Surobjectif et sur-surobjectif : les deux perspectives

L’originalité de Stanislavski est aussi de faire une théorie complète de la perspective en liaison avec le surobjectif et la ligne de l’action transversale. Nous avons évoqué les aspects plastiques du système et ce que les éléments géométriques figuratifs sont capables de construire. Mais avec la perspective on rentre de plain-pied dans la figuration de l’action sur scène, dans la construction du temps pour l’action. On passe de catégories figuratives à des catégories temporelles au théâtre, mais la construction se fait vivante, pour l’action, le personnage rendu vivant, et donc aussi pour l’acteur. L’édifice stanislavskien est parachevé par une éthique qui prend de plus en plus d’importance et qui recouvre des aspects centraux de la psychologie de la création, que nous ne pouvons développer dans le cadre de cette recherche. Cet aspect éthique, personnel, peut-être même lyrique, de la théorie de la mise en scène et du jeu de l’acteur se retrouve dans la théorie des deux perspectives de même que dans la théorie du surobjectif. Ces deux éléments-clé se dédoublent. La perspective et le surobjectif existent pour l’œuvre, pour l’auteur, mais aussi pour l’acteur, figure même du créateur dans le système de Stanislavski et dans le théâtre russe.

Dans le chapitre sur l’éthique, Stanislavski imagine un acteur qui arrive en retard au théâtre, il doit jouer dans une demi-heure, il vient d’être cambriolé, il se rend compte qu’il a oublié la clé de son tiroir contenant de l’argent. Il est possible que l’on le lui ait volé, or il doit payer son loyer le lendemain et ses rapports avec sa logeuse sont très mauvais. Il reçoit une lettre dans laquelle il apprend la maladie de sa mère. On peut voir dans cette fiction une satire ou une exagération de Stanislavski, mais sa biographie même montre qu’il dut jouer le rôle de Satine, le jour même de la mort de sa mère. Il ne s’agit cependant pas de données biographiques ou de qualités personnelles à visée hagiographique, mais d’un problème artistique brûlant. Comment être disponible pour l’humeur créatrice ? Comment laisser à la porte du théâtre les rancunes, les jalousies, les soucis dont une vie est faite ? La particularité du théâtre est que l’acteur dont l’instrument principal est le maniement du temps, n’est pas maître du sien. Le théâtre est cet art qui ne choisit pas son heure. Le temps est déjà fixé. Ce cas d’espèce envisagé a à voir avec l’attente, l’anticipation, la construction de l’avenir pour l’acteur, dans sa vie même et dans sa pratique théâtrale. Cette représentation de l’avenir propre de l’acteur est ce que Stanislavski appelle le sur-surobjectif et la perspective de l’acteur qui redoublent et complètent le surobjectif de l’auteur et l’action transversale de l’œuvre. Si l’art de l’acteur est vivant, organique, construit sur le tempo-rythme vibrant de la vie, alors sa poétique est liée à la représentation de la vie. Le finalisme enveloppe la vie même de l’acteur, retrouvant les accents messianiques et prophétiques du romantisme des Ambulants :

‘« Imaginez un homme acteur idéal qui consacre toute sa personne à un seul grand but de la vie : “élever et donner de la joie aux hommes par l’élévation de son art, leur expliquer les beautés sacrées de l’âme des œuvres des génies. (…) à la haute mission culturelle d’instruction de ces contemporains. (…) Convenons à l’avenir d’appeler de tels buts de la vie des sur-surobjectifs et des actions sur-transversales. » 568

L’image qui permet d’exemplifier ce concept est tirée de l’expérience personnelle de Stanislavski-Tortsov. Lors d’une tournée à Saint-Pétersbourg, il sort excédé du théâtre, après une mauvaise répétition. Il découvre tout un campement de « milliers de personnes » (sic) à la sortie du théâtre, installées pour la nuit, afin de veiller jusqu’à l’ouverture de la caisse le lendemain matin. C’est à la lueur de ces feux de camp, assez faits sans doute pour impressionner l’interprète passionné du rôle d’Othello que survient, comme un bouleversement, l’idée du théâtre :

‘« Que la valeur du théâtre est grande pour les hommes ! Comme nous devons prendre conscience de cela en profondeur ! Quel honneur et quel bonheur de donner une joie élevée à des milliers de spectateurs, prêts à sacrifier leur vie pour elle ! J’eus envie de me créer un tel but élevé que je nommais le sur-surobjectif et son accomplissement l’action sur-transversale. » 569

On peut sourire de la naïveté du lexique sacrificiel, mais l’originalité de cette notion tient à ce que Stanislavski a visiblement tenté, sans parvenir au bout de son effort, de faire de l’espoir, de l’attente, du sens et du but de la vie des éléments constructifs en art. D’une certaine manière, tous les éléments du système sont censés éveiller l’attention sur l’humeur créatrice de l’acteur et la composer. Les notions de sur-surobjectif et de sur-action transversale donnent des instruments pour penser le but et le sens même de la création artistique, dans un métier où le désenchantement cède souvent la place à l’enthousiasme. Ce sont toutes ces réflexions, assez allusives dans la première partie du traité, qui reçoivent une signification plus nette grâce la notion de perspective de l’acteur dans la seconde partie (il s’agit de deux fragments dont l’éditeur a fait un chapitre spécifique). Voici comment Stanislavski présente ou introduit la différence entre les deux perspectives :

