, mais pour sa figuration psychologique, dans le cadre du portrait. Lisant L’Art du théâtre de Craig en 1908, Stanislavski y note les références plastiques :

‘ « L’action, le verbe, la ligne, la couleur, le rythme. (…)
L’action se trouve par rapport à l’art du théâtre dans le même rapport que le tracé [čertež] (le contour) par rapport à la peinture, comme la mélodie par rapport à la musique, c’est-à-dire que l’action est le plus important, tout le reste complète, colore. » 523

Comme dans l’esthétique vasarienne et florentine, le dessin est subordonné à la couleur qui est secondaire. Ce qui compte, c’est le disegno, comme projet, selon les deux sens du mot qui en français ont été longtemps conjoints, dans la même graphie de dessein. Mais l’esthétique stanislavskienne a un autre rapport au dessin, non comme modèle, mais comme exemplarité de la figuration intérieure, comme dessin intérieur, selon une formule qui revient souvent et qui enrichit la valeur de l’image dans le sens d’une plus grande temporalité, en insistant sur l’effectuation figurative et graphique. Le dessin existe aussi sous le registre du processus, comme effectuation temporelle, travail de l’âme, vie insufflée par la conscience du rôle et non achèvement arrêté :

‘« Nous avons peur d’être en retard pour entrer en scène, nous avons peur d’entrer en scène en étant mal arrangé avec un costume ou un maquillage inachevé. Mais nous n’avons pas peur d’arriver en retard pour le début du processus de la vie éprouvée du rôle et entrons toujours en scène sans aucune préparation intérieure, l’âme vide et nous n’avons pas honte de notre nudité psychique.
Nous n’accordons aucun prix au dessin intérieur qui, en son temps, dans l’incarnation scénique, a naturellement donné des formes extérieures de la création scénique. A peine avons-nous compris cette forme que nous la fixons dans des habitudes mécaniques d’acteur, mais nous oublions l’âme – le sens principal du rôle – et, avec le temps, elle se dessèche. » 524

Le dessin est proche de l’ébauche, de l’esquisse, de la forme pédagogique de l’étude. Le dessin a une valeur formatrice, traçant le contour de l’image-personnage. La délinéation, la silhouette, mais également la valeur entre l’équilibre du blanc et du noir, du dit et du non dit, la valeur respective des éléments, le fini et le non-fini, la minutie des détails ou la monumentalité, l’utilisation technique du support et de l’instrument du dessin, notamment pour rendre des effets de volume, tout cela peut se trouver impliqué à certains moments dans l’utilisation de cette simple métaphore. Si ce que le dessin révèle, est la forme, il est bien évident, qu’il sera particulièrement associé à l’idée de figure, à la personne ou au personnage représenté et donc à la corporéité du personnage ou de l’acteur.

Dans les cahiers de mise en scène et dans certains croquis de Stanislavski que nous avons reproduits en annexes (ill. 180-182), nous voyons apparaître des esquisses de figures, pour ainsi dire, en volume. Mais le dessin fixe aussi les orientations dans l’espace, il donne un corps figural au sein de la représentation théâtrale : devant, derrière, gauche, droite. Il combine les éléments et fait prendre conscience de l’ensemble des composants utilisés. Le plus souvent, dans les cahiers de mise en scène (ill. 183), le dessin permet de figurer les changements, les déplacements et l’équilibre des personnages ou des éléments à un moment donné, sous forme schématique. L’acteur, dans ce système graphique, est ramené à un point ou à une croix. Mais le dessin a également, sous la forme du croquis, le pouvoir de suggérer une dynamique avec des flèches, ou une orientation. Il indique la position de chacun et la disposition des éléments : êtres vivants (acteurs), accessoires, décorations, décors (éléments matériels). Cette disposition des acteurs et des objets matériels sur scène a nécessairement une valeur dramaturgique. Elle exprime les rapports, les tensions, les oppositions, les rapprochements, les types de jeu possibles, dans le registre physique des jeux de scène (tel ou tel acteur s’assoit, utilise tel ou tel accessoire, regarde tel ou tel acteur ou lui tourne le dos, etc).

Le dessin est donc une figuration pleine et entière du projet théâtral du metteur en scène. Il donne à travers la représentation graphique, une expression spatiale des rapports entre les éléments scéniques du spectacle. Il s’agit d’un acte représentatif humain à l’égard d’autres êtres humains et, en ce sens, le croquis de mise en scène exprime des valeurs physiques et spatiales, de déplacement, d’orientation, de direction, de position. Il induit aussi bien le repos que le mouvement et le changement. Il peut même matérialiser dans l’espace des données psychologiques ou dramatiques : la proximité, l’amitié, l’alliance ou le conflit, la lutte.

