La couleur

La composition intérieure de l’acteur, dans son imagination, ouvre donc la voie à une figuration non réaliste dans sa progressivité, ou plutôt le réalisme scénique se compose de la diversité des impulsions créatrices que l’on imaginerait plus volontiers figurée par Kandinsky que par Courbet ou ses équivalents russes. Je ne sais si l’évocation de Kandinsky et du fonctionnement vitaliste de la figuration théâtrale, sous la forme d’une pluralité d’objets, censés soutenir la continuité de l’attention, rend possible un rapprochement ou une comparaison. Notons toutefois que le privilège du dessin chez Stanislavski n’est pas absolu. S’il n’a pas produit une théorie ou filé une métaphore sur la couleur, le terme apparaît très souvent, tout comme dans la langue théâtrale russe en général, pour parler de l’acteur. C’est dans le chapitre XI de la première partie du traité, chapitre consacré aux adaptations ou inventions de jeu – prisposoblenija – que la métaphore colorée apparaît le plus souvent en filigrane, de façon à peine perceptible. Les inventions sont ces tours par lesquels l’acteur s’adapte, de façon non verbale, à la situation, utilisant des moyens plus ou moins conscients pour atteindre ses fins. Si les procédés sont autosuffisants et si l’acteur oublie leur finalité, ils deviennent alors de simples clichés. Les meilleures adaptations naissent de façon inconsciente ou semi consciente. Ce qui les distingue, c’est leur brio, leur vivacité, comme l’on dit de couleurs qu’elles sont vives et leur diversité. Mais comme les couleurs, les adaptations n’ont pas pour Stanislavski de fonction autonome. Tout est, encore une fois, question de distance dans leur emploi. Si l’adaptation, le tour utilisé, vise l’échange avec le partenaire (la communication), l’invention est utile et artistique, si en revanche, elle vise à égayer la salle et ne vaut que pour elle-même, elle tend à l’artisanat et aux clichés. Les deux héros de ce chapitre sont Viountsov, virtuose de l’invention qui feint de se tordre le pied au point de tromper tout le monde, et Veliaminova, actrice qui sait se mettre en valeur, l’air de rien et jouer de sa féminité. Mais tous deux échouent à reproduire les effets qu’ils trouvent spontanément, la première fois qu’ils s’adaptent à une situation proposée par Tortsov. C’est alors que ce dernier suggère de varier les inventions en utilisant une liste d’affects qui n’est pas sans rappeler la rhétorique classique des passions :

‘« Le calme, l’excitation, la bonté d’âme, l’ironie, la moquerie, la chicane, le reproche, le caprice, le mépris, le désespoir, la menace, la joie, la bienveillance, le doute, l’étonnement, l’avertissement… (…)
Quels que soient les nouveaux états humains, les humeurs nouvelles avec lesquels vous compléterez cette liste, ils seront tous utiles pour de nouvelles couleurs et de nouvelles nuances d’invention de jeu, s’ils sont justifiés intérieurement. Les contrastes violents et les surprises dans le domaine des inventions de jeu ne font que venir en aide pour agir sur autrui lorsque l’on transmet un état de l’âme. » 541

Dans cette page du traité, la comparaison de la variété des inventions et de la couleur revient à cinq reprises, il s’agit de renforcer et de varier les teintes. La variété – mnogoobrazie ou raznoobrazie – de l’image semble s’obtenir par la couleur.

Le court chapitre que Maria Knebel a consacré aux inventions de jeu ou adaptations dans Le Verbe dans l’art de l’acteur renforce cette impression colorée 542 . Sans cette métaphore implicite, il paraîtrait complètement incompréhensible. Plus de la moitié du chapitre est consacrée à une description du tableau de Repine Ivan le Terrible et son fils Ivan le 16 Novembre 1581 et aux diverses teintes de rouge qui figurent dans ce tableau (ill.8). Knebel lie l’expression de « tache colorée » à la variété changeante des adaptations de l’acteur :

