Conclusion

L’expérience de Stanislavski, des premiers essais amateurs dans le vaudeville et l’opérette à l’élaboration des catégories dramatiques du système, porte la trace d’une perpétuelle réflexion figurative. C’est d’abord la figuration d’un acteur, épris de son image, façonnée à travers le miroir par la recherche du costume, de la démarche et l’expression du visage peint avec le maquillage. Le grimage fabrique théâtralement l’image du personnage, parallèlement à la caractérisation extérieure du type. L’expérience et la réflexion de Stanislavski le conduisent à se détacher de cette figuration extérieure, ce qui l’amène à redéfinir la signification des images en art : art de la vie éprouvée conforme à la nature et art de la représentation qui élabore la forme extérieure. C’est le metteur en scène qui est l’instrument de cette transformation. Stanislavski, comme metteur en scène, travaille alors à créer grâce à l’humeur – nastroenie – un monde environnant la figure, un fond sonore et visuel, une atmosphère. La figuration inclut l’élément de la durée, les pauses psychologiques, les gestes, les réactions, des activités secondaires qui emplissent le texte scénique écrit dans le cahier de mise en scène qui comporte le dessin des déplacements. Le metteur en scène invente des personnages, des gestes, des mouvements. L’humeur fait, pour ainsi dire, sortir la figuration scénique de l’éclair temporel qu’est le cliché figuratif.

La nécessité d’exprimer l’indicible de la dramaturgie de Maeterlinck, le renouveau pictural symboliste conduisent Stanislavski à des expériences figuratives de metteur en scène où il se départit du naturalisme. La centralité de l’acteur, dans la constitution du système, pour la culture théâtrale de Stanislavski, issue du Théâtre Maly, le conduit cependant à chercher une nouvelle figuration à partir de la psychologie de l’acteur, des mouvements de son âme, de ses impulsions, du tracé de son humeur, de la ligne de ses désirs et de ses intentions. Cette priorité renverse les coordonnées figuratives puisque le metteur en scène renonce au tracé du mouvement physique imposé, à l’inventivité de ses trouvailles d’atmosphère au nom de l’acteur qui doit figurer par les moyens propres de son art. D’une certaine façon, le peintre-décorateur se fait lui-même acteur, recherchant sans cesse des solutions nouvelles et les accumulant sous la forme de croquis alors que l’acteur accumule les images pour constituer la « pellicule cinématographique » du rôle.

Nous proposons de voir dans l’entreprise du système, dans ses rédactions successives et ultimes, au cours des années trente, un travail de mise en scène, fait à propos du jeu de l’acteur. Il s’agit de créer la dramaturgie de la formation d’une individualité créatrice par la prise de conscience des instruments expressifs de son art. Or la langue intérieure de l’action requiert la langue extérieure de la vision et de l’ouïe pour s’articuler. C’est ainsi que le lexique pictural, musical et graphique est esthétiquement dominant dans Le Travail de l’acteur sur soi. Mieux que la seule langue de la psychologie, ce lexique peut traduire en images les impulsions. La dramaturgie suppose le passage des catégories figuratives sous la sphère temporelle. La ligne, la perspective, l’image expriment ici une durée scénique qui s’oppose à la tension inutile qui raccourcit le temps pour ne produire qu’une création d’où la nature est absente. Le temps est aussi compris physiquement, comme l’abolition des tensions, distorsions et malaises intérieurs de l’acteur, pour libérer son esprit en vue d’objectifs très précis : viser le surobjectif de l’œuvre et son propre sur-surobjectif qui est le but de sa « vie dans l’art ».

Eisenstein, dans l’article mordant, à la fois ironique, polémique et intéressé, qu’il a consacré à Stanislavski compare ce processus à l’ascèse de la prière qui doit mener à l’extase, à travers des visions très concrètes 578 . Toutefois, le travail de l’acteur se distingue de l’ascèse par l’impératif de l’action. Les intérêts du cinéaste et de l’auteur du Système se font écho puisqu’il s’agit de savoir comment diviser l’image, comment produire un matériau figuratif émotionnel. L’intérêt est commun. Le découpage en séquences et objectifs, exemplifié, dans Le Travail de l’acteur sur soi, par le découpage fictif d’une dinde, est un élément de montage au sein du jeu de l’acteur que ne peut manquer de relever l’auteur d’une théorie et d’une pratique du montage, compris comme composition de séquences.

Un prolongement possible de notre travail serait de tenter une comparaison, une mise en tension conceptuelle et parfois visuelle de l’entreprise théorique de Stanislavski et de celle d’Eisenstein. Les points de concours sautent, pour ainsi dire, aux yeux et peuvent se révéler intéressants du fait de l’ardente réflexion terminologique d’Eisenstein qui consacre ainsi un article au « monologue intérieur » et invente toute une série de composés du russe mizanscena que nous avons traduit par mise-en-scène : « mise en geste », « mise en cadre », etc. C’est seulement sur un petit point figuratif que nous ferons ici l’essai d’une comparaison. Eisenstein tend vers la mise au point d’un système de l’image cinématographique et retravaille pour son compte tous les détours de la notion d’obraz. Sans avoir entièrement finalisé ce projet, il a laissé des dessins qui figurent l’édifice de sa « méthode », comme il désignait lui-même son projet systématique. Nous aimerions comparer l’un d’entre eux avec une esquisse équivalente de Stanislavski pour rassembler les éléments du Système, dans la mesure où le sommet de l’entreprise figurative et dramatique de Stanislavski est bien, selon nous, d’avoir songé et même tenté de figurer le système.

