II. L’art scénique et l’artisanat scénique
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Aujourd’hui, nous nous sommes réunis pour écouter les remarques de Tortsov sur notre jeu au cours du spectacle de présentation.
Arkadi Nikolaïevitch disait :
‘« Il faut avant tout en art savoir voir et comprendre le beau. Voilà pourquoi il nous faut avant tout nous souvenir et relever les moments positifs de la présentation. Il n’y a eu que deux semblables moments : le premier quand Maloletkova a dévalé l’escalier avec le cri désespéré « au secours ! » et le deuxième chez Nazvanov dans la scène « Du sang, Iago, du sang ! ». Dans les deux cas aussi bien vous, qui jouiez, que nous qui regardions, nous nous sommes entièrement abandonnés à ce qui se passait sur les planches. Nous nous sommes figés [zamerli] et avons commencé de vivre d’une seule et même inquiétude, commune à tous.’Ces moments heureux, pris séparément du tout, peuvent être reconnus comme l’art de la vie éprouvée qui est cultivé dans notre théâtre et est étudié ici dans son école.
– Quel est donc cet art de la vie éprouvée ? demandai-je avec intérêt.
– Vous l’avez connu à travers votre propre expérience. Alors racontez-nous comment vous avez éprouvé ces moments d’état de création authentique [podlinno tvorčeskoe sostojanie].
– Je ne sais rien et ne me souviens de rien, dis-je sous l’effet entêtant de l’éloge de Tortsov. Je sais simplement qu’il s’agissait d’instants inoubliables, que ce n’est que de cette manière que je veux jouer et que je suis prêt à me donner tout entier à un art comme celui-là…
Il fallut me taire, faute de quoi j’eusse éclaté en sanglots.
– Comment ? Vous ne vous souvenez pas de votre errance intérieure à la recherche de quelque chose d’effrayant ? Vous ne vous souvenez pas que vos mains, vos yeux et votre être tout entier étaient prêts à bondir quelque part et à attraper quelque chose ? Ne vous souvenez-vous pas comment vous mordiez vos lèvres et reteniez à peine vos larmes ? s’enquit Arkadi Nikolaïevitch, me mettant à la torture.
Il est vrai que cela nécessite un travail créatif complexe, qui n’est que partiellement soumis au contrôle et à l’action immédiate de la conscience. Dans une large mesure ce travail est inconscient et non contrôlé. Seule l’artiste la plus habile, la plus géniale, la plus fine, la plus inatteignable, la plus miraculeuse peut en venir à bout, c’est-à-dire notre nature organique. Aucune technique d’acteur, fût-elle la plus raffinée, ne peut se mesurer à elle. Elle a tous les droits. Ce point de vue et ce rapport à notre nature artistique sont tout à fait typiques de l’art de la vie éprouvée, dit Tortsov avec fièvre.
Mais il suffit de troubler notre vie organique juste, c’est-à-dire de cesser de créer de façon juste sur scène pour que notre subconscient sourcilleux s’effraie immédiatement de la violence qui est faite et se cache de nouveau dans ses profonds souterrains. Pour que cela ne se produise pas, il faut avant tout créer de façon juste [verno].
Ainsi, le réalisme, et même le naturalisme de la vie intérieure de l’acteur, lui sont indispensables pour éveiller le travail du subconscient et des élans de l’inspiration.
Parce que le conscient et le juste font naître la vérité, la vérité provoque le fait de croire [vera] et si la nature se met à croire à ce qui se passe dans l’homme, elle se mettra elle-même au travail. A sa suite, c’est le subconscient qui entrera en jeu et c’est l’inspiration elle-même qui peut apparaître.
– Que signifie jouer le rôle « de façon juste » ? demandai-je avec insistance.
– Cela signifie la chose suivante. Dans les conditions de la vie du rôle et dans une complète analogie avec elle, penser, vouloir, aspirer, agir de façon juste, logique, consécutive, humaine, en étant debout sur les tréteaux de la scène. Dès que l’acteur obtient cela, il se rapproche du rôle et commence à sentir de la même façon que lui.
Dans notre langue, cela signifie éprouver la vie du rôle. Ce processus et le mot qui le définit ont dans notre art une importance tout à fait exceptionnelle, primordiale.
La vie émotionnelle aide l’acteur à accomplir le but essentiel de l’art scénique qui consiste à créer « la vie de l’esprit humain » du rôle et à transmettre cette vie sur scène dans une forme artistique [hudožestvennaja forma].
Comme vous le voyez, notre tâche principale n’est pas seulement de représenter [izobražat’] la vie du rôle dans sa manifestation [projavlenie] extérieure, mais, d’abord et avant tout, dans le fait de créer sur scène la vie intérieure du personnage représenté [izobražaemoe lico], en adaptant à cette vie étrangère ses propres sentiments humains, en lui abandonnant tous les éléments organiques de son âme personnelle.
Souvenez-vous une fois pour toutes que c’est ce but essentiel, principal de notre art qui doit vous guider à chaque instant de votre création et de votre vie sur scène. Voilà pourquoi nous pensons avant tout au côté intérieur du rôle, c’est-à-dire à sa vie psychique, qui se crée à l’aide du processus intérieur de la vie éprouvée. Il se trouve être le moment principal de la création et le premier soin de l’acteur. Il faut éprouver la vie du rôle, c’est-à-dire ressentir des sentiments qui lui sont analogues à chaque fois et lors de chaque répétition du rôle.
« Chaque grand acteur doit sentir et sent réellement ce qu’il représente [izobražaet], voilà ce que dit le bon vieux Tommaso Salvini, le meilleur représentant de cette orientation. Je trouve même qu’il n’est pas seulement obligé de ressentir cette agitation une fois ou deux, alors qu’il étudie son rôle, mais dans une mesure plus ou moins grande lors de chaque interprétation du rôle, qu’il s’agisse de la première ou de la millième fois. ». Cet extrait fut lu par Arkadi Nikolaïevitch dans un article de Tommaso Salvini qu’Ivan Platonovitch lui avait mis entre les mains (il s’agissait de sa réponse à Coquelin). C’est également ainsi que notre théâtre comprend l’art de l’acteur.
