Texte N°2 L’expérience inaugurale de Nazvanov, le rôle d’Othello, le pereživanie 600

I. LE DILLETANTISME

……..19………….

C’est avec agitation [trepet] que nous attendions aujourd’hui la première leçon de Tortsov. Mais Arkadi Nikolaïevitch n’est entré en classe que pour annoncer une nouvelle incroyable. Il a décidé d’organiser un spectacle au cours duquel nous jouerons des extraits de pièces choisis par nous-mêmes. Ce spectacle doit se tenir sur la grande scène en présence de spectateurs, de la troupe et de la direction artistique du théâtre. Arkadi Nikolaïevitch veut nous voir dans les conditions [obstanovka] d’un spectacle : sur les planches, au milieu des décors, maquillés, costumés, devant l’éclairage de la rampe. Seule une présentation [pokaz] de ce genre donnera, selon ses propres termes, une idée claire du degré de notre qualité scénique [sceničnost’].

Les élèves restèrent figés dans l’incompréhension. Jouer dans les murs de notre théâtre ? C’était un sacrilège, une profanation de l’art ! Je voulais adresser à Arkadi Nikolaïevitch une requête afin de transporter ailleurs le spectacle en un lieu qui obligeât moins, mais il disparut avant que j’eusse le temps de le faire.

Le cours fut annulé et nous pûmes bénéficier de ce temps libre pour choisir nos extraits.

L’idée [zateja] d’Arkadi Nikolaïevitch suscitait de vives discussions. Tout d’abord bien peu furent ceux qui l’approuvèrent. Elle était soutenue avec la plus ardente vigueur par Govorkov, un jeune homme très droit qui avait déjà joué, à ce que j’avais pu entendre dire, dans un petit théâtre, par Veliaminova, une belle et grande blonde bien en chair et Viountsov, petit, vif et bruyant.

Mais, petit à petit, les autres aussi se firent à l’idée de la représentation prochaine. Les feux joyeux de la rampe commencèrent à miroiter dans l’imagination. Bien vite, le spectacle se mit à nous sembler intéressant, utile et même indispensable. Rien que d’y penser, le cœur commençait à battre plus fort.

Choustov, Pouchtchine et moi étions d’abord très timides. Nos rêves n’allaient pas plus loin que les vaudevilles ou des comédies un peu creuses. Il nous semblait que c’étaient là les seules choses à notre portée. Pendant ce temps, autour de nous, nous entendions de plus en plus souvent, et avec de plus en plus d’assurance, prononcer les noms des écrivains russes, Gogol, Ostrovski, Tchékhov, puis ceux des génies universels. De façon imperceptible, nous abandonnâmes nous aussi notre position modeste et eûmes envie de quelque chose de romantique, en costume, en vers… J’étais fasciné par la figure [obraz] de Mozart, Pouchtchine par celle de Salieri, Choustov pensait à Don Carlos. On en vint ensuite à parler de Shakespeare et mon choix se porta sur le rôle d’Othello. J’arrêtai mon choix sur ce rôle parce que je n’avais rien de Pouchkine chez moi, mais j’avais du Shakespeare. J’étais pris d’une telle frénésie [zapal] de travail, d’un tel besoin de me mettre tout de suite à l’œuvre que je ne pouvais perdre mon temps à chercher un livre. Choustov se fit fort d’interpréter le rôle de Iago.

Le même jour, on nous annonça que la première répétition était fixée au lendemain.

De retour chez moi, je m’enfermai dans ma chambre, je sortis Othello et m’installai le plus confortablement que je pus sur ma banquette, j’ouvris religieusement le livre et me mis à lire. Mais dès la deuxième page, je sentis le besoin de jouer. A l’encontre de mes intentions initiales, mes mains, mes pieds, mon visage se mirent en mouvement tous seuls. Je ne pus me retenir de déclamer. Et voilà qu’un grand coupe-papier d’ivoire me tomba sous la main. Je le fixai à la ceinture de mon pantalon, comme un poignard. Une serviette éponge me tint lieu de foulard sur la tête et un passant de rideau de fenêtres fit office d’attache. Avec un drap et une couverture, je confectionnai quelque chose qui ressemblait à une tunique et un manteau. Mon parapluie se transforma en yatagan. Je manquais d’un bouclier. Mais je me souvins que dans la pièce d’à côté, dans la salle à manger, il y avait derrière l’armoire un grand plateau qui pouvait me tenir lieu de bouclier. Je dus tenter une sortie.