La figuration graphique du metteur en scène comporte une part artistique d’esquisse de la composition avec des rapports de symétrie, de parallélisme, des ruptures rythmiques. Le metteur en scène peut faire œuvre de peintre esquissant la composition scénique des groupes et des masses, des vides, des hauteurs. Il le fait, comme le peintre d’histoire, en fonction des figures (les personnages) et de l’action dramatique. On constate, en effet, que ces modes graphiques d’expression ne sont pas des représentations purement spatiales ou scéniques, sans rapport avec le contenu de l’action. Non seulement, la disposition scénique projetée peut exprimer des rapports psychologiques entre les personnages, des caractères, mais la composition qui en résulte est autant temporelle que spatiale. Ces rapports et ces positions respectives sont fixés à un moment donné de l’action, du drame. Ils en révèlent l’échelle d’évolution dramatique. La figuration des déplacements a toujours à voir avec le cours de l’action, qu’elle rappelle ou qu’elle anticipe des événements structurants de l’histoire.

De plus le dessin n’est pas unique, il subit, comme le drame, une évolution temporelle, la scène se fragmente, se décompose ou se recompose, tel ou tel personnage change d’emplacement, de position, tel élément scénique survient. Le mode d’expression graphique est alors un excellent moyen de pénétrer la nature du projet du metteur en scène, son procédé de visualisation, d’anticipation, sa perception de la réalité scénique. S’agit-il de pures visions, de rêves ou de schémas très précis, au plus près de la réalisation scénique ? Il est certain que le cahier de régie d’Othello de Stanislavski, écrit à Nice en 1929-1930 pour des raisons d’éloignement de son théâtre, n’a pas la même valeur, dans son expression graphique, que les dessins d’un Appia ou d’un Craig. Le metteur en scène, selon son mode d’utilisation du dessin, sera ainsi plutôt « visionnaire » pour reprendre une expression familière du grand connaisseur de l’art graphique, qu’était Henri Focillon, ou plutôt ingénieur, metteur en scène au sens technique, signifié en russe par le terme de postanovščik,pour désigner le metteur en scène au sens d’ordonnateur du plateau scénique. Pourtant, la dimension la plus théorique du režissër – le metteur en scène au sens général qui est responsable de l’interprétation de l’œuvre et du jeu des acteurs, n’échappe pas non plus au mode d’expression graphique. Le metteur en scène, dans son rapport avec les acteurs et les autres participants du spectacle, en tant qu’interprète et responsable du sens général, utilise, avant tout le langage verbal. Il le fait oralement ou, dans certains cas, par écrit, notamment à travers le cahier de régie. Mais il est d’autres moyens d’expression que les mots et les phrases. L’indication du metteur en scène peut alors prendre un tour graphique.

Le dessin peut également, sous forme de croquis, figurer la théorie même du metteur en scène. C’est ce qui s’est passé pour Stanislavski lui-même. Certes, il a finalement exprimé son système en mots, même si plusieurs schémas d’ensemble rendent compte de la disposition et de la hiérarchie des éléments. Dans ses carnets, Stanislavski conçoit à un certain moment tout un système d’expression graphique pour noter le jeu de l’acteur 525 . Dans les années 1908-1910, les notations graphiques abondent dans ses notes et accompagnent la constitution de certaines catégories graphiques et plastiques du système. Ainsi, au moment du travail le plus intense avec Doboujinski sur Un mois à la campagne, les schémas, constitués d’un point entouré d’un cercle pour figurer la concentration et l’attention, se développent, conformément à la volonté de construire le confort de la plantation pour l’acteur, pour qu’il puisse se sentir en sécurité dans la rotondité des modules de Doboujinski, dans le large ovale d’un tapis ou d’un divan. Ces éléments scénographiques de la pièce de Tourgueniev ne figurent pas seulement des particularités de la décoration intérieure des propriétés seigneuriales des années 1830-1840, ils expriment également la construction spatiale, « invisible » du système psychologique, intérieur au développement du jeu de l’acteur. Comme nous l’avons vu, le rapport avec Doboujinski est le plus étroit et le plus profond dans la décennie cruciale des recherches figuratives de Stanislavski (du Théâtre-Studio en 1905 à la rupture avec Benois en 1916, même si Doboujinski conçoit encore les décors du Village de Stepantchikovo en 1917). Or Doboujinski est graphiste, autant que peintre, il a commencé sa carrière comme illustrateur. C’est avec lui que Stanislavski mène le plus loin la familiarisation du peintre avec les catégories du système qui se constituent de façon cohérente, au même moment. Ainsi, dans les carnets de cette époque, tels qu’ils ont été publiés, on voit se constituer tout un système graphique de notation de la dramaturgie de l’acteur avec des points, des flèches, des points d’exclamation et d’interrogation. L’attention est indiquée dans ces carnets par un ou deux points enfermés dans un cercle, et c’est exactement ainsi que sont conçus les décors de Doboujinski. Il s’agit d’une corrélation, vraisemblablement pleinement consciente entre un élément essentiel du système et la scénographie.

Notes
523.

Notes artistiques, 1907-1908, op. cit., p. 321.

524.

Ma Vie dans l’art, op. cit., p. 303 [traduction française : p. 377.]

525.

Voir dans les annexes le texte n°11.