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Sous l’influence de longues discussions avec Pacha Choustov je demandai à la première occasion venue à Arkadi Nikolaïevitch :
Le subconscient exerce une grande influence sur ce travail. Et dans le domaine de l’incarnation la technique de l’acteur la plus raffinée [iskusnaja] ne saurait rivaliser avec le subconscient, même si cette technique imbue d’elle-même prétend à la première place.
Et Arkadi Nikolaïevitch conclut en ces termes :
Nous avons foi et savons fermement d’après notre expérience que seul un tel art scénique, rempli des émotions vivantes, organiques de l’homme-acteur [čelovek-artist] peut transmettre artistiquement [hudožestvenno] toutes les nuances imperceptibles et toute la profondeur de la vie intérieure du rôle. Seul un art de cette sorte peut s’emparer entièrement du spectateur, peut l’obliger non pas simplement à comprendre, mais surtout à éprouver la vie de [perežit’] tout ce qui s’accomplit sur scène, à enrichir son expérience intérieure, à conserver en lui des traces que le temps ne saurait effacer.
Mais outre cela, et c’est également un point extrêmement important, les principes les plus importants de la création [tvorčestvo] et les lois de la nature organique sur lesquelles se fonde notre art [iskusstvo] mettent les acteurs [artisty] à l’abri des distorsions [vyvih]. Qui sait avec quels metteurs en scène et dans quels théâtres il vous faudra travailler ? Tous, loin s’en faut, ne sont pas partout guidés dans leur pratique [tvorčestvo] par les exigences de la nature elle-même. Dans la plupart des cas, ces exigences sont grossièrement violentées et cela pousse toujours l’acteur à s’égarer. Si vous connaissez rigoureusement les frontières de l’art authentique et les lois organiques de la nature créatrice [tvorčeskaja priroda], vous ne vous égarerez pas et vous comprendrez vos erreurs, vous aurez la possibilité de les corriger. Sans les bases solides que l’art de la vie éprouvée peut vous donner en suivant les lois de la nature artistique [artističeskaja priroda], vous errerez, vous vous embrouillerez et vous perdrez tout critère [kriterij]. Voilà pourquoi je considère l’étude de notre art de la vie éprouvée comme une étude indispensable à tous les acteurs sans exception, quel que soit leur courant. C’est par là que chaque acteur doit commencer son travail d’apprentissage [škol’naja rabota].
La critique de mes défauts par Arkadi Nikolaïevitch produisit sur moi une profonde impression. Elle ne fit pas que me peiner, elle m’effraya. Je me sentis prostré et je n’écoutai plus ce que Tortsov dit ensuite.
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Nous écoutâmes de nouveau les remarques d’Arkadi Nikolaïevitch sur notre jeu au cours du spectacle de présentation.
En entrant dans la classe, il s’adressa à Pacha Choustov :
Choustov, proposa Tortsov à Pacha, souvenez-vous de la manière dont vous avez crée le rôle de Iago.
Ainsi, si l’on suit cette direction, le processus de la vie éprouvée ne se trouve pas être le moment principal de la création. Ce n’est qu’une étape préparatoire pour la suite du travail artistique. Ce travail consiste dans la recherche d’une forme artistique extérieure de la création scénique qui explique très clairement son contenu intérieur. En faisant de telles recherches, l’acteur s’adresse avant tout à lui-même et cherche à ressentir de façon authentique, à éprouver, vivre la vie de la personne qu’il représente [izobražajemoe im lico]. Mais, je répète, qu’il ne s’autorise pas à le faire durant le spectacle, non pas au moment de la création publique elle-même, mais seulement chez lui ou en répétition.
Quelqu’un me soutint, en disant que dans le rôle qui n’avait pas été joué de façon juste, il y avait, insérés chez Pacha, plusieurs moments d’authentique émotion, dignes de notre art.
Dans notre art beaucoup de choses sont faites à titre d’improvisation sur un seul et même thème solidement fixé. Cet art donne de la fraîcheur et de l’immédiateté [neposredstvennost’] à l’interprétation. Cela a eu son effet lors des quelques moments heureux du jeu de Nazvanov. Mais je n’ai pas remarqué chez Choustov cette fraîcheur et cette improvisation dans la sensation du rôle. Au contraire, il m’a ravi à plusieurs endroits par sa netteté, son caractère artistique [artističnost’]. Mais… on sentait dans tout son jeu un petit froid glacial et cela m’a contraint à soupçonner chez lui des formes du jeu fixées une fois pour toutes, qui ne laissent pas de place à l’improvisation et qui privent le jeu de fraîcheur et d’immédiateté. Je sentais néanmoins constamment que l’original, à partir duquel il répétait avec art [iskusno] les copies, était bon, juste [veren], qu’il indiquait une authentique et vivante vie de l’esprit humain du rôle. Cet écho [otzvuk] d’un certain processus émotionnel révolu a fait à certains moments du jeu, de la représentation, un art authentique.
Habitué à la reproduction [vosproizvedenie] mécanique du rôle, l’acteur répète son travail sans dépenser les forces de ses nerfs et de son âme. Cette dernière est considérée, non seulement comme inutile, mais même comme nuisible lors de la création publique, étant donné que toute agitation affecte la maîtrise de soi de l’acteur et change le dessin et la forme fixés une fois pour toutes. L’absence de clarté de la forme et l’absence d’assurance dans sa transmission nuisent à l’impression.
Tout cela concerne, dans une plus ou moins grande mesure, les endroits indiqués de votre interprétation de Iago.
Souvenez-vous maintenant de ce qui s’est passé dans la suite de votre travail.
– Les autres endroits du rôle et la figure [obraz] même de Iago ne me satisfaisaient pas. Je m’en suis également convaincu à l’aide du miroir, se souvint Choustov. Cherchant dans ma mémoire un modèle qui ferait l’affaire, je me souvins d’une de mes connaissances, qui n’avait aucun rapport avec mon rôle, mais qui, à ce qui me semblait alors, personnifiait [olicetvorjat’] bien la ruse, la méchanceté et la fourberie.