Le dessin d’Eisenstein, publié au tome 2 des œuvres choisies 579 , figure l’édifice théorique du système cinématographique qu’Eisenstein voulait ériger. The Building to be built » est le sous-titre de son croquis daté du 10 mars 1939. Il figure un temple classique (ill. 194). Les deux marches sont « La méthode DIALECTIQUE» et « L’expressivité de l’HOMME ». Les quatre colonnes de gauche à droite sont « le Pathos », la « Mise-en-scène », la « Mise-en-cadre » et le « Comique ». La porte du temple est le « Montage » strié de hachures comme la colonne de la mise-en-scène. Le temple lui-même est celui de l’image que l’on peut aussi comprendre comme forme (Obraz). Les trois lettres centrales (Bra) se concentrent au-dessus de la porte du montage : « le montage comme porte de la compréhension de l’image », écrit Eisenstein en légende. Le centre du fronton est occupé par la « Philosophie de l’art », le côté droit par la technique et le côté gauche par la sociologie. Le sommet du temple est coiffé d’un drapeau qui est « La méthode du Cinéma » ou « La méthode cinéma », comme un moyen de lecture de l’image, de création de la forme qui, pour Eisenstein, comprend aussi bien la littérature où il voit de grands maîtres du montage, comme Pouchkine et Zola.

Le schéma de Stanislavski est reproduit dans les suppléments du troisième volume des Œuvres paru en 1955 580 (ill. 195). Il figure au milieu de fragments épars qui n’ont pas trouvé place dans la rédaction définitive ou le montage des éditeurs puisque Stanislavski lui-même n’a entièrement revu que la première partie du Travail de l’acteur sur soi. Le schéma publié n’est sans doute qu’un pâle reflet de l’original, dans la mesure où l’éditeur, « pour plus de netteté» (sic), a ramené les couleurs à deux teintes : noire et verte. La couleur verte renvoie à tout ce qui se rapporte au rôle et le noir à tout ce qui concerne l’acteur. La forme générale du schéma est plus « organique » qu’architecturale. L’édifice du système se présente comme un réseau ramifié, anthropomorphique, avec deux énormes poumons et une colonne vertébrale qui court jusqu’au sommet.

Le schéma ressaisit les éléments et marque bien l’importance de la ligne centrale figurative. Les trois encadrés du bas, numérotés 1, 2 et 3, sont plus architectoniques. Ce sont les bases du système : 1. L’activité, l’action ; 2. L’aphorisme de Pouchkine 581  ; 3. Le subconscient à travers le conscient. La primauté de l’action s’équilibre avec le précepte du réalisme et au centre, comme en retrait, le principe, plus fondamental ou plus profond encore, du subconscient qui ne peut être activé que par les moyens conscients que sont précisément les éléments du système. Si l’on suit la ligne centrale verte qui est celle du rôle et de la perspective du rôle nous voyons qu’elle mène tout droit au centre de l’œuvre : le but ultime (numéro 15) intitulé « Surobjectif présupposé ». Cette ligne est aussi bien celle de l’action transversale, numérotée 14.

La dynamique de la ligne qui est ici une flèche est assurée par les trois moteurs de la vie psychique, diversement nommés N°6 : l’intelligence, la volonté et le sentiment (réinterprétés de façon plus récente comme représentation, jugement, volonté-sentiment). Le surobjectif final est donc atteint par cette dynamique constructive et par la plasticité du rôle, mais l’action ne devient vraiment transversale qu’après avoir traversé le milieu de « la sensation de soi scénique générale ». Cette dernière est le résultat d’un processus de croissance bien plus complexe qui passe par ce que j’ai appelé les deux poumons du système, figurés en noir sur le schéma. Les nouveaux principes constructifs vont cette fois par deux, à gauche la « vie éprouvée », encadrée en noir, et à droite « l’incarnation scénique ». Stanislavski lui-même hésite entre une métaphore musicale ou végétale :

‘« N°4. Le processus de la vie éprouvée que nous avons étudié sous ces traits généraux et N°5. Le processus de l’incarnation scénique.
Sur ces plates-formes sont assis, tout pareils à trois organistes virtuoses devant deux énormes orgues :
N°6, 7, 8. les trois moteurs de la vie psychique. (…)
N°9. La nouvelle pièce et le nouveau rôle traversent les moteurs de la vie psychique. Ils sèment en eux leur graine et excitent l’impulsion créatrice.
N°10. Les lignes d’impulsion des moteurs de la vie psychique qui portent avec elles les graines semées en elles par la pièce et le rôle. Tout d’abord, ces impulsions fonctionnent par bribes, par petits bouts épars, dans le désordre et le chaos, mais, à mesure que s’éclaircit le but essentiel de la création, elles deviennent continues, rectilignes et droites. » 582

On reconnaît un processus biologique séminal de fécondation de l’acteur par le rôle et les deux branches complexes de l’organisme semblent pénétrer dans les couches profondes de l’humeur créatrice, désignées par les éléments du système. Les bribes et les fragments initiaux que constituent les lignes d’impulsion ne sont pas sans rappeler les brouillons, les notes, les fragments et jusqu’aux petits croquis de Doboujinski que Stanislavski rassemblait précieusement, durant la préparation des décors d’Un mois à la campagne de Tourgueniev en 1909. Le mot utilisé est le même – kločki : des bouts de papier, des petits morceaux. Les numéros 11 et 12 ramifient les éléments du système. C’est cette partie du dessin qui comporte normalement de la couleur, une pour chaque élément :

‘« N°11 La sphère intérieure de notre âme, notre appareil créateur avec toutes ses propriétés, ses capacités, ses dons, ses qualités naturelles, ses habitudes artistiques, ses procédés psychotechniques que nous avons auparavant qualifiés “d’éléments”. Ils sont indispensables pour accomplir le processus de la vie éprouvée. Remarquez que sur le tracé [čertež], à chaque élément est affecté sa teinte [kraska], plus précisément :
a) teinte 583 ….. pour l’imagination et ses fictions (“et si”, les circonstances proposées du rôle).
b) teinte ….. pour les morceaux et les objectifs à accomplir.
c) teinte ….. pour l’attention et les objets.
d) teinte ….. pour l’action.
e) teinte ….. pour le sentiment de la vérité et la foi.
f) teinte ….. pour le tempo-rythme intérieur.
g) teinte ….. pour les souvenirs émotionnels.
h) teinte ….. pour la communication [entre partenaires].
i) teinte ….. pour les adaptations [ou inventions de jeu].
j) teinte ….. pour la logique et l’ordre de succession.
k) teinte ….. pour la caractérisation intérieure.
l) teinte ….. pour le charme scénique intérieur.
m) teinte …..pour l’éthique et la discipline.
n) teinte ….. pour la retenue et l’achèvement.
(…)Vous voyez sur le tracé comment les lignes d’impulsion traversent de part en part cette sphère et comment elles prennent progressivement la coloration des « éléments » de l’acteur ». ’

La coloration des lignes d’impulsions psychiques par l’acteur traduit le phénomène de figuration qu’il produit, en liant entre elles toutes les lignes intérieures en direction du surobjectif.