‘« Le personnage de la pièce ne sait rien de la perspective, de son avenir, alors que l’acteur doit toujours penser à cet avenir, c’est-à-dire tenir compte de la perspective. » 570

Tout est question de conscience et de construction temporelle de cette conscience. L’acteur ne doit donc pas oublier ou faire semblant d’ignorer l’avenir de son personnage, c’est-à-dire son propre avenir en tant qu’interprète du rôle :

‘« Quand bien même le personnage ne doit pas connaître son avenir, la perspective du rôle est nécessaire pour évaluer mieux et plus complètement, à chaque instant, le futur le plus proche et s’abandonner entièrement à lui. » 571

Stanislavski a peut-être confondu les deux perspectives (la perspective du rôle doit être ici comprise comme perspective de l’acteur), elles sont en tout cas proches, voire confondues dans la personne de l’acteur qui est un être double, à la fois acteur et personnage, humanité personnelle et fiction. La perspective est donc, encore une fois, comprise dans le temps théâtral plus que dans l’espace. La figuration temporelle se fait psychologique, à partir de l’exemple du rôle d’Hamlet, visiblement marqué par les interprétations mystiques de Craig et de Mikhaïl Tchekhov. Les « couleurs de l’âme » du personnage sont un mélange de nombre de sentiments à l’égard de sa mère, de sa bien-aimée qu’il doit aimer et à laquelle il doit renoncer. Surtout l’apparition du père donne une ouverture temporelle vers l’au-delà :

‘« Lorsque Hamlet connaît ce mystère de l’existence future, tout dans la vie réelle perd sa signification antérieure » 572

L’organisation des sentiments du rôle peut se faire harmonieusement, plastiquement si l’on tient compte du sens de l’œuvre, du surobjectif par cette opération temporelle entre passé, présent, futur :

‘« Mais si l’on distribue correctement tous ces sentiments éprouvés selon la ligne de la perspective, selon un ordre logique, systématique et successif, comme l’exige la psychologie d’une figure [obraz] complexe et la vie de son esprit humain qui se développe de plus en plus sur toute la longueur de la pièce, l’on obtiendra une structure droite, une ligne harmonieuse, dans laquelle le rapport réciproque des parties de la tragédie d’une grande âme qui croît et s’approfondit joue un rôle important.
Peut-on rendre n’importe quel endroit d’un tel rôle sans avoir en vue sa perspective ? » 573

Figurer le temps, c’est donc figurer la psychologie du rôle, les divisions fragmentées de ses expériences éprouvées. En ce sens le personnage, figure ou image, devient réellement un matériau plastique apparié à la psychologie de l’acteur. Il s’agit de procéder à ce que Stanislavski appelle « le jeu avec la perspective », notion conceptuellement importante, car le jeu plastique, devient théâtralement jeu temporel, psychologique et figuratif, chaque fragment, chaque objectif pouvant être compris comme impulsion et comme image. Le jeu perspectif, dans la construction du rôle ou de la présence scénique de l’acteur, est également un jeu temporel entre le passé et l’avenir. Si le temps est successif pour Hamlet, il est rétroactif pour l’acteur qui peut le modeler :

‘« En effet, Hamlet ne doit pas connaître son destin et la fin de sa vie alors qu’il est indispensable à l’acteur de voir en permanence toute la perspective, faute de quoi il ne pourra correctement distribuer, colorer, ombrer et modeler ses parties (…)
Au contraire de la perspective du rôle, la perspective de l’acteur doit sans arrêt tenir compte de l’avenir. » 574

Le rôle a une perspective, une attente, un but vital qui ne correspond pas à son destin dans la tragédie, mais l’acteur doit tenir compte de ce destin, de ce but suprême, surobjectif qu’il peut entrevoir dans sa course temporelle, pour en retenir plus de conscience, parce que c’est en fonction de ce point de fuite qu’il élabore son parcours. Jouer, c’est pratiquer l’art du temps, de la reprise, de l’arrêt dans la pause, de l’anticipation, de la surprise, d’abord pour soi-même. Ce n’est donc dévoiler que progressivement son jeu, élaborer une économie, un calcul de ses forces, un rapport de contraste entre les différents objectifs à accomplir par soi et par le rôle et leur valeur. Le maniement de cet équilibre construit la perspective de l’acteur qui joue dans les deux sens du temps, dans l’univers artistique de la création théâtrale :