– Et vous vous êtes mis à loucher de son côté, à vous conformer vous-même à lui ?
– Oui.
– Qu’avez-vous vous fait de vos souvenirs ?
– A dire vrai, j’ai simplement copié les manières extérieures de cette connaissance, reconnut Pacha. Je le voyais en pensée à côté de moi. Il marchait, il était debout, il était assis et moi je l’observais et je répétais ce qu’il faisait.
– C’était une grave erreur ! A ce moment, vous avez trahi l’art de la représentation et vous êtes passé à une simple singerie [peredraznivanie], à une copie, une imitation [imitacija] qui n’a aucun rapport avec l’art [tvorčestvo].
– Et que devais-je faire pour greffer sur Iago une image [obraz] prise de l’extérieur de façon tout à fait contingente ?
– Vous deviez laisser passer à travers vous [propustit’ čerez sebja] ce nouveau matériau, lui donner vie [oživit’] par des inventions de l’imagination qui lui correspondaient, comme cela se pratique dans notre courant de l’art de la vie éprouvée.
Après quoi, le matériau rendu vivant se serait greffé à vous et l’image du rôle eût été crée en pensée, vous auriez dû alors vous atteler à un nouveau travail dont parle de façon imagée l’un des meilleurs représentants de l’art de la représentation : le célèbre acteur français Coquelin l’Aîné.
L’acteur crée en soi le modèle dans son imagination, puis, « semblable à un peintre, il saisit chacun de ses traits et les transporte non sur la toile, mais sur lui-même… », lisait Arkadi Nikolaïevitch dans une brochure de Coquelin que Ivan Platonovitch venait de lui glisser. « Il voit un certain costume sur Tartuffe et s’en revêt, il voit sa démarche et l’imite, remarque une physionomie et l’emprunte. Il y plie son propre visage, pour ainsi dire il façonne, découpe, coût sa propre peau tant que le premier critique qui se dissimule dans son premier moi ne se sent pas satisfait et ne trouve une ressemblance positive avec Tartuffe. Mais ce n’est pas tout. Il ne s’agirait que d’une ressemblance extérieure, une copie du personnage représentée, mais non le type même. Il faut encore que l’acteur force son Tartuffe à parler avec la voix qu’il entend chez Tartuffe et pour définir toute la marche du rôle, il faut le faire se mouvoir, marcher, gesticuler, écouter, penser, comme Tartuffe, mettre en lui l’âme de Tartuffe. Ce n’est qu’alors que le portrait est prêt, on peut le mettre dans le cadre, c’est-à-dire sur la scène et le spectateur dire : “Voilà Tartuffe !… sinon l’acteur aura mal travaillé ».
– Mais, c’est terriblement difficile et compliqué, dis-je avec inquiétude.
– Oui. Coquelin lui-même le reconnaît. Il dit : « l’acteur ne vit pas, il joue. Il reste froid s’agissant de l’objet de son jeu, mais son art doit être parfait. »
Et c’est vrai, ajouta Tortsov, l’art de la représentation exige la perfection pour pouvoir rester un art.
– Mais n’est-il pas alors plus simple de faire confiance à la nature, à la création naturelle et spontanée et à l’émotion authentique ? demandai-je avec acharnement.
– Coquelin déclare avec certitude à ce propos : « L’art n’est pas la vie réelle et pas même son reflet. L’art lui-même est créateur. Il crée sa propre vie, hors du temps et de l’espace, belle dans son abstraction ».
Nous ne pouvons bien sûr être d’accord avec un défi aussi présomptueux lancé à la seule artiste parfaite et inatteignable – la nature créatrice.
– Est-il possible qu’ils croient vraiment que leur technique est plus forte que la nature ? Quelle erreur ! ne pouvais-je m’empêcher de dire, incapable de me résigner.
– Ils croient qu’ils créent sur la scène leur vie, une vie meilleure. Non pas la vie réelle, humaine que nous connaissons dans la réalité, mais une autre vie, corrigée de ses défauts pour la scène.
Voilà pourquoi les acteurs de la représentation n’éprouvent chaque rôle de façon juste, humaine qu’au début, au cours de la période préparatoire du travail, mais dans le moment même de la création, sur scène, ils passent à une émotion conventionnelle. Ils la justifient d’ailleurs par les arguments suivants : le théâtre et sa représentation sont conventionnels et la scène est trop pauvre en moyens pour donner l’illusion de la vraie vie. C’est pourquoi non seulement le théâtre ne doit pas éviter les conventions, mais il doit les aimer.
Cette façon de créer est belle, mais n’est pas profonde. Elle compte plus sur les effets qu’elle n’a de force. La forme y est plus belle que le contenu. Elle agit plus sur l’ouïe et la vue que sur l’âme et c’est pourquoi elle enchante plus qu’elle ne bouleverse.
Il est vrai que l’on peut aussi dans cet art obtenir de grandes impressions. elles s’emparent de nous tant que nous les percevons. On en conserve de beaux souvenirs, mais ce ne sont pas les impressions qui réchauffent l’âme et plongent profondément en elle. L’action d’un tel art est aiguë, mais elle est de faible durée. On a plus d’étonnement que de foi en cet art. C’est pourquoi, il ne peut tout rendre. Ce qui doit frapper par un côté inattendu et une beauté scénique ou ce qui demande le pathétique du tableau [kartinnyj pafos] répond aux moyens de cet art. Mais pour l’expression des passions profondes, ses moyens sont soit trop pompeux, soit trop artificiels. La finesse et la profondeur des sentiments humains ne se soumettent pas aux procédés techniques. Ils nécessitent l’aide directe de la nature elle-même, au moment de l’émotion naturelle et spontanée et de son incarnation. Il convient néanmoins de reconnaître que la représentation du rôle, soufflée par le processus d’une vie éprouvée authentique, est une création, un art.