Que Stanislavski ait conçu ce mode visuel des éléments du système comme un moyen figuratif, le mode même de la présentation de ces chapitres le démontre. L’idée de figurer le système est présentée comme une invention de l’entreprenant Rakhmanov qui avait disposé de petits drapeaux sur toute la scène à la fin du chapitre consacré aux « adaptations » (ou inventions de jeu). La scène s’ouvrait alors sur une multitude d’éléments connus ou encore inconnus du système. L’image scénique, dans son immédiateté, permet de saisir d’un coup l’intégralité des éléments et d’en faire une sorte de spectacle :

‘« Arkadi Nikolaïevitch rentra dans la classe en compagnie d’Ivan Platonovitch triomphant. Il vit les drapeaux accrochés et dit :
“Bravo, Vania ! [ = Ivan Platonovitch Rakhmanov] C’est bien ! C’est clair, on voit tout ! Même un imbécile comprendrait ! Cela donne un tableau complet de ce que nous avons passé en revue cette année. On a là aussi bien l’activité et l’action que la fiction de l’imagination, les morceaux et les objectifs à accomplir, la mémoire affective, l’objet et le sentiment de la vérité. C’est un bagage solide ! Mais qu’allez-vous en faire ?
(…) Il faut utiliser tout cela non pas de façon isolée, mais d’un coup, à chaque moment créateur qui vient. Aussi bien l’action que l’objectif, l’objet, les circonstances proposées, le sentiment de la vérité, le cercle de l’attention et les souvenirs affectifs agissent en même temps l’un sur l’autre, se complètent l’un l’autre. Ce sont toutes les parties principales, organiques, impossibles à désolidariser l’une de l’autre ou bien encore les éléments de la sensation de soi générale de l’acteur qui lui est indispensable pour créer. » 584

Ainsi les éléments du système forment une sorte de tableau coloré qui figure la création propre de l’acteur. L’instantanéité de l’image du schéma qui fait tableau permet de rassembler les éléments du système en un coup d’œil, mais aussi en un seul regard intérieur qui puisse permettre à l’acteur de figurer, à partir des éléments constitutifs du système, des sortes de transmetteurs ou d’instruments figuratifs de la création formatrice de sa conscience. Lors de la présentation du tracé que nous analysons, l’élément spectaculaire se marque à l’ouverture du rideau qui dévoile le schéma du système et déplace les enjeux du décor à l’âme de l’acteur, quintessence du créateur :

‘« Arkadi Nikolaïevitch n’eut pas le temps de finir son [explication] que le rideau de scène s’ouvrit sur un signe d’Ivan Platonovitch et nous vîmes au milieu du “salon de Maloletkova” un grand tableau noir sur lequel était fixé un schéma tracé qui représentait ce qui se passe dans l’âme de l’acteur pendant le processus de création. Voici la copie de ce dessin. » ’

Le schéma ou le plan de représentation du tableau scénique n’est pas la toile préparée, mais l’âme de l’acteur dont la schématisation devient l’objet même du spectacle. Le schéma de Stanislavski est la cartographie de cette âme créatrice. Si le système de Stanislavski, pour rendre compte de l’action, accentue les effets plastiques dans la langue théâtrale qu’il contribue à créer, il devient lui-même plastique pour figurer l’âme de l’acteur et lui servir d’instrument de travail. Si l’image, comme construction temporelle, est le seul moyen de provoquer l’action, le jeu, dans le conflit, alors le meilleur moyen pour le système de devenir opératoire est de devenir lui-même figuratif : tableau, image-mouvement, impulsion spatialisable où chaque élément est un point de la composition. Si l’acteur se représente le système et ses éléments de façon sensible, il libérera en lui l’espace nécessaire pour la création. Image, dessin, ligne, couleur, cercle, point, composition et perspective sont des moyens d’approcher les impulsions temporelles et psychologiques de l’action. Ils permettent également de s’approprier le système comme une œuvre dramatique en image, à l’usage de l’acteur. Les éléments du système deviennent les coordonnées d’une composition dramaturgique, l’attention se spatialise en cercle et en point, le surobjectif par une flèche orientée, l’action par une ligne. On retrouve là le langage de notation du jeu de l’acteur que Stanislavski avait constitué dans ses Notes artistiques. Le graphisme y était au service de l’action, de la dynamique interne de l’acteur, le mot le plus fréquent, dans la traduction verbale de ce langage de signes, était l’entrain – bodrost’, évoquant l’énergie de l’acteur 585 .

Le lieu de ce nouveau théâtre est également indiqué dans ces pages de schématisation du système par la trace des projets de mise en scène du système élaborés par Stanislavski. Ce projet est une « inscenirovka », mot qui désigne l’adaptation scénique, comme dans le cas des récits de Tchekhov portés à la scène par Stanislavski en 1904. Stanislavski forme ce projet d’adaptation du système durant la dernière année de sa vie, dans son dernier Studio, où enseignait Maria Knebel. Il ne fut réalisé qu’après sa mort, sous la direction de Mikhaïl Kedrov, son assistant. Le cadre de scène devait être couvert de panneaux désignant les différentes parties du système.

