De prospectiva agendi

Nous avons vue cette ligne temporelle d’action continue comparée par Stanislavski à un feu d’artifice d’impulsions changeantes. Elle se construit sur scène comme une vie. Nous voyons les parallèles possibles avec la perspective picturale. C’est ce que dit Tortsov à Nazvanov et Choustov à la fin du long chapitre sur la parole. Les deux amis viennent le voir, un peu dépités, comme l’avait fait Nazvanov à la fin du chapitre du surobjectif parce qu’il regrettait que le système ne donne pas l’inspiration. L’expérience de division plastique du monologue d’Othello que Tortsov a faite à la fin du chapitre « Comme les vagues glacées des eaux du Pont… » 563 déçoit les deux interprètes de la pièce lors du spectacle de présentation. Le tempo-rythme, les visions, les pauses, les courbes, les objectifs, les rétentions, l’irradiation, tous les éléments semblent être convoqués pour l’analyse de quelques vers (quarante mots) qui se déploie sur plusieurs pages, composant une sorte de poème intérieur de l’acteur-metteur en scène. A la fin, pour indiquer la chute du monologue tragique, les mots mêmes viennent à manquer et Stanislavski le représente par un dessin. Ces « dessins phonétiques » et ses « couleurs sonores », comme les nomme Tortsov, laissent Nazvanov et Choustov complètement désarçonnés devant le travail intérieur de l’acteur. Les deux amis semblent avoir perdu tout contrôle de la parole. Nazvanov avoue à son maître qu’il ne sait plus parler. Les pauses, les accents, les figures phonétiques font perdre toute conscience du propos, de la pensée et de la présence, jusqu’au vertige.

La solution de ce problème nécessite un entretien particulier entre Tortsov et ses deux élèves, chez lui, après la classe, à dix heures du soir. C’est la matière du chapitre sur « La perspective de l’acteur et du rôle » qui n’a pas été terminé et qui n’est publié par les éditeurs que par une juxtaposition de deux fragments des manuscrits de Stanislavski. Le lien avec le chapitre sur le surobjectif et l’action transversale est direct. Nazvanov commence par regretter que l’inspiration soit remplacée par le calcul de l’acteur. Nous sommes dans une problématique de la composition de l’action, de la distribution de l’énergie et des attaques temporelles, du retard et de l’anticipation, de la représentation du but final de l’acteur et du rôle. La perspective est définie selon un modèle pictural :

‘« Convenons d’appeler “perspective” le rapport harmonieux, calculé et la distribution des parties dans la saisie du tout de la pièce et du rôle. (…)
On peut comparer la perspective dans le jeu de l’acteur aux différents plans de la peinture. Là, comme pour nous, existent le premier, le deuxième, le troisième et les autres plans.
En peinture, ils sont transmis par les couleurs, la lumière, les lignes qui s’éloignent ou se rapprochent et sur scène par des actions, des actes, une pensée qui se développe, un sentiment, la vie éprouvée, le jeu d’acteur et le rapport réciproque des forces, de la couleur, de la vitesse, de l’acuité, de l’expressivité, etc.
En peinture le premier plan est plus déterminé, plus fort en couleurs que les plans plus éloignés.
Dans le jeu sur scène, les couleurs les plus épaisses ne sont pas peintes en fonction de la proximité ou de l’éloignement de l’action elle-même, mais selon leur importance intérieure dans le tout de la pièce.
Les grands objectifs à accomplir, les grandes volitions, les grandes actions intérieures et autres sont mis au premier plan et deviennent principaux, ceux dont l’importance est moyenne ou petite sont relégués à l’arrière, devenant auxiliaires et secondaires» 564

La perspective dont il est question se dit en termes picturaux, comme s’il s’agissait des plans peints par le peintre sur le fond de scène. Mais l’auteur-peintre peint avec l’action. Le plan de projection de la surface de représentation est d’abord sa conscience de soi (sensation de soi) imageante, sa capacité à construire une image dans le temps, à tenir la perspective qui est comme le « chenal » de son action. Le point focal oriente l’action. En fonction de sa capacité à projeter à l’intérieur de lui-même les lignes de construction de la composition selon l’objectif et le surobjectif de la pièce, il sera plus ou moins bon peintre, dans une peinture ou une perspective de l’action. Le peintre Piero della Francesca avait composé l’un des premiers traités de perspective sous le titre de De prospectiva pingendi, chez Stanislavski et au théâtre, il s’agit d’une prospectiva agendi. Il s’agit bien de composer l’action de la pièce sur toute sa durée, comme l’on compose un tableau peint, selon les mêmes règles, mais l’analogie, se déplaçant, change de sens. La perspective dont il est question n’est plus spatiale, mais temporelle et dramaturgique, en fonction de la durée de la pièce et de l’objectif à accomplir. La ligne de la perspective centrale de la pièce correspond à la ligne continue de l’action transversale qui perce la surface de la pièce, tout comme la perspective traverse le plan bidimensionnel pour ouvrir la « fenêtre » dont parle Alberti au premier livre du De pictura.

‘« Ce n’est que lorsque l’acteur aura pensé, analysé, éprouvé la vie de tout le rôle en entier que s’ouvrira devant lui une perspective lointaine, claire, belle, attirante, son jeu devient pour ainsi dire capable de voir loin, sans plus être myope comme auparavant. » 565

Cette construction temporelle de l’action n’est possible qu’à partir d’un point de fuite central qui informe la vie du rôle. Le réalisme rend ce point plus organique et vivant que semblable à un point géométrique. C’est le surobjectif :

‘« Une grande action physique, la transmission d’une grande pensée, l’expérience éprouvée [pereživanie] de grands sentiments et de grandes passions qui se créent à partir d’une multitude de parties, une scène, un acte, toute une pièce enfin ne peuvent se passer de perspective et de but final (le surobjectif). » 566

Le surobjectif est le point focal de la ligne du rôle, de la construction de toute la pièce. La précision de la construction dont Tommaso Salvini dans le rôle d’Othello est l’exemple permanent est d’une rigueur mathématique. Il s’agit de dissiper la brume des lointains pour favoriser un jeu conscient de ses implications. Ce point du surobjectif est ce que Popov appelle « l’objet central », recherché dans le tableau, pour être découvert dans la pièce, dans le rôle, dans un acte, dans une scène, dans un monologue. Vassiliev, héritier de cette école, l’appelle « événement principal », comme cela se fait couramment en Russie. Toute analyse dramaturgique en Russie commence par la recherche de l’événement principal et de l’action transversale au point que cette discussion puisse apparaître souvent comme scolastique, si l’on oublie ces implications concrètes pour le jeu. Ce n’est pas le cas dans le cadre du système, comme ce n’est pas le cas chez les grands metteurs en scène

Notes
563.

Othello, acte III, scène 3, voir texte N°9 en annexe

564.

“La perspective de l’acteur et du rôle”, Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 135.

565.

Ibid. La dal’nozorkost’ est à la fois la presbytie et, littéralement, la capacité de voir loin. Blyzorukost’ est la myopie qui ne voit que de près.

566.

Ibid.