Armé de pied en cap, je me sentis être un authentique guerrier, beau et majestueux. Mais mon allure générale était moderne, civilisée alors qu’Othello était un africain ! Il devait avoir quelque chose du tigre. J’entrepris toute une série d’exercices. Je marchais dans la pièce d’un pas glissant et silencieux en me frayant habilement un passage étroit parmi les meubles. Je me dissimulais derrière l’armoire, attendant ma victime. D’un saut, je bondissais hors de mon embuscade pour me jeter sur un ennemi imaginaire représenté par mon oreiller. Je l’étranglais et le saisissais sous moi d’une manière « tigresque ». Puis l’oreiller devenait pour moi Desdémone. Je l’embrassais avec passion, baisais sa main, figurée par un coin de ma taie d’oreiller, puis je la repoussais violemment et l’embrassais de nouveau, puis l’étranglais et pleurais sur le cadavre imaginaire. Beaucoup de moments étaient particulièrement réussis.

C’est ainsi que, sans m’en rendre compte, je travaillai presque cinq heures. Voilà qui est impossible à faire sous la contrainte ! Ce n’est qu’à la faveur d’un élan artistique que les heures peuvent sembler des minutes. C’était bien la preuve que ce que j’avais vécu était un véritable état d’inspiration !

Avant d’enlever mon costume, je profitai du fait que tout le monde dormait déjà dans l’appartement et marchai sans bruit jusqu’à l’entrée où il y avait une grande glace. J’allumai l’électricité et jetai un coup d’œil dans le miroir pour me voir. Je ne vis pas du tout ce que j’attendais. Les poses et les gestes que j’avais trouvés durant le travail se révélèrent être différents de ce que je m’étais représenté. Bien plus, le miroir fit voir dans ma silhouette [figura] des lignes laides et anguleuses que je n’avais jamais observées chez moi auparavant. Devant une telle déception, toute mon énergie disparut d’un coup.

……………19……

Je me réveillai bien plus tard qu’à l’ordinaire. Je m’habillai bien vite et courus à l’école. En entrant dans la salle de répétitions où l’on m’attendait déjà, je fus pris d’une telle confusion, qu’au lieu de m’excuser, je dis une phrase stupide, passe-partout : « Je crois que je suis un peu en retard. »

Rakhmanov me regarda longtemps d’un air de reproche avant de dire : « Tout le monde est là assis à vous attendre, avec nervosité et avec colère et vous avez seulement l’impression d’être un peu en retard ! Tous sont venus ici excités par le travail à venir et vous vous avez agi de telle sorte que j’ai perdu toute envie [ohota] de travailler avec vous. Eveiller le désir [želanie] de créer est difficile et il est très facile de le tuer. De quel droit vous permettez-vous d’arrêter le travail de tout le groupe ? Je suis trop respectueux de notre travail pour tolérer une pareille désorganisation et je m’estime obligé de faire preuve d’une sévérité toute militaire dans le travail collectif. L’acteur, tout comme le soldat, exige une discipline de fer. Pour cette fois, je me limite à un blâme sans que cela soit porté au journal des répétitions. Mais vous devez vous excuser immédiatement devant tout le monde et à l’avenir vous astreindre à cette règle d’arriver aux répétitions un quart d’heure avant et non un quart d’heure après qu’elles ont commencé. »

Je m’empressai de m’excuser et je promis de ne plus être en retard. Néanmoins, Rakhmanov ne voulut pas commencer le travail. Selon ses propres termes, une première répétition est un événement dans une vie artistique, il faut en garder pour toujours le meilleur souvenir qui soit. La répétition d’aujourd’hui avait été gâchée par ma faute. Eh ! bien soit que cette répétition marquante soit celle de demain au lieu de cette première répétition manquée. Et sur ces mots, Rakhmanov sortit de la salle.

Mais l’incident ne fut pas clos, parce qu’un autre « savon » m’attendait, que me firent passer mes camarades, Govorkov en tête, et ce « savon » fut bien plus douloureux que le premier. Maintenant, il est certain que je n’oublierai pas la répétition manquée d’aujourd’hui.