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Aujourd’hui, durant le cours, Govorkov a affirmé avec beaucoup d’élan qu’il était un acteur de l’art de la représentation, que les bases de cette orientation artistique étaient proches de son âme, que ce sont elles que demande son sentiment artistique, que ce sont elles devant qui il s’incline, que c’était ainsi et pas autrement qu’il comprenait la création [tvorčestvo]. Arkadi Nikolaïevitch exprima un doute sur la justesse de ses affirmations et rappela que dans l’art de la représentation, la vie éprouvée [pereživanie] est nécessaire, pourtant il n’est pas certain que Govorkov sache maîtriser ce processus, non seulement dans son travail sur scène, mais même chez lui. Néanmoins, le contradicteur affirmait qu’il ressentait toujours fortement et qu’il éprouvait la vie de ce qu’il faisait sur scène.
– Chaque homme, à chaque minute de sa vie, ressent et éprouve quelque chose, disait Tortsov. S’il ne sentait rien, ce serait un mort. Il n’y a que les morts qui ne ressentent rien. Ce qui compte, c’est ce que vous éprouvez sur scène : s’agit-il de vos propres sentiments, analogues à la vie du rôle, ou de quelque chose d’autre qui n’a rien à voir ?
Très souvent, même les acteurs les plus expérimentés élaborent chez eux et portent sur la scène des choses qui ne sont pas du tout ce qui est important et essentiel pour le rôle et pour l’art. C’est la même chose qui vous est arrivée à vous tous. Certains d’entre vous nous ont montré leur voix au cours du spectacle, leur intonation pleine d’effet, la technique de leur jeu. D’autres égayaient les spectateurs en courant vivement, en faisant des sauts de danse, en surjouant comme des désespérés, ils séduisaient par de beaux gestes et des poses. Bref, ils ont amené sur la scène ce dont les personnes qu’ils représentent n’ont nul besoin.
Et vous, Govorkov, vous avez approché votre rôle, non pas à partir du contenu intérieur, non à partir de l’expérience vécue [pereživanie] du rôle pas plus qu’à partir de la représentation, mais à partir de tout autre chose et vous pensez que vous avez crée quelque chose en art. Mais là où il n’y a pas de sensation de son sentiment vivant, analogue à la personne qu’on représente, il ne peut être question d’art [tvorčestvo] authentique.
Ne vous mentez donc pas à vous-même, mais cherchez plutôt à pénétrer et comprendre plus profondément où commence et où finit l’art authentique. Vous serez alors convaincu que votre jeu n’a aucun rapport avec lui.
– Mais qu’est-ce qu’il est ?
– Un artisanat. Pas mauvais, il est vrai, avec des procédés assez correctement élaborés pour rapporter le rôle et en donner une illustration conventionnelle.
J’omets la longue dispute que commença Govorkov et je passe directement aux explications de Tortsov sur les frontières qui séparent l’art authentique et l’artisanat.
– Il n’y a pas d’art authentique sans vie éprouvée. C’est pourquoi il commence là où le sentiment entre en possession de tous ses droits.
– Et l’artisanat ? demandait Govorkov.
Il commence à son tour, là où cesse la vie éprouvée créatrice [tvorčeskoe pereživanie] ou la représentation artistique [hudožestvennoe predstavlenie] des résultats de la vie éprouvée.
Alors que dans l’art de la vie éprouvée et dans l’art de la représentation le processus de la vie éprouvée est inévitable, dans l’artisanat il n’est pas utile et occasionnel. Les acteurs de ce genre ne savent pas créer chaque rôle séparément l’un de l’autre. Ils ne savent pas éprouver la vie et incarner naturellement ce qu’ils éprouvent. Les acteurs-artisans ne savent que rapporter le texte du rôle, en l’accompagnant de procédés de jeu scénique, élaborés une fois pour toutes. Cela simplifie fortement la tâche de l’artisanat.
– En quoi consiste cette simplification ? demandai-je.
– Vous le comprendrez mieux quand vous saurez d’où viennent et comment se sont crées les procédés du jeu artisanal que nous appellerons dans notre langue des clichés d’acteur. Voilà d’où ils proviennent et comment ils se sont formés :
Pour pouvoir rendre les sentiments du rôle, il est indispensable de les connaître et pour les connaître, il faut soi-même éprouver la vie de sentiments identiques. On ne peut singer le sentiment lui-même, on ne peut que contrefaire les résultats de sa manifestation extérieure. Mais les artisans ne savent pas éprouver la vie du rôle, ils ne parviennent jamais à connaître les résultats de ce processus artistique.
Comment faire ? Comment trouver une forme extérieure alors que le sentiment intérieur ne souffle rien ? Comme transmettre par la voix et les mouvements les résultats extérieurs d’une expérience vécue [pereživanie] qui n’existe pas ? Il ne reste rien d’autre que d’avoir recours au simple surjeu [naigryš] conventionnel de l’acteur. C’est une façon très primitive, formelle, extérieure de figurer les sentiments du rôle qui restent étrangers, qui n’ont pas été éprouvés et donc n’ont pas été connus par l’acteur même qui interprète le rôle. C’est une simple singerie [peredraznivanie].
A l’aide de la mimique, de la voix, des mouvements, l’acteur-artisan ne présente sur scène aux spectateurs que les clichés extérieurs, qui expriment soi-disant l’intérieur de la « vie de l’esprit humain du rôle », le masque mort d’un sentiment inexistant. Pour un tel surjeu extérieur, un grand assortiment de tous les procédés figuratifs de l’acteur a été élaboré qui est censé rendre par des moyens extérieurs tous les sentiments possibles qui peuvent se rencontrer dans la pratique scénique. Il n’y a pas le sentiment lui-même dans ses procédés artisanaux. Il n’y a que la singerie, une apparence de son résultat extérieur supposé. Il n’y a pas de contenu spirituel, il n’y a que le procédé extérieur, censé l’exprimer.
