Mobilité de l’image et pellicule cinématographique

Le réalisme pour Stanislavski est un principe régulateur plus large qu’un style, c’est aussi le cas pour les avant-gardes qui inventent ou se réfèrent à toutes sortes de réalismes ou de surréalismes.

C’est bien pourtant dans le cadre d’une psychologie réaliste que se forme ce type de conceptualisation et de visualisation temporelle de l’activité artistique. La fixité de l’image, comme moteur d’impulsion de l’acteur, ne saurait générer de l’action et de la vie :

‘« Si l’acteur s’accroche à un seul objet et le tient pendant tout un acte ou toute une pièce, sans s’en détacher, il n’y aura aucune ligne de mouvement et si elle se formait, ce serait la ligne d’un malade mental qui, comme je l’ai dit, s’appelle une “idée fixe” » 546

La continuité de la ligne est un idéal esthétique et conceptuel qui rassemble une culture figurative, la centralité de l’idée de vie et l’image classique du temps. Mais cette unité figurative du dessin compose tout autre chose qu’un tout uni et harmonieux. Le temps, l’image sont figures de la conscience créatrice qui est mouvement, action, changement d’objets. Comment organiser une conscience ? C’est la question de la psychologie de la création, une question de metteur en scène posée à l’acteur. L’acteur, c’est d’abord Stanislavski lui-même, mais aussi tous les acteurs avec qui il travaille ou qu’il observe (Salvini, les acteurs du Théâtre Maly, ceux du Théâtre d’Art).

L’unité de mesure de la ligne n’est pas un point géométrique, comme chez Aristote. L’unité du temps scénique est l’image en mouvement parce qu’elle pousse l’acteur à l’action. Tous les moments du rôle peuvent exister en impulsions figuratives et c’est cela qui compose la continuité comme un tableau d’impulsions dont il ne s’agit pas de se préoccuper d’abord de l’achèvement, de sa « mise en cadre », selon l’heureuse expression d’Eisenstein, forgée sur la notion de « mise-en-scène », au sens de construction dynamique des mouvements physiques de l’acteur. C’est bien parce que tous les éléments dramaturgiques doivent être vus, présentés à l’acteur sous forme d’images qui se révèlent progressivement, que la dramaturgie est aussi figurative.

Stanislavski a été assez loin dans le système pour penser cette figuration mobile de l’image. Après avoir défini, au chapitre III de la première partie du traité, les principes fondateurs de la vérité scénique, grâce à l’appropriation par l’acteur de tout un faisceau de circonstances proposées, Stanislavski ouvre la problématique figurative dans le chapitre IV consacré à l’imagination. Le rôle de la vision y est fondamental et corrige le naturalisme logique que l’on pourrait voir dans la perception purement rationnelle des circonstances de l’œuvre ou du spectacle. L’image est créatrice dans le système, mais elle ne saurait être statique :

‘« Nous avons besoin d’une ligne continue, non pas de simples circonstances proposées, mais de circonstances proposées illustrées. » 547

Les circonstances proposées de la pièce ou du metteur en scène ne sauraient exister sans un processus de vision interne, un art du visionnage – prosmotr – qui évoque directement le cinéma :

‘« Tous ces moments forment, tantôt à l’extérieur et tantôt à l’intérieur de nous, une farandole continue, infinie de moments extérieurs et intérieurs de vision, une sorte de pellicule cinématographique. Tant que dure la création, elle se déroule sans interruption, reflétant sur l’écran de notre vision interne les circonstances illustrées du rôle, au milieu desquelles vit sur scène, à ses risques et périls, l’acteur, interprète du rôle.
Ces visions créent à l’intérieur de vous l’humeur [nastroenie] correspondante. Elles exercent une action sur votre âme et provoquent l’expérience éprouvée [pereživanie] correspondante.
Le visionnage permanent de la pellicule cinématographique des visions intérieures, d’un côté, vous retiendra dans les limites de la vie de la pièce, de l’autre, dirigera continuellement et de façon juste votre création. » 548