Un peu comme pour le « tableau » du système figurant l’âme de l’acteur, où Stanislavski retrouve, grâce aux numéros de légende, ses instruments de travail des cahiers de mise en scène, la plantation est dessinée : un piano à gauche sur le proscenium, les tables des enseignants, la table de l’enseignant qui dirige la leçon et le pupitre du conférencier. Le spectacle est divisé en études et éléments du système. Le principe du spectacle répond à l’impératif de l’action, au sein même de la théorie :

‘« On ne peut parler de notre art, sous la forme d’une conférence.
Un panneau descend avec l’inscription :
AGO, ACTION 586
ACTEUR. ACTE
ACTION
ΔΡΑΩ – J’AGIS
DRAME, L’ART DRAMATIQUE
Toutes ces inscriptions témoignent du fait que notre art est agissant et qu’il vaut mieux en parler en action.
Voilà pourquoi la discussion d’aujourd’hui s’appelle « adaptation scénique du programme ». Là où c’est possible, nous aurons recours précisément à cette forme. » 587

Bien sûr, la méthode des panneaux (ill. 196), sous forme de slogan, le discours du conférencier et même l’affichage des panneaux durant « cinq jours » rappellent la mobilisation soviétique, les plans quinquennaux que la diffusion du système en Union soviétique semble également parodier. Mais l’on ne peut douter que ce projet de mise en scène ne soit perçu comme théâtral par Stanislavski. C’est ce que montrent, entre autres, les études consacrées au monologue d’Astrov à l’acte I d’Oncle Vania et prévues pour figurer dans ce programme. Astrov est depuis 1899 l’un des rôles majeurs de Stanislavski-acteur où s’exprime le rêve d’un idéaliste végétarien, comme Tolstoï, médecin, comme Tchekhov, qui rêve de sauver et de planter des arbres, comme on sauve une vie :

‘« L’enseignant. Dites-nous comment vous comprenez la ligne de pensée du monologue d’Astrov sur les forêts au premier acte d’Oncle Vania. Mais ne suivez pas comme un petit chien le texte verbal, surveillez la ligne de la substance intérieure de la pensée.
L’élève. L’homme est insouciant, inattentif. Il ne saisit pas que, pour chauffer les poêles, il y a la tourbe des marécages et que pour construire des abris tout simples, il y a l’argile et les briques.
L’enseignant. Dans le monologue, il est dit : « L’homme paresseux ne trouve pas assez de sens à se pencher et ramasser le combustible qui gît sur le sol. » Il est préférable que vos représentations intérieures sur les raisons qui préparent la catastrophe de la mort des forêts ne s’écartent pas des pensées d’Astrov et de l’auteur lui-même. La représentation juste vous soufflera le mot juste du texte du rôle. Dans le cas contraire, vous aurez toujours un problème à cet endroit. Continuez.
L’élève. Mais vous disiez qu’il ne fallait pas suivre le texte comme un petit chien, et maintenant vous m’obligez à regardez constamment en arrière vers le texte.
L’enseignant
. Oh ! non, je ne vous y contrains pas. Regarder en arrière et se souvenir des mots, c’est une chose, mais établir, une fois pour toute, une représentation juste de la pensée transmise, c’est tout à fait autre chose. Je ne vous conseille pas la première solution, mais j’insiste sur la seconde. (…)
L’élève. Oui, vous avez raison. C’est plus catastrophique [l’élève n’avait parlé que de milliers d’arbres]. Des milliards d’arbres périssent. L’habitat des animaux, c’est-à-dire les nids des oiseaux et les antres des ours sont également détruits. Les animaux s’enfuient, les oiseaux s’envolent.
Mais l’homme a l’intelligence et la capacité de créer alors qu’il détruit… Les forêts, le gibier, le climat, la terre… tout est abîmé, détruit, tout s’appauvrit et devient informe.
Il faut comprendre tout cela, pour continuer à brûler, à détruire la beauté et tout ce que nous ne pouvons créer nous-mêmes.
Bon, bien sûr, tu me regardes et tu ris. Mais moi, quand je vois les forêts que j’ai sauvées, que j’entends leur bruissement, je suis fier, je sens que le climat, le bonheur des hommes est un peu en mon pouvoir.
J’ai confondu et mélangé certaines parties.
L’enseignant. Ce n’est pas un problème. L’important, c’est d’avoir des représentations claires et justes. Quant à leur succession, elle se fera d’elle-même à force de répétition. Le souffleur vous soufflera la succession à l’aide d’un mot. A la fin, ce mot du souffleur vous viendra de lui-même, par la mémoire mécanique du texte.
L’élève. C’est vrai. Un seul mot jeté découvre immédiatement tout le tableau et alors l’on voit tout ce que voyait l’auteur lui-même quand il exprimait cette pensée.
L’enseignant. Vous comprenez ainsi que l’on peut voir les pensées. C’est vraiment le cas : nous voyons les pensées par le regard intérieur. Nous ne voyons pas seulement des images concrètes, mais des idées abstraites. C’est ainsi que les lignes, les pensées et les visions s’entremêlent. (…)
Nous voyons quelque chose par l’œil intérieur non seulement quand nous parlons de choses concrètes (les vues de la nature, l’aspect extérieur des gens, les objets, etc.), mais aussi quand il s’agit de représentations abstraites et d’idées. (…)
Pour chaque homme dans la vie et donc pour chaque acteur sur scène, les lignes de pensée dans certaines scènes isolées ou dans toute la pièce s’accompagnent des visions du regard intérieur.
Nous allons vous en faire maintenant la démonstration à l’aide du cinéma avec l’exemple du même monologue d’Astrov. » 588

Le dialogue est suivi d’une véritable expérience parallèle des images et du texte pour illustrer le travail intérieur de l’imaginaire de l’acteur. Il s’agit de « la découverte de la ligne intérieure de la pensée avec illustration préalable du cinéma ». Le dialogue s’établit alors entre la voix du cinéma (de l’image) et la voix de l’auteur (le texte de Tchekhov). La première image représente « l’abattage d’un bois, le chauffage d’un énorme poêle, les arbres qui s’effondrent, les oiseaux qui s’envolent, les animaux qui s’enfuient. La ruine. Un abri en pierre. Un chantier, le travail dans les tourbières. ». La lecture est celle du texte d’Astrov :

‘« Tu peux chauffer les poêles avec de la tourbe et construire les abris en pierre. Bon, j’admets que tu coupes du bois par nécessité, mais pourquoi anéantir les forêts ? Les forêts russes craquent sous la hache, des milliards d’arbres périssent, l’habitat des animaux et des oiseaux se vide…tout cela parce que l’homme paresseux ne trouve pas assez de sens à se pencher et ramasser le combustible qui gît sur le sol… » 589