Certains de ces procédés, fixés une fois pour toutes, sont conservés par la tradition artisanale, reçue en héritage des prédécesseurs, comme par exemple le fait de poser les cinq doigts de la main sur le cœur lors de l’expression de l’amour ou bien alors le fait de déchirer son col de chemise quand on représente la mort. D’autres sont pris tout prêts chez des contemporains de talents (comme le fait de se frotter le front avec la partie extérieure du poignet, comme le fait Véra Fedorovna Komissarjevskaïa dans les moments tragiques du rôle). D’autres procédés encore sont inventés par les acteurs eux-mêmes.
Il y a une façon particulière, artisanale, de rapporter le rôle, c’est-à-dire d’utiliser la voix, la diction et le débit des mots (élévation et baisse sonore outrée dans les moments forts du rôle avec des tremolos d’acteur spécifiques ou avec des fioritures de voix particulières dans la déclamation). Il y a des procédés pour la démarche (les acteurs-artisans ne marchent pas, mais paradent sur le sol théâtral), pour les mouvements et les actions, pour la plastique et pour le jeu extérieur (ils sont particulièrement aigus chez les acteurs artisanaux et fondés non sur la beauté, mais sur la joliesse). Il y a des procédés pour l’expression de tous les sentiments et de toutes les passions humaines possibles (grincer des dents et tourner le blanc des yeux pour la jalousie, comme chez Nazvanov, cacher son visage ou ses yeux avec les mains au lieu de pleurer, s’arracher les cheveux pour le désespoir). Il y a également des procédés pour singer des personnages complets et les types de différentes couches de la société (les paysans crachent sur le sol, se mouchent avec leur manche, les militaires font claquer leurs éperons, les aristocrates jouent avec leur lorgnon). Il y a des procédés pour des époques historiques (des gestes d’opéra pour le Moyen-Age, un mouvement de danse dans la démarche pour le XVIIIe siècle). Il y a des procédés pour l’interprétation des pièces et des rôles (comme le gouverneur de la ville 602 ), une certaine courbure [izgib] du corps du côté de la salle, mettre la paume de sa main prés de ses lèvres durant les apartés. Toutes ces habitudes d’acteur sont avec le temps devenues traditionnelles.
C’est ainsi que s’est élaborée, une fois pour toutes, une façon générale de parler pour l’acteur, une manière particulière de rapporter le rôle avec des effets calculés à l’avance, une démarche scénique particulière, un pittoresque [kartinnost’] des poses et des gestes.
Les procédés mécaniques de jeu tout prêts sont facilement reproduits par les muscles entraînés des acteurs-artisans, ils deviennent une habitude et une seconde nature remplaçant sur les planches la nature humaine.
Ce masque de sentiment, fixé une fois pour toutes, s’use vite, il perd son allusion infime à la vie et devient un simple cliché mécanique d’acteur, un truc scénique [trjuk] ou un signe conventionnel extérieur. La longue série de ces clichés, fixés une fois pour toutes, pour la transmission de chaque rôle, forme le rituel figuratif de l’acteur, un rituel qui s’accompagne d’une façon conventionnelle de rapporter le texte du rôle. Les acteurs de la veine artisanale cherchent à remplacer par tous ces procédés extérieurs de jeu le vivant, l’authentique, la vie éprouvée intérieure et la création. Mais rien ne peut être comparé au sentiment authentique qui ne se laisse pas transmettre par les procédés mécaniques de l’artisanat.
Certains de ces clichés possèdent encore un certain effet théâtral, mais la grande majorité blesse par son mauvais goût et étonne par l’étroitesse avec laquelle le sentiment humain est compris, une attitude sans nuance ou, tout simplement, la sottise.
Mais le temps et l’habitude séculaire rendent proche et familier même ce qui est monstrueux (ainsi, les grimaces, légitimées par le temps, des acteurs comiques de l’opérette, la vieille comique qui se rajeunit ou les portes des décors de théâtre qui s’ouvrent toutes seules lorsqu’un grand acteur, le héros de la pièce entre sur scène ou sort, sont considérées comme des phénomènes normaux au théâtre).
Voilà pourquoi, même les clichés contre-nature sont entrés dans l’artisanat et sont maintenant inclus dans le rituel de l’acteur. Certains clichés ont tellement dégénéré que l’on ne saisit pas tout de suite leur origine. Un procédé d’acteur qui a perdu toute l’essence intérieure qui l’a fait naître devient une simple convention scénique qui n’a rien à voir avec la vie authentique et c’est la raison pour laquelle il déforme la nature artistique de l’acteur. Le ballet, l’opéra et surtout la tragédie faussement classique dans laquelle on veut rendre les émotions les plus complexes et les plus élevées des personnages par des procédés artisanaux fixés une fois pour toutes sont pleins de tels clichés de convention (par exemple, la joliesse, la plasticité outrée, le fait de « s’arracher » le cœur de la poitrine dans des moments de désespoir, d’agiter les mains pour se venger et de les joindre pour implorer).
Aux dires de l’acteur-artisan, le but d’une telle façon de parler générale de l’acteur et d’une telle plastique (par exemple des sonorités doucereuses dans les moments lyriques, une monotonie ennuyeuse dans la transmission de la poésie épique, une parole sonore d’acteur dans l’expression de la haine, de fausses larmes dans la voix dans la représentation du malheur) consisterait à rendre la voix, la diction et les mouvements des acteurs plus nobles, à les rendre beaux, à renforcer leur effet scénique et leur expressivité imagée. Mais malheureusement, la noblesse n’est pas toujours bien comprise, l’image de la beauté est élastique et l’expressivité est souvent soufflée par le mauvais goût qui est bien plus répandu dans le monde que le bon goût. Voilà pourquoi au lieu de noblesse se crée l’enflure, au lieu de la beauté, la joliesse et au lieu de l’expressivité, l’effet théâtral. Et effectivement, tout, en commençant par la parole, la diction de convention et en finissant par la démarche de l’acteur et ses gestes, sert au côté criard du théâtre, qui n’est pas assez modeste pour être artistique.
