La fin du chapitre XIII est le théâtre d’une expérience visuelle semblable à celle que Tortsov a menée au cours du chapitre sur l’attention visuelle. Les élèves retrouvent le confort du « salon de Maloletkova », cadre de leurs premières études et figuration du cercle de l’attention, comme nous avons essayé de le montrer en le rapprochant des esquisses et des décors conçus par Doboujinski pour Un Mois à la campagne de Tourgueniev. Le volume scénique peut montrer, de façon plus empirique et plus vivante que la théorisation graphique, la nature de la continuité recherchée dans la vie de l’acteur sur scène. La ligne se compose en une unité et une continuité harmonieuse et cette image parle à l’esprit de celui qui trace le contour et le dessin du rôle. Mais que se passe-t-il concrètement dans la vie de l’acteur sur scène, remplie par les images, plus ou moins conscientes, qui créent son action et par le résultat même de cette action, perçu par l’acteur et ses partenaires ? L’ordre gracieux de la ligne semble alors céder la place à une expression beaucoup plus anarchique dans laquelle Govorkov va même jusqu’à voir le contraire de la continuité plane que Tortsov semblait vouloir montrer.
Les élèves, installés dans les fauteuils du salon de leur intérieur confortable, se mettent à parler et l’expérimentation de Tortsov et de son assistant Rakhmanov se fait de nouveau lumineuse. A l’aide d’ampoules, fixées un peu partout dans le salon, sur le mur, sur les tables et même en dehors du salon, Tortsov et Rakhmanov illustrent ce dont parlent librement les élèves. La figuration des ampoules électriques ne symbolise donc plus visuellement la dissipation des élèves et le caractère centrifuge de l’attention. La concentration (l’attention) est supposée donnée d’emblée dans le salon de la comédienne. Ce que les ampoules illuminent (et l’on se doute que ce procédé met en lumière les éclairages successifs de la conscience créatrice), ce sont les objets de l’action, de l’attention interne de l’acteur. La figuration lumineuse ainsi produite est délicieusement temporelle :
‘« Ainsi, par exemple, l’ampoule dans le couloir [de l’appartement] s’illuminait à l’évocation du passé, tandis que l’ampoule dans la salle à manger s’allumait lorsque nous parlions du présent qui se déroulait hors des limites de notre pièce. L’ampoule de la salle de « l’appartement de Maloletkova » brillait quand nous rêvions de l’avenir. Je remarquai également que les éclairs se produisaient sans interruption : une lampe n’avait pas le temps de s’éteindre que déjà une autre s’allumait. Tortsov nous expliqua que ces éclairs lumineux illustraient le changement continu des objets qui a lieu sans arrêt, logiquement, successivement, ou au hasard, dans notre vie.La spatialisation du temps correspond à la spatialisation de la conscience créatrice. Mais ces éclats temporels et lumineux sont tout à fait dans l’ordre des choses : ce sont eux qui constituent les unités élémentaires de la ligne continue que crée l’acteur. Il ne s’agit pas de choisir une ligne et un point fixe et de les conserver tout au long de l’expérience scénique, sans varier. La création comporte cet élément chaotique et changeant. La multiplicité des lignes et des points-objets, des cercles de l’attention, avec leur diaphragme plus ou moins grand, crée des plans – ploskost’–, ce que Stanislavski appelle ici des « plans de réalité imaginaire » qui composent l’avenir, le passé et le présent, comme objets dramaturgiques. Après tout, c’est bien sur des opérations de ce genre que Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko fondent une bonne part de leurs analyses dramaturgiques pour pousser l’acteur en avant et le faire sortir de l’état statique, jugé mortel. Ainsi Némirovitch détermine le surobjectif et l’action transversale des Trois sœurs comme la « nostalgie d’une vie meilleure » (future) qui compose admirablement et de façon paradoxale le passé et l’avenir, évitant le présent. Ce qui est constitué ainsi, c’est non seulement le processus temporel du jeu de l’acteur, mais aussi la dramaturgie d’une pièce ou d’un spectacle.
Pour le moment, il s’agit toujours de la psychologie créatrice de l’acteur qui est exemplifiée par Tortsov par une étrange fable figurative. Tortsov montre « comment la ligne de la vie doit s’étirer sans interruption chez l’acteur pendant toute la durée du rôle ». La pièce que joue Tortsov dans son « illustration lumineuse » est picturale. Deux tableaux de Rembrandt sont supposés être vendus aux enchères. Premier acte. Tortsov est seul avec un connaisseur et cherche à fixer le prix de vente des œuvres. L’attention (l’objet dramaturgique) se focalise sur la scène où sont éclairés les deux tableaux qui doivent être comparés. Mais viennent aussi à la conscience les autres œuvres de Rembrandt répertoriées en Russie et dans le reste du monde. Ainsi, l’orchestration figurative regroupe plusieurs éclairages. Les ampoules du couloir s’allument en alternance avec les deux fortes ampoules des tableaux pour figurer cet ailleurs. Deuxième acte. Entrée des visiteurs. De faibles lampes s’allument près de la porte, ce sont des curieux sans fortune qui n’ont aucune chance de donner un bon prix au tableau. L’inquiétude de Tortsov est alors figurée par un éclairage vertical pendant qu’il fait les cent pas en attendant les acheteurs. Troisième acte. De nouveaux éclairages, intenses cette fois, annoncent l’arrivée des conservateurs de musées étrangers, de gros acheteurs potentiels. Tortsov les accueille, ce qui change également son accompagnement lumineux. Quatrième et dernier acte. Les jeux de lumières représentent la vente elle-même, la lutte effrénées des acheteurs :
‘« Les grosses ampoules s’allumaient et s’éteignaient, d’un coup et séparément, créant un beau tableau, tout semblable à l’apothéose finale d’un feu d’artifice. Les yeux allaient dans tous les sens. » 538 ’La continuité de la vie ou de la ligne du rôle se crée donc par « un changement incessant d’objets de l’attention ». Le tableau, s’il y a lieu au théâtre de parler de peinture, n’existe pas de façon arrêtée, illustrative. Il prendrait alors le risque de faire tableau, ce qui est associé par Stanislavski aux clichés 539 . Le tableau n’existe que dans sa constitution par taches, points lumineux, successions rythmiques en une « bacchanale lumineuse » 540 qui est l’image de la continuité dramatique.
“ Lignes d’impulsion des moteurs de la vie psychique ”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 314.
Ibid., p. 315.
« le pittoresque des poses et des gestes » est littéralement un effet de tableau – kartinnost’ , cf. “L’art scénique et l’artisanat scénique”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 36.
“ Lignes d’impulsion des moteurs de la vie psychique ”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 315.