Chapitre 4 : perspective et finalisme

La perspective dans les mots et sous le texte

L’idée d’un chapitre spécifique consacré à la perspective, dans l’économie générale du système, est assez tardive. Selon l’éditeur des premières œuvres choisies G. Kristi, elle remonte à 1934 550 . Elle est intimement liée aux réflexions sur l’art verbal, la voix, la parole scénique. Ces réflexions sont nées bien sûr de la culture musicale de Stanislavski, de l’expérience, malheureuse à ses débuts, de la poésie dramatique de Pouchkine (l’interprétation du rôle de Salieri dans la mise en scène de Mozart et Salieri de Pouchkine en 1915 par Alexandre Benois fut un échec), et du travail au Studio du Bolchoï à partir de 1918 qui devint le Studio d’Opéra Stanislavski, puis l’Opéra de Stanislavski par la suite. Mais la réflexion sur la parole a des aspects figuratifs. Car ce qui vient soutenir la parole est l’image, une image vivante et mouvante, comprise comme sous-texte et ainsi définie :

‘« C’est la “vie de l’esprit humain” du rôle, non pas manifeste, mais ressentie intérieurement qui coule continuellement sous les mots du texte, les justifiant et les vivifiant sans cesse. Les lignes intérieures, nombreuses et diverses, du rôle et de la pièce sont incluses dans le sous-texte, tressées à partir des “comme si” magiques et autres, des diverses fictions de l’imagination, des circonstances proposées, des actions intérieures, des objets de l’attention, des grandes et petites vérités et de la foi qu’on a en elles, des inventions de jeu et autres [éléments]. C’est ce qui nous oblige à prononcer les mots du rôle. » ’

Le courant souterrain du sous-texte est la vie intérieure de l’acteur qui compose le sous-texte illustré. Il est fait des « visions », dans la mesure où le langage scénique est d’abord compris comme langage visuel :

‘« La nature a organisé les choses de telle façon que, lorsque nous communiquons verbalement avec autrui, nous voyons d’abord, avec notre regard intérieur, ce dont il est question et ne parlons qu’ensuite de ce que nous voyons. (…) Ecouter dans notre langue signifie voir ce dont on parle et parler, cela veut dire dessiner des images visuelles.
La parole pour l’acteur n’est pas seulement un son, c’est une provocation des images. Ainsi, sur scène, lorsque vous communiquez verbalement, ne parlez pas tant à l’oreille qu’à l’œil.
Ainsi, vous avez appris de la leçon d’aujourd’hui que nous avons besoin non d’un simple sous-texte, mais d’un sous-texte illustré. » 551

Cette création d’images mobiles de l’action qui justifient, colorent et dessinent à leur façon la parole de l’acteur est un aspect sur lequel Maria Knebel insiste fortement dans ses livres à travers la notion de « vision » qui forme un chapitre de sa présentation du système, aussi bien dans Le Verbe dans l’art de l’acteur que dans L’Analyse par l’action de la pièce et du rôle. Il apparaît clairement que ce n’est pas simplement là un élément qui n’appartiendrait qu’à la théorie de Mikhaïl Tchekhov. Ce dernier, meilleur élève du système et de Stanislavski, avait pu puiser dans la pratique visuelle et figurative du maître. Le concept de « visions intérieures » intervient précisément en ce point du système. L’original du tableau, créé par l’acteur, c’est sa vision. C’est par cet intermédiaire que la parole de l’acteur sur scène peut devenir plastique et se composer en « figures phonétiques » 552 . Le mécanisme par lequel le matériel des mots est travaillé obéit à une réflexion dramaturgique générale. Il faut trouver le mot le plus important, ainsi que les autres termes importants, et les organiser en une composition picturale. Là aussi, la métaphore est créatrice du point de vue théorique. Il s’agit de composer des plans verbaux, de déterminer un second plan, un arrière-plan, d’estomper, de mettre en avant :

‘« Il faut trouver une correspondance entre tous ces mots, mis en avant ou non, une gradation dans la force, dans la qualité de l’accent. Il faut créer entre eux des plans sonores et une perspective qui donne de la vie et du mouvement à la phrase.
C’est cette correspondance harmonique réglée des niveaux de force, dans l’accentuation de certains mots soulignés, que nous appelons coordination.
C’est ainsi que l’on crée une forme harmonique, une belle architecture de la phrase.’

L’évocation de la parole amène donc paradoxalement à la composition du matériau verbal et du matériau non verbal (le sous-texte) dans les termes d’une composition figurative d’image, qui est au fond une composition temporelle et dramaturgique.

Notes
550.

“La perspective de l’acteur et du rôle”, Tr. 2, note introductive, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 465-466.

551.

« La voix et la parole », Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 88.

552.

Ibid., p. 127.