Ce passage très important par ses résonances plastiques et sa modernité a une certaine postérité dans la mise en scène qui n’a peut-être pas encore été tout à fait exploitée. Il est vrai qu’en retour Eisenstein parle de montage pour la composition du jeu de l’acteur. Il est tout à fait clair que le cinéma ne cesse de poursuivre les metteurs en scène de théâtre. Stanislavski ne réalise rien à Hollywood, de même que Nemirovitch-Dantchenko qui y avait pourtant signé des contrats, mais ce qui compte, c’est ce rapprochement figuratif logique qui montre la traduction, à l’intérieur même du système, de la psychologie réaliste en une langue plastique de l’acteur au sein même de cette psychologie. Dans la citation précédente, on voit comment l’image est la forme dans laquelle se donnent les premiers noms essentiels du système : nastroenie, humeur et pereživanie, vie éprouvée. Stanislavski produit, là aussi, une théorie de la vision par saisie et captation tactile de l’image. C’est l’exemple célèbre de la vision du lustre où il forge l’expression non moins évocatrice de « tentacules des yeux » :

‘« D’ailleurs, à propos des visions intérieures. Est-il juste de dire que nous les ressentons à l’intérieur de nous-mêmes ? Nous avons la capacité de voir ce qui en réalité n’existe pas, que nous ne faisons que nous représenter. Il n’est pas difficile de vérifier cette capacité qui est la nôtre. Voilà un lustre. Il se trouve en dehors de moi. Il est, il existe dans le monde matériel. Je regarde et je ressens que j’envoie sur lui, si l’on peut s’exprimer ainsi, “les tentacules de mes yeux”. Mais voilà que j’ai détourné mes regards du lustre, je les ai fermés et je veux de nouveau le voir, en pensée, “en souvenir”. Il est indispensable pour cela, de faire rentrer, pour ainsi dire, à l’intérieur de soi, “ les tentacules de nos yeux ” et ensuite de les diriger, de l’intérieur, non plus sur l’objet réel, mais sur un certain “écran imaginaire de notre regard intérieur”, comme nous l’appelons dans notre jargon théâtral.
Où se trouve cet écran, ou plutôt où puis-je le ressentir ? A l’intérieur ou à l’extérieur de moi ? Selon ma propre sensation interne, il est quelque part en dehors de moi, dans un espace vide devant moi. La pellicule cinématographique elle-même semble vraiment se dérouler à l’intérieur de moi et je vois son reflet à l’extérieur de moi. » 549

Le film ou la ligne sont donc des images qui permettent de rendre la continuité dramatique du jeu. Ces formes figuratives sont l’expression la plus adéquate de l’action, mais elles doivent être comprises et traduites en impulsions. Le jeu de l’acteur est l’équivalent dramatique du film et c’est le sens de la traduction du langage visuel en langage tactile. Regarder un objet, c’est contrôler son rapport temporel avec lui, le degré de communication qui s’établit, comme s’il n’y avait pas de limite à l’intériorisation figurative préalable à l’action. La prise d’image pour l’acteur consiste à la saisir corporellement et à la redonner, transformée, opération réflexive et affirmative. Certes, le modèle proposé par Stanislavski à titre pédagogique, n’a sans doute pas toute la cohérence terminologique d’une analyse phénoménologique husserlienne, il s’en rapproche toutefois, posant le difficile problème de la représentation, non en concept, mais en image, aux fins de construire l’action. La ligne temporelle se fait donc ligne d’image, voire feuille de montage au sens d’Eisenstein.

La construction dramaturgique de la ligne et des plans temporels, comme on l’a suggéré, n’est pas seulement affaire d’acteur. On a d’ores et déjà déplacé quelque peu la question du côté d’une esthétique générale de la création artistique. Mais ces éléments géométriques se composent dans le tout de la pièce, du spectacle et de la vie, retrouvant aussi bien la modernité cinématographique du montage que la construction figurative classique qu’est la perspective. Le finalisme de Stanislavski produit les prémisses d’une expression plastique totalisante de la théorie théâtrale, à mesure que l’on touche les fondements ultimes des deux parties de son ouvrage. C’est la théorie du surobjectif, de l’action transversale et des deux perspectives qui en rend compte.

Notes
546.

« Les moteurs de la vie psychique », Tr.1, Stanislavski, p. 316.

547.

“L’imagination”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 84.

548.

Ibid.

549.

Ibid. p. 84-85.