Surobjectif et action transversale

La mention et la définition du sous-texte s’accompagnent d’une référence à deux éléments fondamentaux du système qui apparaissent à la fin de la première partie du Travail de l’acteur sur soi : le surobjectif et l’action transversale.

‘« Toutes ces lignes, savamment entrelacées, comme les fils séparés d’une tresse, se déroulent à travers toute la pièce en direction du surobjectif final.
Dès l’instant où le sentiment traverse, comme le courant souterrain d’un fleuve, toute la ligne du sous-texte, l’action transversale de la pièce et du rôle est créée. Elle s’accomplit non seulement par le mouvement physique, mais par la parole : on peut agir non seulement avec le corps, mais par le son et par les mots.
Ce qui, dans le domaine de l’action, s’appelle l’action transversale peut, dans le domaine verbal, être appelé le sous-texte. » 553

Le langage perspectif qui commence à apparaître n’est possible qu’à travers la combinaison de ces deux notions qui organisent toute la composition de l’acteur et toute l’architecture du système :

‘« C’est ainsi que les différents plans et leur perspective dans la parole prennent forme.
S’ils s’étirent en direction du surobjectif de l’œuvre en suivant la ligne du sous-texte et de l’action transversale, leur signification pour la parole est de toute première importance parce qu’ils aident à l’accomplissement de ce qu’il y a de plus essentiel, de l’élément principal de notre art : la création de la vie de l’esprit humain du rôle et de la pièce. » 554

L’apparition dans le système des notions de surobjectif et d’action transversale se fait comme par surcroît. Elle est liée en profondeur à la vie du système depuis ses origines puisqu’elle reprend, sur de nouvelles bases, l’image fondatrice de la graine, image évangélique, introduite par Nemirovitch-Dantchenko pour évoquer la croissance du rôle, de l’œuvre et du spectacle. L’idée de départ est donc littéraire : si l’on parvient à trouver l’élément séminal d’une œuvre, il sera possible de déployer le tout cohérent d’un spectacle pour le metteur en scène ou d’une image-personnage pour l’acteur. Les analyses vitalistes que nous avons présentées, ainsi que les fondements temporels et continuistes du système, sont repris à nouveau frais pour la compréhension du mode d’être des éléments mêmes du système. Cette image finaliste réutilise ainsi le vocabulaire de l’action, fixé par le chapitre sur les objectifs – zadači. Ceux-ci, mieux que les morceaux – kuski – peuvent diviser la pièce pour l’action. A chaque division, correspond un désir, une impulsion, un « je veux » et donc un « je suis » - ja esm’, autre reprise d’un motif religieux puisque le « je suis » est affirmé sous sa forme slavonne, comme Dieu s’adressant à Moïse dans le désert pour lui révéler sa nature et son nom 555 . Le préfixe superlatif du surobjectif marque l’entrée dans la sphère de l’essence, du fondamental, du premier. Stanislavski parle aussi d’une surconscience qui semble répondre au rôle du subconscient, en amont de la création, comme moteur de l’inspiration et contenu de la vie psychique. Le surobjectif est donc l’objectif principal, la raison d’être du rôle et de la pièce. C’est ce au nom de quoi la pièce a été écrite. L’acteur doit, par une remontée temporelle, retrouver le mobile créateur de l’auteur pour devenir auteur lui-même. Le surobjectif, dans une pensée perspectiviste, construit la focalisation de la ligne :

‘« L’impulsion vers le surobjectif doit être continue, ininterrompue, passant à travers toute la pièce et tout le rôle » 556

La continuité est l’une des qualités de la ligne qui tend vers le surobjectif. Dans un sens constructif, le surobjectif est comme le point central ou le point de fuite d’une perspective linéaire. Le surobjectif figure le « but principal de la pièce » qui « comme l’artère principale nourrit tout l’organisme de l’acteur et de la personne qu’il représente, lui donne la vie, à lui et à toute la pièce. » 557 La recherche du but créateur de l’œuvre d’où l’auteur a fait émerger sa pièce, est un processus lui-même complexe où l’on perd sans arrêt le but avant de trouver la dénomination, la sensation et l’image exacte du surobjectif. Que l’existence de ce but ait des consonances figuratives, l’interprétation graphique que propose Tortsov suffit à le montrer (ill.185). Une flèche du temps, orientée de la gauche vers la droite, marquée par plusieurs petites flèches, comme autant d’impulsions (d’objectifs) orientés vers le point principal :

‘« Une longue série de petites, de moyennes et de grandes lignes de la vie du rôle qui sont orientées dans un sens, vers le surobjectif. Les courtes lignes de la vie du rôle avec leurs objectifs, se succédant logiquement l’une l’autre, s’accrochent l’une à l’autre. Grâce à cela, il se forme une seule ligne transversale continue qui s’étire à travers toute la pièce. » 558

Ainsi, la ligne continue des impulsions qui marquait la valeur temporelle et figurative de tous les éléments du système trouve son point d’orgue dans l’idée d’action transversale ou de ligne continue de l’action. Cette ligne est dite transversale – skvoznaja – parce qu’elle traverse de part en part la pièce, du début à la fin. Chaque moment de la pièce ne vaut, du point de vue dramaturgique, que s’il trouve sa place sur la ligne de l’action transversale, dite simplement action transversale. Cette plasticité expressive de la figuration temporelle et dramaturgique d’un élément-clé du système correspond à l’idée de composition temporelle, de composition de l’action et de la vie en images. Comme lorsqu’il faisait la démonstration graphique de la continuité de la ligne, Tortsov figure également la dispersion des actions non focalisée (ill.186) L’élément dit tendancieux, idéologique dénature également l’organicité de l’œuvre qui comporte en elle son élément déterminant. Le troisième schéma de Stanislavski (ill.187) paraît particulièrement audacieux, si l’on songe qu’il est écrit et publié dans l’URSS de Staline où depuis la Révolution la tendencioznost’, le caractère « tendancieux », c’est-à-dire idéologique d’une œuvre est toujours revêtu d’un sens très positif (c’est dans ce sens positif, par exemple, que l’utilise Maïakovski). Les protestations de Govorkov qui défend cette fois la liberté du metteur en scène de donner son interprétation de l’œuvre du poète, sont contredites par Tortsov qui propose une réflexion générale sur la temporalité artistique, distinguant l’éternité, la modernité et l’actualité du jour (zlabodnevnost’) :