***

Je m’apprêtais à me coucher tôt parce qu’après l’algarade d’aujourd’hui et la désillusion de la veille j’avais peur de reprendre le rôle. Mais mes yeux se posèrent sur une plaque de chocolat. J’eus l’idée de la mélanger avec du beurre. J’obtins une masse marron. Elle s’étalait assez bien sur le visage et me transforma en Maure. Par contraste avec la peau devenue sombre, mes dents se mirent à sembler plus blanches. Assis devant le miroir, j’admirai longtemps leur éclat, j’appris à grincer des dents et à révulser le blanc de mes yeux.

Pour mieux comprendre et apprécier le maquillage, j’eus besoin de mon costume et lorsque je le mis, j’eus envie de jouer. Je ne trouvais rien de nouveau et je répétais ce que j’avais fait la veille, mais cela avait déjà perdu de son acuité. En revanche, j’avais réussi à voir l’aspect extérieur de mon Othello. C’est important.

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C’est aujourd’hui la première répétition. Je suis arrivé bien avant qu’elle ne commence. Rakhmanov nous proposa d’arranger nous même la pièce et de disposer les meubles. Heureusement, Choustov fut d’accord avec toutes mes propositions étant donné que l’aspect extérieur ne l’intéressait pas. Pour ma part, il était extraordinairement important de disposer les meubles de façon à ce que je puisse m’orienter au milieu d’eux comme dans ma chambre. Sans cela, inutile d’espérer faire venir l’inspiration. Néanmoins, je ne pus atteindre le résultat escompté. Je ne faisais que m’évertuer à croire que j’étais dans ma chambre, mais cela n’entraînait pas ma conviction et ne faisait que gêner mon jeu.

Choustov connaissait déjà tout le texte par cœur et j’étais contraint soit de lire le rôle soit de donner avec mes propres mots le sens approximatif de ce que j’avais retenu. A mon grand étonnement, le texte me gênait et ne m’aidait pas. J’aurais très bien pu m’en passer ou le réduire d’une bonne moitié. Non seulement les mots mêmes du rôle, mais les pensées du poète qui m’étaient étrangères, les actions qu’il indiquait entravaient la liberté dont je jouissais lors de mes études chez moi.

Ce qui était encore plus désagréable était le fait que je ne reconnaissais pas ma voix. En outre, il s’avéra que ni les jeux de scène [mizanscena], ni l’aspect extérieur [obraz] qui s’étaient élaborés en moi en travaillant à la maison ne s’adaptaient à la pièce de Shakespeare. Comment par exemple placer au début dans la scène relativement calme entre Iago et Othello, le furieux grincement de dent, le tournoiement des yeux, les allures « tigresques » qui me faisaient entrer dans le rôle ?

Mais je ne pus renoncer à ces procédés de jeu du sauvage et au jeu de scène que j’avais crée parce que je n’avais rien d’autre à mettre à la place. Je lisais le texte du rôle d’une façon, je jouais le sauvage d’une autre façon, sans aucun lien entre l’un et l’autre. Les mots gênaient le jeu et le jeu gênait les mots : sensation désagréable d’un désaccord [razlad] général.

Je n’ai de nouveau rien trouvé en travaillant chez moi et j’ai répété l’ancien, ce qui ne me satisfait déjà plus. Qu’est-ce que cette répétition des mêmes procédés et des mêmes sensations ? A qui appartiennent-ils, à moi ou au Maure sauvage ? Pourquoi le jeu d’hier ressemble-t-il au jeu d’aujourd’hui et celui d’aujourd’hui à celui de demain ? Ou alors est-ce mon imagination qui est tarie ? Ou bien encore je n’ai dans ma mémoire aucun matériau pour ce rôle ? Pourquoi au début le travail avançait-il avec tant d’entrain et pourquoi s’est-il ensuite arrêté en restant à la même place ?

Pendant que je faisais ces raisonnements, les propriétaires se réunirent dans la pièce voisine pour le thé du soir. Pour ne pas attirer leur attention, je dus transporter mon activité dans un autre coin de ma chambre et je dus prononcer les mots du rôle le plus bas possible. A mon grand étonnement, ces changements insignifiants me ravivèrent, ils me contraignirent à considérer d’une façon quelque peu nouvelle mes études et le rôle lui-même.

J’ai trouvé le secret ! Il ne faut pas rester longtemps sur une même chose, répéter sans arrêt ce qui est éculé.

C’est décidé. Demain en répétition, j’introduis des impromptus [eksprompty] pour tout : dans les jeux de scène, dans la compréhension [traktovka] du rôle et dans la façon de l’approcher.