La seconde image représente un sapin splendide et un poêle gigantesque qui flambe dans une cuisine, la troisième un portrait (qui symbolise l’homme), la quatrième un désert, la sécheresse, l’automne, la boue. On peut sourire de la naïveté du montage stanislavskien, mais le problème esthétique soulevé est sans doute essentiel. Comment figurer la pensée, la sensation ? Quel est le rôle de l’intellect, de la logique, de l’imagination ? Parfois, écrit Stanislavski, c’est l’intellect qui dirige et crée la logique qui trace la ligne majeure. Ce rôle est souvent indispensable :

‘« la ligne de la pensée qui devient dominante tire derrière elle toutes les autres lignes de tous les autres éléments et la parole se fait alors vivante, pleine de contenu. Mais la ligne de la vision peut aussi prendre sur elle le rôle dominant. Le mot, la parole sont alors des transmetteurs qui expriment les images intérieures, les sentiments, les pensées. Un tel discours a de la force grâce à sa couleur [krasočnost’], son caractère imagé [obraznost’]. Il est préférable que ces deux lignes de la pensée et de la vision se fondent, se complètent l’une l’autre et entraînent derrière elles toutes les autres lignes des éléments. Se crée alors une action intérieure très importante qui consiste en la transmission figurée de ses pensées à une autre personne. » 590

Le concours de ces éléments produit ce que Stanislavski appelle l’action verbale, aidée des lois de la parole. Cette forme de figuration du système se concentre ainsi sur le problème figuratif de la théorie même et de l’action. Comment agir sur autrui, comment l’acteur peut-il agir, transmettre ce qu’il voit ? La question le concerne non seulement lui, mais son partenaire, le public et le metteur en scène qui doit agir sur l’acteur sans violence :

‘« Ces deux lignes [la pensée et la vision] s’entremêlent encore plus dans le processus de la communication, où l’action qui consiste à transmettre à autrui ce que l’on voit et ce que l’on pense se met au travail. Le désir que l’objet de la communication voit l’image que l’on transmet avec les yeux de celui qui parle ou que l’objet de la communication perçoive la pensée transmise, exactement comme la comprend l’auteur, suscite une action très importante et complexe : la communication intérieure et extérieure » 591

Stanislavski avait sérieusement envisagé de compléter l’écriture du système par un film qui aurait représenté les exercices ayant trait au système afin de remplacer le livre d’exercices qui ne fut jamais composé et d’enregistrer plusieurs disques pour le travail vocal. L’entreprise figurative du système se serait alors entièrement convertie en « pellicule cinématographique » de la théorie esthétique elle-même. 592

Les représentations figuratives des théories esthétiques, vivifiées par ces dessins et ces projets de Stanislavski et d’Eisenstein, retrouvent ainsi inconsciemment l’impulsion figurative qui était à l’œuvre à la Renaissance dans les arts de la mémoire. Le discours, la logique, une théorie quelle qu’elle soit, pouvait être figurée, dessinée en une allégorie, le plus souvent intérieure, dans l’âme de l’orateur ou de l’érudit, et parfois donner la forme même de l’exposition de la théorie, comme dans L’Idea del tempio della pittura de Giovanni Lomazzo où l’architecture du temple, ses piliers, ses travées donnaient l’armature des éléments indispensables à la création du peintre 593 . La construction du système par Stanislavski tient figuralement autant de l’édifice, avec une base et un sommet, que du schéma des fonctions du vivant en mouvement, une sorte d’arbre qui sert aussi de modèle du vivant dans Oncle Vania et qui est comme l’emblème du système, tout comme la mouette, dessinée par Shekhtel, est l’emblème du Théâtre d’Art.

La valeur figurative des exercices picturaux que nous avions choisi d’analyser, au point de départ de notre recherche, trouve ainsi son explication dans la portée figurative du système lui-même. Le Studio d’Opéra et de Drame, dernier Studio de Stanislavski, était le théâtre d’exercices assez similaires, dans le cadre des exercices sur la « plastique » :

‘« Sculpture vivante. Groupes dans toute la pièce. Expliquer ce qu’est le groupement, ses lois. Ce que c’est que la disposition [raspoloženie] sur la scène. Pour que tout le monde puisse voir. Se chercher une place. « Bâtons dans le jardin ». Jeu des lignes. Justification. Art de trouver une place (dans le groupe) et de justifier (son déplacement [perehod] ou le changement de pose).
Justification des poses classiques et des statues, d’après des tableaux et des photographies. Monuments.
Dans tous les exercices, sans exception, passer par le contrôle du sentiment de la vérité : l’imagination [voobraženie] par la justification. » 594

Les « bâtons dans le jardin » sont comme des piquets qui traduisent de façon imagée le caractère statique et rigide de l’acteur. Le « jeu des lignes » renvoie aux courbes du corps en mouvement, si caractéristique de l’Art nouveau graphique et pictural. Le croisement des lignes en spirale, de la ligne serpentine maniériste y rejoint un imaginaire biologique, portant sur la croissance végétale. La forme, la figure doit devenir vivante, se tracer, sinueuse et, en même temps, construite. Cette plastique du corps est aussi, dans l’imaginaire du système, une plastique de l’esprit, des affects qui trouvent à se représenter, à se figurer à la conscience de l’acteur en lignes d’impulsion.