La façon de parler de l’artisan et la plastique de l’acteur se bornent à un effet démonstratif, à une noblesse enflée d’où s’est créée une joliesse théâtrale particulière.
Le cliché de convention ne peut remplacer l’expérience éprouvée.
Le malheur, c’est aussi que tout cliché adhère, on ne peut s’en débarrasser. Il s’incruste dans l’acteur, comme de la rouille. Une fois qu’il s’est frayé un chemin, il pénètre plus loin, se multiplie et tend à occuper tous les endroits du rôle et toutes les parties de l’appareil figuratif de l’acteur. Le cliché occupe toute place du rôle, laissée vide, non remplie de sentiment vivant et s’y installe durablement. Bien plus, il vient souvent au premier rang, avant tout éveil du sentiment, et lui obstrue la route. C’est la raison pour laquelle l’acteur doit veiller à se protéger avec précaution contre les méfaits du cliché persistant.
Tout ce qui vient d’être dit concerne également les acteurs de talent, capables d’un sentiment authentique organique. On peut dire des acteurs artisans que toute leur activité scénique se limite à choisir habilement et à combiner les clichés. Certains de ces clichés ont leur joliesse et leur intérêt. Le spectateur sans expérience ne remarquera même pas que ce n’est rien de plus qu’un travail mécanique de l’acteur.
Mais quelle que soit leur perfection, les clichés de l’acteur ne peuvent en eux-mêmes émouvoir le spectateur. Il faut pour cela d’autres impulsions qui l’éveillent, ce sont des procédés particuliers que nous appelons l’émotion de l’acteur [akterskaja emocija]. L’émotion d’acteur n’est pas la véritable émotion, l’authentique expérience éprouvée [pereživanie] du rôle sur scène. C’est une irritation artificielle de la périphérie du corps.
Si, par exemple, on serre les poings, si l’on tend les muscles du corps ou si l’on respire par spasmes, il est possible d’arriver à une extrême tension physique qui est souvent perçue depuis la salle comme la manifestation d’un tempérament puissant, agité par la passion. On peut s’agiter extérieurement, mécaniquement et s’inquiéter, en ayant l’âme froide, sans raison, en général. Cela donne une pâle copie d’un échauffement physique.
Les acteurs de type plus nerveux excitent en eux l’émotion d’acteur en poussant à bout artificiellement leurs nerfs. Cela crée une sorte d’hystérie scénique, des cris frénétiques, une extase, souvent aussi pauvre en contenu intérieur que l’échauffement physique artificiel. Dans l’un et l’autre cas, nous n’avons pas affaire à un jeu artistique, mais à un surjeu, non pas à un sentiment vivant de l’homme-acteur qui s’adapte au rôle qu’il joue, mais à une émotion d’acteur. Cette émotion atteint néanmoins son objectif et donne une sorte d’allusion à la vie, elle fait une sorte d’impression, dans la mesure où les spectateurs qui n’ont pas un sens artistique développé ne savent pas voir la qualité de cette impression et se contentent d’une imitation grossière. Les acteurs de ce type sont souvent eux-mêmes convaincus qu’ils servent un art authentique, sans avoir conscience qu’ils ne font que s’occuper d’un artisanat scénique.
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Durant la leçon d’aujourd’hui, Arkadi Nikolaïevitch a continué l’analyse du spectacle de présentation.
Le pauvre Viountsov en a pris pour son grade, plus que les autres. Arkadi Nikolaïevitch n’a même pas considéré que son jeu fût de l’artisanat.
– De quoi s’agissait-il ? demandai-je en me mêlant à la discussion.
– De la plus horrible des contorsions [lomanie].
– Est-ce qu’il y en avait chez moi ? demandai-je à tout hasard.
– Bien sûr !
– Quand ? m’exclamai-je avec horreur. Vous avez dit que j’avais joué avec mes tripes [nutro] !
– Et j’ai dit que ce jeu était fait de moments de création authentique qui alternaient avec des moments…
– D’artisanat ? m’échappa-t-il des lèvres.
– Vous n’avez nulle part d’où tirer de l’artisanat car il s’élabore par un long travail, comme chez Govorkov, et vous n’avez pas eu de temps pour cela. C’est bien pour cela que vous imitiez le sauvage en utilisant les procédés les plus dilettantes qui soient dans lesquels on ne sent aucune technique. Et sans technique, non seulement l’art, mais même l’artisanat ne peuvent rien faire.
– D’où ai-je pu tirer ces clichés puisque c’était la première fois que j’allais sur scène ?
– Je connais deux petites filles qui n’ont jamais été au théâtre ni vu de spectacles, ni même de répétitions, elles jouent néanmoins la tragédie avec les clichés les plus éculés et les plus vulgaires.
– Ce n’était ainsi même pas de l’artisanat, mais simplement une contorsion de dilettante ?
– Oui, heureusement, seulement de la contorsion, vint confirmer Arkadi Nikolaïevitch.
– Pourquoi donc « heureusement » ?
– Parce qu’il est plus facile de combattre la contorsion de l’amateur que l’artisanat qui s’est solidement enraciné. Les débutants, comme vous, s’ils sont doués, peuvent par hasard et pour un instant bien ressentir le rôle, mais ils sont incapables de le rendre dans sa totalité dans une forme artistique maîtrisée. Ils ne peuvent le faire et recourent donc toujours à la contorsion. Au début, c’est relativement inoffensif, mais il ne faut pas oublier qu’elle recèle un grand danger. Il faut la combattre dès le début pour ne pas développer en soi de telles habitudes qui rendent l’acteur infirme et tordent son don naturel. Essayez de comprendre où commencent et où finissent l’artisanat et la simple contorsion.
– Où commence-t-elle ?