……..19………….

Dès la première scène, pendant la répétition d’aujourd’hui, j’ai eu recours à des impromptus : au lieu de marcher, je me suis assis et j’ai décidé de jouer sans gestes, sans mouvement, en laissant de côté les grimaces [užimki] ordinaires du barbare. Et bien ? Je me suis embrouillé dès les premiers mots, j’ai perdu le texte, les intonations habituelles et je me suis arrêté. J’ai du revenir bien vite à ma première manière de jeu et à la mise en scène. Je ne peux probablement plus me passer de ces procédés assimilés de la représentation [izobraženie] du sauvage. Ce n’est pas moi, mais eux qui me gouvernent. Qu’est-ce que cela ? Un esclavage ?

……..19………….

Mon état général lors de la répétition est meilleur : je m’habitue à l’endroit où se déroule le travail et aux gens qui y assistent. De plus, ce qui était inconciliable commence à aller ensemble. Auparavant, mes procédés de représentation [izobraženie] du sauvage ne s’accordaient pas avec Shakespeare. Lors des premières répétitions, je sentais la fausseté et la violence lorsque je cherchais à faire entrer dans le rôle les manières du caractère [pridumannye harakternye manery] de l’Africain que j’avais inventées. Mais à présent, il semble que j’ai réussi à greffer quelques petites choses à la scène que nous répétons. En tout cas, je ressens de façon moins aiguë un désaccord avec l’auteur.

……..19………….

Aujourd’hui répétition sur la grande scène. Je comptais sur l’atmosphère excitante des coulisses qui peut faire des miracles. Et bien ? Au lieu de la rampe brillamment illuminée, de l’agitation, des décors surchargés que j’attendais, une semi obscurité, le silence, l’absence de monde. L’énorme scène était ouverte de tous côtés et déserte. Seules, tout près de la rampe quelques chaises en bois qui traçaient les contours du futur décor et à droite un trépied avec trois ampoules électriques allumées.

A peine fis-je quelques pas sur les planches que se fit jour devant moi l’énorme ouverture du cadre de scène et derrière lui un espace profond, sombre qui semblait être illimité. C’était la première fois que je voyais la salle du côté de la scène, rideau ouvert, vide, sans âme qui vive. Quelque part au loin, à une distance qui me parut très grande brillait une lampe électrique sous un abat-jour. Elle éclairait des feuilles blanches étalées sur la table, des mains s’apprêtaient à écrire « pour y inscrire le moindre petit défaut »… Je me sentis me dissoudre tout entier dans l’espace.

Quelqu’un cria : « Commencez ! ». On m’invita à entrer dans la chambre imaginaire d’Othello délimitée par les chaises en bois et à m’asseoir à ma place. Je me trompai et m’assis sur une autre chaise que celle que j’avais prévue dans ma propre mise en scène [mizanscena]. L’auteur lui-même ne reconnaissait pas le plan de sa chambre. Ce furent les autres qui durent m’expliquer ce que représentait chacune des chaises. Je ne pus durant un long moment me coincer dans ce petit espace bordé par des chaises parce que je ne pus longtemps me concentrer sur ce qui se passait autour de moi. J’avais du mal à me contraindre à regarder Choustov qui était debout à côté de moi. Mon attention était aspirée soit par la salle soit par les pièces qui avoisinaient la scène – des ateliers qui, malgré notre répétition, vivaient de leur vie propre : des gens marchaient, transportaient des objets, sciaient, cognaient, se disputaient.

Malgré tout cela, je continuais à parler et à agir de façon automatique. Si mes longs exercices chez moi ne m’avaient pas mis dans la tête les manières de jeu du sauvage, les mots du texte, les intonations, je me serais arrêté dès les premiers mots. C’est d’ailleurs ce qui se produisit en fin de compte. La faute en revint au souffleur. J’appris pour la première fois que ce monsieur était un faiseur d’intrigues acharné et non l’ami de l’acteur. Je pense que le bon souffleur est celui qui sait se taire durant toute la soirée et ne prononcer au moment critique que le mot que l’acteur a oublié. Mais notre souffleur bruisse sans arrêt, tout le temps, c’est une gêne considérable. On ne sait que faire et comment se débarrasser de cet auxiliaire au zèle sans mesure qui semble vraiment se glisser par l’oreille au plus profond de l’âme. Il eut finalement raison de moi. Je trébuchai sur un mot, m’arrêtai et dut lui demander de ne plus me gêner.