L’imagination doit ainsi être comprise comme la « mise en forme » de la matière intérieure de l’acteur. C’est ainsi que commence la seconde partie du Travail de l’acteur sur soi, largement consacrée à la plastique du corps et de la voix, par la mention d’une pièce mystérieuse dans le théâtre où l’on accroche les reproductions des plus beaux exemples d’œuvres d’art, créant une sorte de « musée de la forme classique » 595 . Cependant le musée de la belle forme ne vaut pas, tel quel, pour l’acteur. Ce dernier a également besoin d’un « musée de l’informe » qui regrouperait tous les clichés des acteurs. Mais, comme le constate Nazvanov :

‘« Visiblement, le musée ne se réalisera pas de sitôt, dans la mesure où nous avons trouvé dans la pièce un chaos complet. De beaux objets, des statues en plâtre, des statuettes, plusieurs tableaux, des meubles de l’époque d’Alexandre I et de Nicolas I, une armoire avec de magnifiques éditions sur le costume. Beaucoup de photographies, encadrées ou non, debout et à plat, en désordre sur les chaises, les fenêtres, les tables, sur le piano, par terre. Quelques unes étaient déjà accrochées au mur. (…) Un autre détail que j’ai remarqué. Sur le mur il y a un panneau où sont inscrits les jours et les heures de visite des musées de Moscou, des galeries de peinture, etc. En voyant des notes, prises au crayon, j’en conclus que se préparait la visite systématique des principaux centres d’intérêt de la ville. (…) Cher Ivan Platonovitch ! Que de choses ne fait-il pas pour nous et comme nous l’estimons peu ! ». 596

Il y a fort à gager que ce musée, en cours d’élaboration, et qui, pour l’instant, ne figure qu’un chaos est la représentation même de l’atelier de l’acteur, du théoricien du système qui ordonne les éléments, les figure, les projette en cinéma, en peinture, mais est soumis à la nécessité de l’action et de la réalisation scénique dans le corps et l’âme de l’acteur.

Il est ainsi clair que l’impulsion, résultat d’une pratique et d’une culture figurative, est un moyen d’action au théâtre, dans l’imagination de l’acteur et du metteur en scène. L’action se représente dans la conscience intérieure où elle devient une sorte de pressentiment de l’image et du tout, sans préjuger de la forme même de sa réalisation. En ce sens, l’acteur ou l’artiste n’imite pas sa représentation intérieure. Celle-ci ne vaut que comme préalable à l’action artistique qui déploie la construction opérée par la conscience figurative de l’acteur et du metteur en scène. Du point de vue temporel, la figure, comme processus de figuration intérieure en lignes d’impulsion, précède l’action. Mais l’action même, brute, ne produit pas d’image immédiate, elle produit de la vie, du vivant, peut-être le pressentiment d’une autre figure. Si le rôle est réalisé et le personnage vivant, il ne peut plus y avoir de séparation temporelle et de dichotomie entre la représentation et l’original, il n’y a alors plus d’image, plus de personnage, plus de figure, mais une action présente. L’image théâtrale fonctionnerait ainsi comme une sorte de réserve d’action, moyen d’approche ou de présentation qui vise son abolition même. L’iconoclasme est aussi consubstantiel au théâtre que l’impulsion figurative, en ce que l’action peut détruire l’image.

L’événement, la présence ne peuvent retenir une image entièrement fixe. C’est le sens du caractère « cinématographique » de l’image du rôle. On ne peut tout à fait créer une image et la contempler en même temps. C’est pour cela que l’un des types de figuration théâtrale intérieure, comme préparation favorable de l’action, est la représentation de l’avenir. L’anticipation de la création comme devenir conjugue alors l’action théâtrale au non-accompli, mais qui reste à accomplir. Cette posture de vie est la visée première du système, comme théorie artistique non normative, qui cherche sans cesse à assurer la possibilité de la perpétuation du mouvement. La sincérité devient une vertu physique, comme absence de blocage, dans l’expression de la nature, et la patience une vertu esthétique dans l’édification du rôle, de la pièce ou du spectacle dont la représentation ne peut jamais tenir lieu de réalisation effective qui en transforme substantiellement le sens et l’aspect.

L’enjeu figuratif au théâtre joue un rôle tout à fait singulier du point de vue esthétique. La disposition des éléments sur la toile du peintre, le modelé et le mouvement des figures du sculpteur, les proportions des modules architecturaux, le rythme et le grain des images cinématographiques sont la manifestation visible d’un monde intérieur, d’une psychologie formatrice qui se spatialise. La scène réalise le tableau, humanise le marbre, ramène l’œuvre filmique aux pulsations tangibles de la vie. Le théâtre semble être ainsi le lieu ultime qui donne corps aux processus imageants parce qu’il les ramène à la figure humaine et à la présence. Mais alors la potentialité libre de l’image picturale, sculpturale ou cinématographique, non encore complètement réalisée, semble donner plus d’idéalité et de mystère à l’œuvre, avoir un surcroît de sens artistique.

Si pourtant l’on se place du point de vue de l’acteur, comme créateur de la vie scénique en devenir, la fabrication de l’image apparaît comme un enjeu de réalisation plutôt que comme la transposition matérielle d’une image déjà créée. C’est pour cela que le processus, l’action sont essentiels et que la psychologie de l’acteur devient le laboratoire même de la création chez Stanislavski et dans la tradition qui est issue de lui. L’image n’est plus une glace, un miroir ou un objet de musée, c’est un faire qui n’opère qu’avec l’âme et le corps de l’acteur, avec le temps aussi et la patience. L’image et le lexique figuratif sont alors le moyen de représenter ce travail interne de création, tout le processus de l’imagination, comme formation d’images. La question figurative devient, à partir du système de Stanislavski, celle de la création de l’image intérieure par l’acteur, image mentale qui pousse à l’action. Ce processus imageant est aussi celui du metteur en scène. En faire l’esthétique, c’est pour Stanislavski construire sa dramaturgie, son histoire temporelle.

Pareille attention au processus intérieur de visualisation qui ne saurait tracer une image, d’emblée construite en cliché, a de quoi interroger l’esthétique puisque cela permet de voir ce qui se passe dans la tête, dans le cœur, dans le corps, au moment de passer de l’image à l’action, frontière imperceptible du point de vue de l’acteur, quand c’est lui qui exprime et fait naître son image.