‘« Le moderne peut devenir éternel, s’il porte en soi de grandes questions, de profondes idées. Je n’ai rien contre une telle modernité, si elle est nécessaire à l’œuvre du poète.
Au contraire, ce qui est dans l’actualité du jour au sens étroit ne deviendra jamais éternel. Cela ne vit qu’aujourd’hui et peut déjà être oublié demain. Voilà pourquoi une œuvre d’art éternelle ne s’apparentera jamais organiquement à la simple actualité du jour, quelque raffinement qu’inventent les metteurs en scène, les acteurs et vous-même [ = Govorkov] en particulier. » 559

Tortsov trahit ainsi une conception idéaliste de l’art, hors du temps, selon une conception normative de l’essence de l’art. Dans la pratique, nous découvrons au contraire une composition très raffinée du matériau temporel et figuratif par la méthode de la division et la hiérarchie des éléments. La voie empruntée par le metteur en scène n’est du reste pas entièrement bloquée. Il peut se frayer un chemin dans une voie mixte que l’on pourrait appeler, avec un peu d’ironie, la voie du pamplemousse proposée par l’image de la greffe :

‘« Mais il arrive néanmoins que la tendance s’apparente au surobjectif. Nous savons que l’on peut greffer à un oranger une branche de citronnier, il en naîtra un nouveau fruit qui s’appelle en Amérique “grapefruit” – pamplemousse.
On peut faire une pareille greffe à la pièce. Parfois, l’on peut greffer naturellement à une œuvre ancienne, classique, une idée moderne qui rajeunit toute la pièce. Dans ce cas, la tendance cesse d’exister pour elle-même et renaît comme surobjectif. » 560

Le sens du surobjectif et de l’action transversale est bien de faire œuvre d’art, de construire le spectacle ou le rôle, de donner une forme artistique à tous les éléments mis en œuvre par le système. Tortsov donne beaucoup d’exemples dans ce chapitre, d’abord tirés de la pratique personnelle d’acteur de Stanislavski, lorsqu’il joue Argan dans Le Malade imaginaire, mis en scène en 1913 par Alexandre Benois, puis le chevalier de Ripafratta, l’année suivante dans une mise en scène, là aussi commune avec Benois, de La Locandiera de Goldoni. Mais c’est l’apologue sur l’actrice Z. qui étudie à fond le système et se met à jouer plus mal qu’avant qui est peut-être la confidence la plus personnelle. Dans Ma Vie dans l’art au chapitre « Essai de mise en application du “système” dans la vie », Stanislavski reconnaît qu’il s’est mis à jouer bien plus mal, lorsqu’il a voulu s’appliquer le système à lui-même. L’actrice Z., selon Tortsov, oublie la continuité des tâches et la sensation affective du surobjectif, susceptible de réveiller la nature et le subconscient :

‘« Sans eux, il n’y a pas de “système”. Cela veut dire que vous ne créez pas sur scène, mais que vous faites des exercices isolés sur le “système” qui n’ont aucun lien entre eux. Ils sont utiles pour un travail d’école, mais pas pour un spectacle. Vous avez oublié que l’on a besoin de ces exercices et de tout ce qui existe dans le “système” d’abord et avant tout pour le surobjectif et l’action transversale. C’est la raison pour laquelle les morceaux de votre rôle, beaux en eux-mêmes, ne font pas impression et ne donnent pas, pris tous ensemble, satisfaction. Brisez la statue d’Apollon en mille morceaux et montrez au public chacun de ces morceaux, pris séparément. Ces fragments ne sauraient captiver celui qui les regarde. » 561

Le surobjectif semble donc bien lié à l’inspiration qui semble tant manquer à Nazvanov à la fin de ces leçons, avant que le dernier chapitre ne traite du subconscient, pour le convaincre tout à fait de l’efficacité du système. Tortsov dément tout lien avec cette immédiateté créatrice qui n’a que faire de la patience et des années de pratique et d’étude nécessaires pour donner un sens aux formules froides de la raison :

‘« Sur ce point, ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser. Le “système” ne fabrique pas d’inspiration. Il ne fait que préparer un terrain favorable pour celle-ci. Mais savoir si elle viendra ou si elle ne viendra pas, demandez plutôt à Apollon, à notre nature ou au hasard. Je ne suis pas un magicien et ne vous montre que de nouveaux appâts, des procédés pour provoquer le sentiment, la vie éprouvée. » 562

Toute action n’existe que par rapport à un but à atteindre, mais ce but principal, le surobjectif, ne peut exister sans les actions qui permettent de s’en rapprocher.

Notes
553.

Ibid., p. 84.

554.

Ibid., p. 126.

555.

« Je suis celui qui suis », Exode, 3, 14. En russe, ce verset, à la traduction et à l’interprétation si controversée, est « Ja esm’ suščij », litt. « Je suis l’essentiel » ou « je suis essentiellement ».

556.

“Le surobjectif. L’action transversale”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 333.

557.

Ibid.

558.

Ibid., p. 342.

559.

Ibid., p. 343-344.

560.

Ibid., p. 344.

561.

Ibid., p. 340.

562.

Ibid., p. 347.