……..19………….

Voilà la seconde répétition. J’arrivai au théâtre avec beaucoup d’avance et je décidai de me préparer au travail, non pas seul dans la loge, mais devant tout le monde, sur la scène. Le travail y battait son plein. On montait les décors et les éléments de carton-pâte [butaforija] pour notre répétition. Je commençai mes préparatifs.

Il eut été vain de chercher au milieu de ce chaos le calme familier auquel je m’étais habitué durant mes exercices à la maison. Il fallait avant tout se faire à la disposition [obstanovka] nouvelle des choses autour de moi. Pour cela, je me rapprochai de l’avant-scène et je me mis à regarder le maudit trou noir du cadre de scène pour m’y habituer et me libérer de l’attrait de la salle. Mais plus je m’efforçais de ne pas remarquer l’espace, et plus j’y pensais et plus forte était l’attirance vers là-bas, vers cette maudite obscurité, au-delà du cadre de scène [portal]. A ce moment, un ouvrier qui passait près de moi fit tomber par terre des clous. Je me mis à l’aider à les ramasser. Et tout à coup je me sentis bien, je me sentis même chez moi sur cette grande scène. Mais les clous ramassés, mon jovial interlocuteur reparti, je fus de nouveau écrasé par l’espace et je me sentis de nouveau me dissoudre dans cet espace. Et pourtant je venais de me sentir merveilleusement bien ! C’était d’ailleurs bien compréhensible : en ramassant les clous, je ne pensais pas au trou noir du cadre de scène. Je m’empressai de quitter la scène et je m’assis au parterre.

La répétition des autres scènes commença, mais je ne voyais pas ce qui se passait sur la scène, j’attendais anxieusement mon tour.

Il y a un bon côté dans l’attente angoissée. Elle fait parvenir l’homme à ce point où il souhaite que ce qui l’effraie arrive le plus vite possible et qu’on en finisse. C’est exactement l’état que j’ai vécu aujourd’hui.

Lorsque ce fut enfin le tour de mon extrait et que j’entrai en scène, le décor était déjà planté, fait de différentes cloisons de décors de théâtre, de coulisses, de panneaux ajoutés etc. Certaines parties étaient tournées à l’envers. Le mobilier aussi était disparate. Néanmoins, l’aspect général de la scène éclairée semblait agréable et on se sentait à l’aise dans la chambre d’Othello préparée à notre attention. Il était, je pense, possible en faisant un gros effort d’imagination de trouver dans cet aménagement [obstanovka] quelque chose qui rappelait de loin ma chambre.

A peine le rideau fut-il ouvert sur la salle que je me retrouvais tout entier en son pouvoir. En même temps, je sentis naître en moi une nouvelle sensation qui me surprit. Le fait est que les décors cachent à l’acteur la grande arrière-scène derrière lui, l’énorme espace noir au-dessus de sa tête, les pièces attenantes à la scène et les lieux qui servent à entreposer les décors sur les côtés. Un tel isolement est bien sûr agréable. Mais ce qui ne va pas, c’est que l’élément de décor a alors une fonction de surface réfléchissante, en rejetant toute l’attention de l’acteur vers la salle et les spectateurs. De la même manière une scène musicale réfléchit comme une coquille les sonorités de l’orchestre en direction des auditeurs. Autre nouveauté : à cause de la peur, je sentis le besoin d’amuser les spectateurs, pour qu’ils n’aillent pas, à Dieu ne plaise, s’ennuyer. C’était là quelque chose d’agaçant, qui m’empêchait de rentrer dans ce que je faisais et dans ce que je disais. En même temps, la prononciation du texte dit tant de fois, les mouvements habituels devançaient mes sentiments et mes pensées. La précipitation me gagna, je commençais à parler vite. Cette même précipitation se communiqua à mes gestes et à mes actions. Je volais dans le texte, si bien que j’en avais le souffle coupé et je ne pouvais changer de tempo [temp]. Même les endroits que je préférais dans le rôle filaient comme les poteaux télégraphiques dans un train en marche. La moindre entrave et la catastrophe était inévitable. Je jetai plusieurs fois des regards suppliants en direction du souffleur, mais lui remontait avec application sa montre comme si de rien n’était. Nul doute qu’il s’agissait d’une vengeance pour ce qui s’était passé.