– Je vais essayer de vous l’expliquer (à travers votre propre exemple). Vous êtes quelqu’un d’intelligent, mais pourquoi ce que vous avez fait durant le spectacle de présentation, à l’exception de quelques moments, était absurde ? Est-ce que vous croyez réellement que les Maures qui étaient en leur temps célèbres pour leur culture bondissent dans tous les sens, comme des animaux en cage ? Le sauvage que vous avez représenté, même dans une conversation calme avec son adjudant, rugissait, montrait les dents et retournait le blanc de ses yeux. D’où vient une telle approche du rôle ? Expliquez-nous pourquoi par quel chemin, vous avez pu en venir à cette absurdité ? N’est-ce pas parce que pour un acteur qui se perd dans ses voies créatrices toutes les absurdités deviennent possibles ?
J’ai fait le récit le plus détaillé possible de mon travail à la maison sur le rôle, presque tout ce qui est écrit dans mon journal. Je suis parvenu à illustrer quelques éléments en action. Pour plus de clarté, j’ai même placé les chaises conformément à la disposition des meubles dans ma chambre.
Arkadi Nikolaïevitch a beaucoup ri, pendant certaines de mes démonstrations.
– Voilà comment le plus mauvais des artisanats prend naissance, dit-il après que j’eus fini. Cela arrive, avant tout, quand on choisit quelque chose qui est au-dessus de ses forces, que l’on ne connaît pas, que l’on ne sent pas.
Durant le spectacle de présentation, j’avais l’impression que votre objectif principal était d’étonner, de frapper le spectateur. Par quels moyens ? Par des sentiments organiques authentiques qui correspondaient à la personne que vous représentiez ? Non. Vous n’aviez pas non plus le tout d’une image vivante que vous auriez pu copier au moins extérieurement. Que vous restait-il à faire ? Attraper au vol le premier trait qui se rappelait en un éclair à votre mémoire. Vous avez beaucoup de ces traits qui sont conservés dans votre mémoire, comme chez tout homme, pour toutes les occasions de la vie. Car chaque impression subsiste, sous une forme ou sous une autre, dans nos souvenirs et nous l’exprimons en image, lorsque nous en avons besoin. Avec ces illustrations rapides et « en général », nous nous préoccupons peu du fait que ce que nous transmettons corresponde à la réalité. Nous nous contentons d’un seul trait, d’une allusion. Pour incarner ces images, la pratique de la vie a même fixé des tracés tout faits [trafarety], c’est-à-dire des signes figuratifs extérieurs. Dites à n’importe lequel d’entre nous : « Jouez, maintenant, sans préparation, un sauvage “en général” ». Je vous parie que la plupart feront la même chose que vous, durant le spectacle, parce que aller dans tous les sens, rugir, montrer les dents, faire briller le blanc de ses yeux, tout cela s’est confondu depuis longtemps, dans notre imagination, avec les fausses représentations de l’homme sauvage.
Chaque être humain dispose de tels procédés « en général » aussi bien pour rendre la jalousie que la colère, la joie, le désespoir, etc. Ces procédés sont mis en œuvre sans considérer comment, quand, dans quelles circonstances l’homme les éprouve. Ce « jeu », ou plutôt, ce surjeu, est si primitif sur scène qu’il en devient drôle : pour transmettre la force d’un sentiment qui n’existe pas dans la réalité, on crie jusqu’à se casser la voix, on renforce la mimique jusqu’à outrance, on exagère l’expressivité des mouvements et des actions, on agite les bras, on presse sa tête dans ses mains, etc. Tous ces procédés de jeu existent aussi chez vous, mais ils ne sont heureusement pas nombreux. Il n’est donc pas étonnant que vous les ayez utilisés durant toute une heure de travail. De tels procédés de surjeu apparaissent d’eux-mêmes tout d’un coup et l’on s’en lasse vite.
Les procédés authentiquement artistiques pour rendre la vie intérieure du rôle en sont l’exact contraire. Ils sont difficiles, se créent longuement, mais ils ne lassent jamais sur scène. Ils se renouvellent d’eux-mêmes et se complètent sans cesse, ils captivent immanquablement l’acteur lui-même et les spectateurs. Ainsi, le rôle, construit sur des procédés de jeu naturels et spontanés, croît tandis que le rôle construit sur le surjeu et la contorsion du dilettante devient tout de suite sans vie, mécanique.
Tout cela, ce sont, pour ainsi dire, des « clichés humains universels » qui, comme les idiots qui cherchent à vous rendre service, sont plus dangereux que l’ennemi. Ces clichés sont en vous, comme en tout homme, et vous les avez utilisés sur scène parce que vous n’aviez pas à votre disposition des clichés tout prêts, élaborés par la technique artisanale.
Vous voyez que la contorsion, comme l’artisanat, commence là où finit la vie éprouvée, mais l’artisanat s’organise et s’adapte pour remplacer les sentiments par un simple surjeu. Il utilise des clichés déjà élaborés. La contorsion, par contre, n’en dispose pas et met en œuvre sans discernement les clichés « humains universels » ou les clichés « hérités », sans qu’ils soient lissés et préparés pour la scène.
Ce qui vous est arrivé est compréhensible et pardonnable pour un débutant. Mais soyez prudent à l’avenir. On élabore en fin de compte, à partir de la contorsion du dilettante et les « « clichés humains universels », le plus mauvais artisanat. Ne le laissez pas se développer.
Pour cela, d’un côté, il vous faut lutter contre les clichés et en même temps apprendre à éprouver la vie du rôle non seulement à certains moments du spectacle, comme cela a été le cas pour Othello mais tout le temps que vous rendez la vie de la personne représentée. Cela vous aidera à vous défaire du jeu avec les tripes et à vous rapprocher de l’art de la vie éprouvée.
………….19…
Les paroles d’Arkadi Nikolaïevitch ont fait sur moi une très forte impression. A certains moments, j’en venais à la conclusion qu’il me fallait quitter l’école.
Aussi, aujourd’hui, durant la leçon de Tortsov, ai-je renouvelé mes questions. Je voudrais tirer une conclusion générale de tout ce qui a été dit durant les leçons précédentes. En fin de compte, j’en conclus que mon jeu est un mélange de ce qu’il y a de mieux dans notre métier, c’est-à-dire les moments d’inspiration et de ce qu’il y a de pire, c’est-à-dire la contorsion.
