Renversement de perspective

S’il m’est permis de revenir sur un point de théorie, propre au lexique d’Anatoli Vassiliev, il est nécessaire de préciser ici la terminologie et la théorie même qui n’est pas sans intérêt pour la compréhension des enjeux. Vassiliev commence la pratique professionnelle du théâtre en 1973 au Théâtre d’Art de Moscou où il met en scène Solo avec horloge à carillon de Zahradnik avec les derniers acteurs du Théâtre d’Art qui aient directement connu Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko. Mais, dans les années soixante-dix, il est actif à un moment où deux générations déjà le séparent de Stanislavski, même s’il a étudié avec Knebel et le fils de Popov dont il est sans doute plus proche esthétiquement. L’aspiration est alors tout à fait différente, elle va vers une liberté de forme et de ton, une liberté des mœurs, le jazz, le roman américain, une sorte de nouvelle vague, avec la passion du cinéma : Vassiliev veut être réalisateur de cinéma bien avant de devenir metteur en scène de théâtre. La perspective et la construction psychologique de l’action en plans sont rigoureuses, mais aussi décalées, variées. Les années quatre-vingt sont celles de la découverte d’une tradition non psychologique du théâtre, du Roi Lear de Shakespeare, d’Oscar Wilde, de Platon, de Thomas Mann avec le vieux désir de mettre en scène Les Possédés de Dostoïevski. Le texte biblique, l’attrait de l’antique, poussent à une représentation non réaliste. Vassiliev reprend du père Florensky le concept de perspective inversée que celui-ci applique à la représentation antérieure à la Renaissance, en particulier pour la peinture d’icônes et pour les fresques et les mosaïques médiévales. Vassiliev en fait une notion dramaturgique (ill.191). Dans les structures de jeu, l’énergie de l’image provient d’un élément conceptuel situé à la fin de l’œuvre. C’est en fonction de cette zone du final que l’acteur construit l’action. La perspective inversée contredirait ainsi le sens de la perspective stanislavskienne qui prend son impulsion du point de départ (ill.189 et 190). Ce n’est qu’en partie le cas. Stanislavski écrit à propos du rôle (en l’occurrence le rôle de Lucas dans Les Bas-fonds de Gorki) : « car son début dépend de la fin » 567 . La fin du rôle, et même de la pièce, (puisque ce personnage ne joue pas dans le dernier acte) informe le devenir du rôle et doit lui servir de point focal de construction. Il est vrai que Stanislavski n’aura pas été jusqu’à théoriser le mode de construction dramaturgique à partir de la fin de la pièce contrairement à Vassiliev qui l’a appelé « structures de jeu ». Il faut pour cela penser une inversion de la flèche du temps que Vassiliev représente dans ses schémas illustrant le jeu de l’acteur dans les structures de jeu (ill. 192 et 193) où la flèche part de l’événement principal final pour se projeter en arrière vers le début et où tous les fragments sont séparés par ce qu’il appelle des « nœuds ». Dans le cadre vassilievien, au lieu de « tricoter » le rôle d’objectifs en objectifs, de réactions en actions (selon la formule célèbre dans la pédagogie théâtrale russe « petite boucle, petit crochet »), il faut créer une tension prospective et rétrospective à partir de l’événement principal et apprendre ainsi la composition à l’envers. On voit combien ces réflexions théoriques sont rendues possibles par la théorie figurative de Stanislavski lui-même et surtout, comment cette nouvelle réflexion figurative permet de prolonger la théorie. C’est là sans doute un signe important pour saisir la façon dont on peut développer des théories théâtrales au contact intime d’autres arts.

Notes
567.

Ibid. p. 136.