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Je suis arrivé au théâtre pour la répétition générale encore plus tôt que d’habitude, dans la mesure où il fallait s’occuper du maquillage et du costume. On m’avait mis dans une superbe loge et préparé une tunique orientale de prince marocain digne d’un musée qui avait servi dans Shylock. Tout cela obligeait à bien jouer. Je m’assis à la table de maquillage où plusieurs perruques étaient prêtes, des poils et tous les accessoires de maquillage imaginables.

Par où commencer ? Je me mis à enduire mon pinceau de peinture marron, mais elle était devenue si sèche, que je ne pus qu’à grand-peine étaler sur la peau une faible couche qui ne laissa aucune trace. Je remplaçai le pinceau par une petite brosse. Le résultat fut identique. Je mis de la peinture sur mon doigt et je commençai à l’étaler sur la peau. Cette fois, je parvins à la colorer légèrement. Je répétai l’expérience avec les autres couleurs, mais seule la couleur bleu ciel s’étalait mieux que les autres. Le problème était que je n’avais, semble-t-il, que faire de la couleur bleu ciel pour le maquillage du Maure. J’essayai d’enduire ma joue de laque et de coller une petite touffe de poils. La laque piquait, les poils se hérissaient… J’essayai une perruque, puis une autre, puis une troisième, sans comprendre du premier coup où étaient l’avant et l’arrière. Les trois perruques révélaient par trop leur nature de perruque sur un visage non maquillé. Je voulus enlever le peu que j’avais réussi, avec de telles difficultés, à poser sur mon visage. Mais comment laver cela ?

A ce moment, un homme à lunettes très maigre, de grande taille, portant une blouse, de longues moustaches et une longue barbiche entra dans la loge. Ce Don Quichotte se plia en deux et se mit sans broncher à « travailler » mon visage. Il enleva bien vite avec de la vaseline tout ce que j’y avais étalé et commença de nouveau à poser les couleurs après avoir enduit les pinceaux de saindoux. Les couleurs s’étalaient facilement et de façon régulière sur le visage graisseux. Ensuite « Don Quichotte » couvrit mon visage d’une teinte brune et hâlée, comme il convient à un Maure. Mais je regrettais la couleur précédente plus sombre que donnait le chocolat, cela faisait briller avec plus d’éclat les dents et le blanc des yeux.

Lorsque le maquillage fut fini, le costume revêtu, je me regardai dans le miroir et m’étonnai sincèrement de l’art de « Don Quichotte ». Je me mis à m’admirer. Le côté anguleux de mon corps avait disparu sous les plis de la tunique et les tics de sauvage auxquels je m’étais exercé convenaient très bien à l’aspect [oblik] général.

Choustov et les autres élèves entraient dans la loge. Ils étaient eux aussi frappé par mon aspect extérieur [vnešnost’], ils en faisaient l’éloge sans la moindre jalousie. Cela me donnait du courage et faisait revenir la confiance que j’avais eue en moi. Sur scène je fus frappé par la disposition inhabituelle des meubles : un des fauteuils était artificiellement poussé loin du mur presque au milieu de la scène, la table était trop près du trou du souffleur et semblait exposée au regard à l’avant-scène à l’endroit le plus visible. Sous l’effet de l’inquiétude je parcourais la scène en tout sens et ne cessai de prendre les extrémités de mon costume et de mon yatogan dans les meubles et dans les bords des décors. Mais cela ne m’empêchait pas de débiter machinalement les mots du rôle et de marcher sans discontinuer sur la scène. On aurait pu penser que je pouvais tant bien que mal tenir mon extrait jusqu’à la fin. Mais lorsque je m’approchai du point culminant du rôle une pensée vint me traverser l’esprit « je vais m’arrêter ». Je fus pris de panique et je me tus, perdu, avec des cercles vides et blancs devant les yeux… Je ne sais pas moi-même ce qui me guida de nouveau vers le débit automatique qui cette fois encore me sauva du péril.

Après cela, je fus désespéré. Je n’avais plus qu’une idée : en finir au plus vite, ôter mon maquillage et m’enfuir en courant du théâtre.

Et me voilà chez moi. Seul. Mais il se trouve que maintenant le compagnon le plus terrible que je puisse avoir, c’est moi-même. Mon âme est pleine d’un dégoût insupportable. Je voulais aller voir des amis, me distraire, mais je renonçai. Il me semble vraiment que tout le monde a déjà appris ma honte et me montre du doigt.