En figurant le système, ses éléments et ses lignes, Stanislavski affirme qu’on peut voir les pensées, les spatialiser sur un plan de figuration intérieure. Cela fait partie de la vie des sentiments, des idées et des mots. Comment se tracent les désirs, les aspirations à créer, les impulsions ? Qu’est-ce qu’un univers, un paysage ou un film intérieur, comme l’on dit couramment ? Ces questions banales deviennent les seuls instruments de la création artistique, par un effet de concentration où l’on passe du théâtre de la représentation à l’intimité du Studio. La pensée continuiste de Stanislavski fait supposer l’existence d’un incessant déroulement potentiel d’images ou plutôt d’impulsions figuratives, un univers prêt à se créer, mais non encore créé, souvent même presque inconscient. L’art de l’acteur, dans sa préparation et son travail sur soi, comme l’art du metteur en scène, consiste alors à libérer en soi l’espace nécessaire à la réalisation dans l’action de cette potentialité figurative, à soi même souvent méconnue, très proche pourtant et que l’acteur porte en soi. C’est à travers cela que passe la constitution de l’objet dramatique, à partir d’une subjectivité qui se construit pour l’action, par pressentiments d’image. La décontraction des muscles, la finalité des objectifs, la naïveté de la foi dans les circonstances proposées, l’acuité du sur-surobjectif peuvent permettre d’approcher cette construction intérieure d’objet.

Mais, au fond, l’impulsion figurative est intime, pulsation du tempo-rythme vital qui communique avec toute sorte d’objets, matériels ou imaginaires, animés ou non. Au chapitre de la communication, Nazvanov laisse courir son attention jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée par la banalité des ampoules d’un lustre dont il contemple longuement les formes étranges :

‘« Le voilà, le moment vide, me disais-je. On ne peut tout de même pas considérer que le fait de regarder des ampoules stupides soit une communication.
Quand j’informai Tortsov de ma nouvelle découverte, il l’expliqua de la façon suivante :
- Vous cherchez à comprendre comment, de quoi est fait l’objet. Il vous transmet sa forme, son aspect général, tous les détails possibles. Vous absorbez en vous ces impressions et pensez à ce que vous perceviez en les inscrivant dans votre mémoire. Cela signifie que vous prenez quelque chose pour vous de l’objet et c’est pourquoi, nous pensons dans notre langue d’acteur que le processus indispensable de communication a lieu. Vous avez des doutes à cause du caractère inanimé de l’objet. Mais même un tableau, une statue, le portrait d’un ami, un objet de musée sont inanimés, ils recèlent pourtant en eux la vie de leur créateur. Une ampoule aussi peut, dans une certaine mesure, prendre vie pour nous, en fonction de l’intérêt que nous lui portons. » 597

Dans la relation entre le sujet et l’objet, la poétique stanislavskienne met d’abord l’accent sur les données subjectives, cherchant avant tout à retrouver l’impulsion de la vie. Quoi de plus beau dans le théâtre que cette capacité de traduire les idées, les images, les sentiments, les œuvres, l’histoire en vie ! On peut le comprendre comme une actualisation en chair et en os, par un moi créateur qui prend un objet et l’assume en son nom propre et y voir le mode d’être et de réalisation de l’art dramatique.

Le système et le réseau de questions qui s’articulent dans l’interaction entre l’image et l’action peuvent alors se transmettre d’un niveau de réalité à l’autre. Le processus imageant, comme le processus créateur de l’action, est continu. Le système de Stanislavski permet de penser un réseau d’images immatérielles, enfouies dans la conscience et qui ne demandent qu’à s’actualiser dans une vie, dans un être, corps et âme. L’esthétique de ces images intérieures reste à faire, dans la mesure où aucune bibliothèque, aucune banque d’images, fût-elle mondialisée, aucun musée, ne peut la contenir. Ces images ont à être et ne sont pas encore. Il appartient à l’humeur créatrice de les tracer. L’art dramatique peut ainsi devenir un opérateur d’image. En retour, les images réalisées, que nous connaissons : photographies, tableaux, films, comme contenu actuel de perception, doivent et peuvent être ramenées à l’action du sujet, réalisées dans la vie ou traduites dans l’art de l’action, sans que cette transformation soit une illustration ou simplement une nouvelle image. L’art dramatique accomplit un acte, et non une contemplation morne. C’est l’actualisation d’une potentialité de l’image, telle que le contenu dramatique de l’action n’est pas sans rapport avec le contenu et la forme du matériel figuratif. Faire une image n’est pas la même chose que la regarder, le résultat y compte moins que le processus de création. Il peut être alors curieux de savoir ce que l’art dramatique a à dire des images picturales ou figuratives de son point de vue, dans la mesure où tout discours sur l’histoire de l’art, toute description d’image se réfère, au moins implicitement, à une dramaturgie. Mais allons plus loin, en imaginant un monde où ce qui est dit, ressenti, imaginé, rêvé, pensé ou représenté en image devrait aussi pouvoir être joué en son nom propre, sans artifice. C’est peut-être cette traduction inédite de l’aspiration, sur laquelle on n’a au fond que peu de prise, en acte que recèle en germe l’art du jeu. Imaginons de transformer un concept, un arbre, une sensation, un souvenir, une émotion, un contact, un bruit, un silence, un pressentiment en action dramatique qui puisse nous faire exister, pour un temps plus ou moins long. On comprend par là que la théorie et la pratique artistique, à partir des innombrables événements de la vie humaine, transposée, aient encore un avenir. Les potentialités expressives, au plus près de la présence à soi, ont sans doute à peine commencé d’être explorées, reliant une philosophie de la vie et une esthétique. L’acteur semble dissoudre l’image par l’action, il la réalise en l’actualisant, par une opération temporelle de présentification de l’image. C’est cela dire, vivre, rêver, éprouver un texte, un destin, en son nom propre. Partage d’expérience, pour Stanislavski, entre l’acteur et le rôle, entre l’objet et le sujet. L’objet vit à proportion de la vie que je lui prête et l’image recèle et se constitue comme cercle intime de ma conscience, de ma psychologie. L’image aussi se construit et construit l’action. Le fait que l’action puisse se dire en termes plastiques et constructifs : en lignes, en couleurs, en points, en perspective, en composition et montage dont les œuvres picturales peuvent être de bonnes approximations donne quelque chose à penser de la représentation interne du sujet et de son fonctionnement. Les images, après tout, où vivent-elles ? Sans doute pas complètement sur les rayons des réserves des musées, dans les notices des inventaires. Aby Warburg, inventeur d’une bibliothèque et d’une classification inédite des textes et des images, avait fait l’essai d’un atlas des images, comme atlas de la mémoire qu’il avait cherché à figurer. L’impulsion, là encore, est plus suggestive que la réalisation ou la trace qu’on en a. Les images vivent dans la psychologie. Une telle affirmation, sans doute bien hétérodoxe en philosophie et en esthétique, est bien pourtant la conclusion, peut-être partielle, de notre recherche. La philosophie pousse à un langage métaphysique en termes d’essences qui traduise le processus en formes de pensée, comme dans la phénoménologie husserlienne. Un telle esthétique n’a pas encore vu le jour. L’esthétique tend souvent vers un langage moral qui dissout l’impulsion. Mais au fond quel est son objet ? Sans doute pas les œuvres d’art à proprement parler dont elle n’a pas à retracer l’histoire, mais sans doute pas sans les œuvres d’art et l’expérience qu’elles provoquent. Le jeu dramatique, tel que Stanislavski en inaugure le sens, permet de penser une œuvre d’art qui doit toujours advenir, qui a toujours à être. Ce qui se joue alors au théâtre est ce qui se joue dans la vie et dans l’expérience esthétique, fût-elle faite en interaction avec un objet inanimé. Sans un peu de réalisation, sans ce que j’ai appelé l’impulsion figurative, il ne saurait y avoir de rapport esthétique. C’est ce rapport qui s’instaure entre l’acteur et ce qu’il joue, entre l’acteur et son partenaire, entre le metteur en scène et l’acteur, sans doute aussi avec le public, quand il y a l’occasion de quelque chose à éprouver. C’est cela que Stanislavski appelait communication et dont il cherche à assurer la bonne marche par le cercle sécurisant de l’intime, par les constructions du système, pour donner un objet à l’acteur, un interlocuteur au dialogue, de soi à soi, pour en révéler la meilleure part. Or, il faut constituer cet objet et pourquoi ne pas le faire plastiquement ? Sans en avoir eu sans doute pleinement conscience, c’est ce que fait Stanislavski dans son parcours théorique et pratique, spatialisant l’objet de l’attention, traçant des contours et des lignes, le dessin du rôle, mais aussi de l’existence scénique de l’acteur, dessin du metteur en scène aussi. Si la théorie même peut devenir dramaturgie et figuration, dans le jeu de l’acteur, c’est le temps humain et les émotions qui sont les objets d’art. Il semblerait donc que cette activité artistique soit du pur domaine de la subjectivité. Pourtant, le jeu recèle un objet – l’objet dramatique, exprimé en impulsions figuratives. En faire l’esthétique, c’est penser la possibilité d’une œuvre d’art immatérielle.