– Ce n’est pas encore le plus grave, me rassura Tortsov. Ce qu’ont fait les autres est encore pire. Votre dilettantisme peut se guérir tandis que les erreurs des autres sont des principes conscients qu’on ne peut pas toujours changer ou arracher avec leurs racines de l’acteur.
– De quoi s’agit-il ?
– De l’exploitation de l’art.
– En quoi consiste-t-elle ? demandaient les élèves.
– Prenez seulement, ce que faisait Veliaminova.
– Moi ? sursauta Veliaminova. Mais qu’ai-je fait ?
– Vous nous avez montré vos petites mains et vos petits pieds et toute votre personne, car sans doute on peut mieux les observer sur scène, répondit Arkadi Nikolaïevitch.
– Moi ? Mes petites mains, mes petits pieds ? demandait interloquée notre jeune beauté.
– Oui, précisément, vos petites mains et vos petits pieds.
– C’est horrible, effrayant, c’est étrange, affirmait Veliaminova. C’est moi qui ai fait cela et je n’en sais rien !
– Il en va toujours ainsi des habitudes qui s’incrustent en vous.
– Pourquoi m’a-t-on fait pleins de compliments ?
– Parce que vous avez de jolies mains et de jolis pieds.
– Quel mal à cela ?
– Ce qui est mal, c’est que vous faisiez des coquetteries avec la salle au lieu de jouer Catherine. Shakespeare n’a pas écrit La Mégère apprivoisée pour que l’élève Veliaminova montre aux spectateurs ses petits pieds sur scène et fasse la coquette avec ses admirateurs. Shakespeare avait un autre but qui vous est resté étranger et qui nous est resté inconnu.
Malheureusement notre art est très souvent exploité à des fins qui lui sont complètement étrangères. Pour vous, il s’agit de montrer votre beauté, pour d’autres de se faire un nom, un succès extérieur, une carrière. Ce sont des phénomènes ordinaires dans notre métier dont j’essaie de vous préserver. Souvenez-vous bien de ce que je vais vous dire. Le théâtre, par son aspect public et le côté démonstratif du spectacle, devient une arme à double tranchant. D’un côté, il porte une importante mission sociale, de l’autre, il encourage ceux qui veulent exploiter notre art et faire carrière. Ces gens utilisent l’incompréhension des uns, le goût dépravé des autres, ils recourent au clientélisme, aux intrigues et aux autres moyens qui n’ont aucun rapport avec la création. Les exploiteurs de l’art sont les pires ennemis de l’art. Il faut lutter contre eux de la manière la plus résolue et si l’on n’y parvient pas, les chasser des planches. Ainsi donc, s’adressa-t-il de nouveau à Veliaminova, il vous faut décider, une fois pour toutes : êtes-vous venue pour servir et faire des sacrifices à l’art ou pour l’exploiter pour vos fins personnelles ?
Néanmoins, continua Tortsov, en s’adressant à tout le monde, diviser l’art en catégories n’est possible qu’en théorie. La réalité et la pratique se fient des rubriques. Elles mélangent toutes les directions. Et c’est vrai que nous voyons souvent de grands acteurs qui, par faiblesse humaine, se rabaissent jusqu’à l’artisanat tandis que les artisans par instants s’élèvent jusqu’à un art authentique.
C’est la même chose qui se passe dans l’interprétation de chaque rôle à chaque spectacle. A côté de moments d’authentique vie éprouvée on rencontre des moments de représentation, de contorsion artisanale et d’exploitation. Il est d’autant plus indispensable que les acteurs connaissent les frontières de leur art, d’autant plus important que les artisans connaissent la limite au-delà de laquelle l’art commence.
Il y a ainsi, dans notre métier, deux courants principaux : l’art de la vie éprouvée [pereživanie] et l’art de la représentation. Le fond général devant lequel ils apparaissent, étincelants, est l’artisanat scénique, bon ou mauvais. Il faut encore remarquer que dans les instants d’élan intérieur, des éclats de création authentique peuvent se faire jour à travers les clichés lassants et le surjeu.
Il est également indispensable de protéger notre art de l’exploitation dans la mesure où ce mal se propage imperceptiblement.
En ce qui concerne le dilettantisme, il est à la fois utile et dangereux, selon les voies qu’il choisit.
– Comment éviter tous ces dangers qui nous guettent ? demandai-je avec insistance.
– Il n’y a qu’un seul moyen, comme je l’ai déjà dit. Accomplir sans relâche le but essentiel de notre art qui consiste à créer la « vie de l’esprit humain » du rôle et de la pièce et à l’incarner artistiquement dans une belle forme scénique. L’idéal de l’acteur authentique est enfermé dans ces mots.
Il m’est apparu clairement, après les explications de Tortsov, qu’il était trop tôt pour nous pour jouer sur scène et que le spectacle de présentation avait été plutôt nuisible que profitable aux élèves.
– Il vous a été utile, me rétorqua Arkadi Nikolaïevitch, lorsque je lui fis part de ce que je pensais. Le spectacle a montré ce qu’il ne faut jamais faire sur scène, ce que vous devez éviter avec soin à l’avenir.
A la fin de la discussion, en nous saluant, Tortsov nous annonça qu’à partir du lendemain nous allions commencer des cours qui avaient pour but de développer notre voix, notre corps, c’est-à-dire les cours de chant, de diction, de gymnastique, de rythme, de plastique, de danse, d’escrime, d’acrobatie. Ces cours se dérouleront quotidiennement dans la mesure où les muscles du corps humain exigent un exercice systématique, prolongé, persévérant pour se développer 603 .
Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, pp. 22-44.
Dans le Revizor de Gogol (N.d.T.).
Stanislavski revient sur la description de ces exercices au début de la seconde partie de l’ouvrage (sur l’incarnation scénique) qui semblent alors se rapporter à la seconde année de l’enseignement fictif (N.d.T.).