Heureusement, le cher, le touchant Pouchtchine est venu me voir. Il avait remarqué que j’étais parmi les spectateurs et il voulait connaître mon avis sur son interprétation de Salieri. Mais je ne pus rien lui dire car même si des coulisses j’avais vu son jeu, l’agitation et l’attente de ma propre prestation avaient fait que je n’avais rien vu de ce qui se faisait sur scène. Je ne posai pas de questions sur moi. J’avais peur des critiques qui pouvaient achever de tuer le peu de foi en moi qu’il me restait.

Pouchtchine parle très bien de la pièce de Shakespeare et du rôle d’Othello. Mais il a des exigences auxquelles je suis incapable de répondre. Il a très bien parlé de l’amertume, de l’ébahissement du Maure, du coup qu’il subit, lorsqu’il se met à croire que sous le masque merveilleux de Desdémone, se cache l’horrible pêché. Cela la rend encore plus effrayante aux yeux d’Othello.

Après le départ de mon ami, je cherchai à approcher certains passages du rôle dans l’esprit de l’interprétation de Pouchtchine. J’eus les larmes aux yeux, tellement j’avais pitié du Maure.

……..19………….

C’est aujourd’hui, dans la journée, qu’a lieu le spectacle de présentation. Je sais tout à l’avance : la façon dont je vais arriver au théâtre, comment je commencerai à me maquiller, comment Don Quichotte arrivera et se pliera en deux. Mais même si je me plais dans mon nouveau maquillage et même si j’ai envie de jouer, cela ne donnera rien de toute façon. Je sentais en moi une indifférence complète pour tout. Néanmoins, ce sentiment ne dura que jusqu’au moment où je pénétrai dans ma loge. A cet instant, mon cœur se mit à battre si fort que j’avais du mal à respirer. Je sentis un sentiment de nausée et une grande faiblesse. Il me semblait que je tombais malade. Voilà qui est parfait. La maladie pourra justifier l’échec du premier spectacle.

Sur scène, je fus d’abord troublé par un silence extraordinaire de jour de fête et par l’ordre qui y régnait. Lorsque je sortis de l’obscurité des coulisses vers la pleine lumière de la rampe, des éclairages du plafond, des lanternes, je devins fou et fus aveuglé. L’éclairage était tellement fort qu’une paroi de lumière s’était crée entre moi et la salle. Je me sentis protégé de la foule et je respirai librement. Mais mon œil s’habitua bien vite à la rampe et l’obscurité de la salle se fit alors encore plus effrayante et l’attraction vers le public encore plus forte. J’eus l’impression que le théâtre était plein à craquer, que des milliers d’yeux et de jumelles étaient dirigés sur moi seul. Ils semblaient transpercer leur victime de part en part. Je me sentais l’esclave de cette foule de milliers de personnes et je me sentis céder à la tentation, abandonner tous mes principes, prêt à tous les compromis. Je voulais me retourner à l’envers, cajoler, donner à la foule plus que je n’avais et que je ne pouvais donner. Mais à l’intérieur je me sentais vide comme jamais.

A cause de ces efforts excessifs pour faire sortir de moi un sentiment, de cette impuissance à réaliser l’impossible, une tension apparut dans tout mon corps, qui alla jusqu’aux tremblements qui immobilisant mon visage, mes mains, tout mon corps, paralysant mes mouvements, ma façon de marcher. Toutes mes forces étaient dirigées vers cette tension absurde qui ne pouvait apporter aucun profit. Je dus venir en aide à mon corps et à mes sentiments devenus durs comme du bois en m’aidant de la voix que je poussai jusqu’au cri. Mais là aussi la tension excessive fit des dégâts. Ma gorge se serra, la respiration s’obstrua, le son s’arrêta sur la note la plus aiguë, d’où je ne réussis plus à l’en faire descendre. Finalement, je perdis ma voix.