C’est par l’imagination que l’art advient, semblent affirmer tous les metteurs en scène russes. Mais cette création est inséparable de l’individu, de ses particularités, de ses blocages, de son monde. L’art dramatique qui a pris naissance en Russie cherche, selon nous, dans ses aspirations les plus hautes, à faire advenir ce monde intérieur, une présence. Nul ne sait, sans doute, où cette tentative trouvera encore à s’exprimer et avec quelles transformations. Nous pouvons simplement répondre, au terme de notre recherche, que le nom de l’interaction entre l’action et l’image est la psychologie, continent sans doute mal exploré du point de vue esthétique ou plutôt qui demande, sans doute, sans cesse à se reformuler. C’est là que semblent vivre ces images intérieures et ces impulsions qui devraient pouvoir faire l’objet d’une esthétique mystérieuse où l’objet peut être le miroir de mes sentiments, sans que cette conscience soit le dernier mot de la psychologie du sujet, mais un moteur et une alliée de la création. L’idéalisme est peut-être créateur d’une douce euphorie ou d’une hypnose, comme le suggère Stanislavski, mais, c’est aussi le moyen d’apprivoiser les choses et de les affirmer comme les objets de ma liberté créatrice. Alors peut-être sentira-t-on la liberté de traduire librement les images, sans les illustrer, au-delà du cliché, dans une temporalité riche, alors peut-être pourrai-je jouer le tableau, sans être dans le tableau, le créer et l’animer, ce qui est sans doute le meilleur moyen de le voir ?

Notes
578.

« Stanislavski et Loyola » in : La non-indifférente nature, I, Le sentiment du cinéma, Musée du cinéma, Centre Eisenstein, Moscou, 2004, pp. 485-510.

579.

S. M. Eisenstein, Œuvres choisies, vol. 2, Iskusstvo, Moscou, 1964, hors-texte, le même dessin est publié en exergue d’Eisenstein, La non-indifférente nature, op. cit., p. 2.

580.

Stanislavski, 1954-1961, III, p. 360-362 (illustration hors-texte).

581.

Donné dans le troisième chapitre de la première partie : « La vérité des passions, la vraisemblance des sentiments dans les circonstances présupposées, voilà ce qu’exige notre intelligence de l’auteur dramatique». Stanislavski ajoute que les circonstances, présupposées par l’auteur, sont proposées à l’acteur. Cf. “L’action. ‘Et si’, ‘les circonstances proposées’ ”, Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 61.

582.

[Le schéma du « système »], Stanislavski, 1954-1961, III, p. 360.

583.

Les points de suspension devaient être suppléés par un nom de couleur qui n’apparaît pas sur le schéma.

584.

[Le schéma du « système »], op. cit., p. 354.

585.

Cf. annexes, texte N°11.

586.

En alphabet latin dans le texte, de même que draô est écrit en grec.

587.

« Adaptation scénique du Programme du Studio d’Opéra et de drame », Stanislavski, 1954-1961, III, p. 403.

588.

Ibid., p. 446-447.

589.

Tchekhov, Oncle Vania, acte I.

590.

Ibid., p. 448-449.

591.

Ibid., p. 450.

592.

Cf. Stanislavski, 1954-1961, III, p. 498, note 65.

593.

Giovan Paolo Lomazzo, Idea del tempio della pittura, édition, traduction et commentaire Robert Klein, Institut Palazzo Strozzi, Florence, 1974.

594.

« Matériaux pour l’enseignement du système », Stanislavski, 1954-1961, III, p. 490, note 11.

595.

« Développement de l’expressivité du corps », Tr. 2, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 31.

596.

Ibid., p. 31-32.

597.

« La communication », Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, III, p. 250-251.