‘« Lorsqu’il parlait de “tache colorée”, Stanislavski attirait notre attention sur le fait que le peintre traduit à l’aide de la couleur les émotions qui sont propres au sujet qu’il s’est donné. La variété incroyable des nuances écarlates, vermeilles, grenat, cerise, pourpres et de nombreuses autres teintes que le peintre a trouvées pour le tapis, le visage du tsarévitch, vêtu d’un cafetan rose et de pantalons bleus, chaussé de bottes vertes, le cafetan noir du tsar Ivan, la tache de sang sur le tapis et toute cette symphonie de couleurs se fondent harmonieusement dans une impression générale tragique, liée au meurtre fortuit, dans le tableau Ivan le Terrible et son fils Ivan.
 “Le caractère inattendu des changements de couleurs porte en lui une force d’action ! Dans notre métier, remarquait Stanislavski, la couleur, ce sont les inventions de jeu. Plus la gamme des inventions de jeu est riche, plus les moyens d’action psychologiques de l’acteur et la façon de les justifier intérieurement sont variés et inattendus et plus le sentiment s’exprimera avec force et brio dans les passages où il faudra faire entendre un forte complet”. » 543

Les couleurs, dans leur diversité bariolée, sont donc bien un moyen de figurer le complément au dessin du rôle comme tracé, et elles me semblent faire signe vers des usages picturaux de la couleur qui vont plus loin même que le travail de Repine, peintre par ailleurs marqué par les impressionnistes qu’il avait pu voir à Paris, mais dont le réalisme est le seul licite en 1954 ou en 1936-1937 à l’époque du Studio d’opéra de drame, où les mots de Stanislavski, cités par Knebel, ont été prononcés 544 .

La couleur, c’est donc la nuance du jeu de l’acteur, la palette du comédien ou les modulations de sa gamme (à propos de Garrick, Diderot, dans le Paradoxe sur le comédien, dit qu’il fait ses gammes en variant ses expressions). La couleur est aussi traditionnellement liée au tempérament, au feu, au rouge, comme dans la description du tableau de Repine par Knebel. L’art de l’invention est précisément de trouver de nouvelles teintes expressives qui ne tracent pas du noir sur du noir, du blanc sur du blanc, selon le vieux principe découvert par Stanislavski en 1889 « quand tu joues un méchant, cherche là où il est bon », aphorisme spontanément formulé à un acteur durant les répétitions :

‘« Comprends donc, dis-je à l’un d’entre eux, tu joues quelqu’un qui se plaint et tu te plains tout le temps et, visiblement, tu ne te soucies que du fait, qu’à Dieu ne plaise, ton personnage ne soit autre chose que quelqu’un qui se plaint. Mais pourquoi donc s’en soucier quand l’auteur lui-même s’en est déjà préoccupé plus qu’il ne faut ? Le résultat c’est que tu peins avec une seule couleur alors que la couleur noire ne devient véritablement noire que quand on fait intervenir, au moins par endroits, la couleur blanche. Eh ! bien, toi aussi tu introduis un peu de couleur blanche dans les différentes nuances [perelivy] et les autres tons de l’arc-en-ciel.
Cela donnera du contraste, de la diversité [raznoobrazie] et de la vérité. Ainsi, si tu joues quelqu’un qui se plaint, cherche là où il et joyeux, plein d’entrain (…) Quand tu joueras quelqu’un de bon, cherche là où il est méchant et dans le méchant cherche où il est bon (…) quand tu joues un vieux, cherche là où il est jeune, quand tu joues un jeune cherche là où il est vieux, etc. » 545

La recherche de la couleur est là aussi une recherche de l’action, un travail conscient et patient sur la vie du rôle, selon une loi de contraste.

Notes
541.

“Les inventions de jeu”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 292.

542.

Le texte de ce chapitre figure en annexe, texte N°8, il a été publié dans Knebel, 2006, pp. 230-234.

543.

Knebel, op. cit., p. 232.

544.

Knebel était pédagogue dans le dernier Studio de Stanislavski où elle enseignait l’art verbal. Dans Le verbe dans l’art de l’acteur, les notes que Knebel a prises des propos de Stanislavski forment une part importante de l’ouvrage.

545.

Ma Vie dans l’art, op.cit., p. 122 [traduction française : p. 160.]