Je dus alors renforcer l’action extérieure et le jeu. Je n’étais plus en état de retenir mes mains, mes pieds et le flot de paroles qui renforçaient la tension générale. J’avais honte de chaque mot prononcé, de chaque geste que je faisais et que je critiquais tout de suite. Je rougissais, je crispais mes doigts de pieds, les doigts de mes mains et je me repoussais de toutes mes forces contre le dossier du fauteuil. Sous l’effet de l’impuissance et de la confusion, un sentiment de rage s’empara de moi. Je ne sais pas moi-même contre qui elle était dirigée, contre moi ou contre les spectateurs. Je sentis en même temps durant quelques minutes une indépendance à l’égard de tout ce qui m’entourait et je fus pris d’une audace irrésistible. Je fis sortir de moi la célèbre phrase : « Du sang, Iago, du sang ! » en dépit de ma volonté. C’était le cri d’un homme en proie à une souffrance de désespoir. Je ne sais pas moi-même comment cela a pu se faire. Peut-être ai-je ressenti dans ses mots l’âme insultée d’un homme crédule et ai-je eu sincèrement pitié de lui ? En même temps, l’interprétation d’Othello, faite il y a peu par Pouchtchine, resurgit dans mon esprit avec une grande netteté et agita mes sentiments.

Je crus que la salle fut pour un instant en éveil et qu’un frémissement parcourut la foule, comme un souffle de vent sur le sommet des arbres.

Dès que je sentis cette approbation, une telle énergie se mit à bouillonner en moi que je ne savais vers où la diriger. Elle me portait. Je ne sais pas comment je jouai la fin de la scène. Je me souviens seulement que la rampe, le trou noir du cadre disparurent de mon attention, que je me libérai du moindre sentiment de peur et que se créa sur scène une vie nouvelle, inconnue et enivrante. Je ne connais pas de plaisir plus élevé que ces quelques minutes que j’ai vécues sur les planches. Je remarquai que Pacha Choustov était étonné par ma renaissance [pereroždenie]. Je l’embrassai et il se mit à jouer avec beaucoup d’allégresse.

Le rideau se referma et des applaudissements se firent entendre dans la salle. Je me sentais l’âme légère et joyeuse. La foi en mon talent se renforça immédiatement. Je me sentis de l’aplomb. Lorsque je retournai victorieux de la scène vers la loge, j’eus l’impression que tous me regardaient avec des yeux pleins d’admiration enthousiaste.

Elégamment habillé, me tenant un peu plus droit, comme il convient à un acteur en tournée, je fis mon entrée dans la salle à l’entracte avec un air important et, je m’en rends compte aujourd’hui, avec la marque maladroitement composée de l’indifférence. A mon grand étonnement, je n’y vis aucune atmosphère de fête, la salle n’était pas même complètement éclairée, comme il convient à un « vrai » spectacle. Au lieu d’une foule de milliers de spectateurs qui m’était apparue de la scène, je ne vis au parterre qu’une vingtaine de personnes. Pour qui donc avais-je fait tant d’efforts ? J’eus tôt fait d’ailleurs de me consoler : « Peut-être que les spectateurs d’aujourd’hui sont peu nombreux, me disais-je, mais ce sont des connaisseurs de l’art. Tortsov, Rakhmanov sont des artistes reconnus de notre théâtre. Ce sont eux qui m’ont applaudi ! Je n’échangerai pour rien au monde leurs faibles applaudissements contre les ovations fracassantes d’une foule de milliers de personnes… ».

Je choisis une place au parterre d’où je pouvais être facilement visible de Tortsov et de Rakhmanov et je m’assis avec l’espoir qu’ils m’appelleraient près d’eux pour me dire quelques paroles agréables !

La rampe s’illumina. Le rideau s’ouvrit et immédiatement l’élève Maloletkova descendit l’escalier adossé aux décors comme portée par des ailes. Elle tomba sur le sol, se recroquevilla et cria « Au secours ! » avec un cri tellement bouleversant que je me sentis frissonner. Elle se mit ensuite à dire quelque chose, mais avec une telle rapidité que l’on ne pouvait rien comprendre. Puis, tout à coup, oubliant son texte, elle s’arrêta au milieu d’une phrase, enfouit sa tête dans ses mains et se précipita dans les coulisses, d’où l’on entendit des voix sourdes tenter de la réconforter et de l’encourager. Le rideau se referma, mais j’entendais toujours ce cri « Au secours ! » résonner dans mes oreilles. C’est vraiment cela le talent ! Il suffit pour le sentir d’une seule entrée en scène et de deux mots.

Maintenant que j’écris ces lignes je ne doute pas de mon avenir. Néanmoins cette certitude ne m’empêche pas d’avoir conscience que je n’ai pas connu au fond la réussite que je me suis attribuée. Mais tout de même quelque part au fond de moi la foi que j’ai en moi fait entendre les trompettes de la victoire.

Notes
600.

Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, pp. 10-21.