‘« Ce n’est qu’en une observation instantanée du passé et de l’avenir du rôle que vous pourrez appréciez dignement le morceau qui vient. Mieux vous sentirez son importance dans le tout de la pièce, plus il sera facile de diriger sur lui l’attention de tout votre être. (…)
Nous avons besoin de la perspective de l’acteur-homme lui-même, de l’interprète du rôle pour penser, à chaque instant, à l’avenir, pour mesurer nos forces créatrices intérieures et nos possibilités expressives extérieures, pour les distribuer de façon juste et utiliser raisonnablement le matériau accumulé pour le rôle. » 575

La construction harmonieuse des parties vaut pour l’architecture du rôle, d’une scène, d’un acte, de la pièce, mais aussi pour l’architecture du système lui-même. Pour l’acteur, il s’agit de pouvoir prendre la mesure de ses forces créatrices, de fonder une économie temporelle et psychologique de l’action afin de ne pas perdre toutes ses forces, en éclatant tout d’un coup. Le jeu théâtral se fait au présent, dans l’instant, qui envisage le passé et l’avenir, mais l’art consiste également, et dans le même temps, à réguler le jeu de ses forces créatrices, comme dans une course de fond où l’on ne peut s’arrêter tous les vingt pas. L’image du mouvement physique apparaît aussi dans le chapitre sur le surobjectif, où l’inertie de l’action dans le temps était comparée à un jeu d’enfant : une ficelle accrochée à un bout de bois et qui s’enroule progressivement autour de lui. Si l’on place une brindille au moment de la plus large amplitude, le mouvement est brisé, alors qu’à l’inverse la perspective donne de l’air et de l’espace :

‘« Elle [ = la perspective] donne un large espace, un large élan, une inertie pour nos expériences éprouvées intérieures et nos actions intérieures et c’est très important pour la création. » 576

La perspective construit l’action transversale et le surobjectif, elle relie et manipule artistiquement les temps, pour créer de l’action. L’image de ce jeu temporel entre le passé et l’avenir est posée à travers l’idée même d’action qui suppose le recours à deux forces d’impulsion en sens contraires. L’essence de l’action et du théâtre est, pour le théâtre russe, dans le conflit. C’est de là que provient la notion de contre-action transversale au chapitre du surobjectif dans la première partie du système. Stanislavski a peu théorisé le conflit dans ses écrits, mais c’est l’une des bases de l’enseignement du système dans une esthétique de l’action :

‘« - Toute action rencontre une action contraire et d’ailleurs la seconde action provoque et renforce la première. Voilà pourquoi dans chaque pièce, avec l’action transversale passe en sens contraire, venant à sa rencontre avec hostilité, l’action contre-transversale.
C’est bien et nous devons saluer un tel phénomène parce que l’action contraire provoque naturellement une série de nouvelles actions. Nous avons besoin de cette confrontation permanente : elle fait naître le combat, la dispute, la discussion, toute une série d’objectifs qui leur correspondent et leur solution. Cela provoque l’activité, l’action qui sont la base de notre art. » 577

L’image de ce conflit, du point de vue de la construction plastique du temps et de l’action, est la possibilité de jouer avec la flèche du temps, de fragmenter et de faire vivre les actions. Un temps psychologique, devenu image vivante dans la personne de l’acteur, créateur dans un monde fictif d’émotions non fictives, c’est bien là au fond l’une des définitions possibles de l’action dramatique et du théâtre. La perspective n’est donc pas seulement une belle construction calme qu’il faudrait contempler. Le surobjectif est un point créateur de temporalité et de vie, plein de contradiction aussi, en un sens quasi dialectique et hégélien. C’est peut-être parce que tout s’oppose au surobjectif, et pourquoi pas au sur-surobjectif, que le but peut passer de l’autre côté de la représentation et cesser d’être une image, une aspiration, pour prendre tout le divers et toute la force de la réalité.

L’élément plastique dans la formulation du système trouve donc, selon nous, son point d’orgue avec la notion de perspective de l’action qui permet aussi bien d’envisager la finalité du personnage, de la figure représentée qui a des objectifs secondaires et un objectif principal, que la finalité pour l’acteur de sa présence sur scène et du sens qu’il y a à pratiquer cet art. Le lexique figuratif est d’un précieux secours pour formuler une théorie plastique du jeu, de la composition dramaturgique de l’œuvre par des opérations temporelles qui ont un effet sur la psychologie et sur les possibilités figuratives. Les conditions d’exercice de l’art deviennent aussi, à chaque instant, des éléments moteurs pour l’actualisation même de la pratique artistique. Le jeu devrait ainsi être compris comme un processus permanent de traduction des images spatiales en impulsions temporelles et en psychologie, qui créent en retour un matériel figuratif.

Notes
568.

“Le surobjectif. L’action transversale”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 340.

569.

Ibid. p. 341.

570.

“La perspective de l’acteur et du rôle”, Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 136.

571.

Ibid. p. 137.

572.

Ibid.

573.

Ibid.

574.

Ibid. p. 138.

575.

Ibid.

576.

Ibid. p. 139.

577.

“Le surobjectif. L’action transversale”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 345.