Texte N° 5 La théorie de la mise-en-scène d’Alexeï Popov, extraits de La totalité artistique du spectacle 611

La mise-en-scène

La mise-en-scène [mizanscena], née et arrachée des profondeurs du cœur du metteur en scène [režissër], déroulée dans le temps et l’espace, résonne souvent comme une nouvelle écrite par le metteur en scène, une suite musicale ou une épigramme méchante. Si ce son est lié à la « graine » émotionnelle de la pièce, au bâti poétique de l’œuvre, il émeut le spectateur. Il est inséparable des pensées et des sentiments suscités par la pièce. Nous nous souvenons de telles mises-en-scène chez nos grands maîtres : Stanislavski, Nemirovitch-Dantchenko, Meyerhold, Vakhtangov, Mardjanov 612 et chez les meilleurs metteurs en scène, nos contemporains. Elles se gravent dans notre mémoire, images brillantes de l’art de la mise en scène.

L’art de la mise-en-scène réside dans la capacité particulière du metteur en scène à penser en images plastiques. Il semble alors voir toute l’action exprimée plastiquement à travers les acteurs.

Le spectacle devient communicatif au sens artistique et tire sa force d’une stylistique déterminée de mises-en-scène qui expriment avec justesse une pensée par leur caractère, le dessin graphique par le tempo-rythme de leur mouvement.

Tout comme la danse est la langue du ballet, l’expressivité plastique d’une chaîne continue de mises-en-scène est la langue du metteur en scène.

La mise-en-scène est sans aucun doute l’un des moyens d’expression les plus puissants du dessein [zamysel] du metteur en scène, de ses sentiments et de ses pensées, nés de la pièce et reflétés dans celle-ci par la vie.

Mais il ne suffit pas pour le metteur en scène de voir toutes les actions de la pièce dans une plastique vivante. Il doit maîtriser les lois qui lui permettent de modeler [lepka] non seulement des figures isolées, mais aussi de grandes masses humaines. Cet art tient tout entier aux qualités singulières du don du metteur en scène pour la composition. Sans ces qualités, il est strictement impossible de construire à partir d’une multiplicité de détails et de parties une œuvre artistique qui forme un tout, c’est-à-dire un spectacle.

Une bonne mise-en-scène imagée n’apparaît jamais pour elle-même. Elle ne peut être pour le metteur en scène un but en soi. C’est toujours la conséquence d’une solution complète de toute une série d’objectifs créateurs qui comprennent la mise au jour de l’action transversale, la complétude des figures crées par les acteurs, la sensation de soi physique des personnages et enfin, l’atmosphère dans laquelle l’action se déroule. C’est à partir de tous ces éléments que se forme la mise-en-scène et tous ses éléments forment la mise-en-scène.

Le metteur en scène sait que l’action scénique est un processus, une lutte des forces qui mettent la pièce en mouvement. La logique de développement de cette lutte, c’est-à-dire l’action transversale, comprend à l’intérieur de chaque tableau ou de chaque acte une série d’étapes tendues que le metteur en scène informe en mises-en-scène. On ne peut modeler des mises-en-scène à partir d’une masse passive d’acteurs. Il est indispensable d’avoir un acteur éveillé à l’action, agissant conformément à un but. L’acteur n’est pas seul en scène. Très souvent, les acteurs sont très nombreux, leurs actions peuvent se dérouler dans une anarchie naturelle. C’est là que commence le processus d’organisation de la lutte qui découle des forces antagonistes de la pièce.

Toutes les actions des acteurs sur scène exigent une forme scénique brillante, capable d’impressionner. Il ne s’agit pas seulement de la mise en ordre d’une lutte survenue de façon anarchique. C’est la recherche d’une langue expressive semblable à ce que nous connaissons pour la sculpture et la peinture.

La hâte avec laquelle les jeunes metteurs en scène cherchent à maîtriser la mise-en-scène s’explique très bien, en ce sens qu’elle est en quelque sorte le fruit visible de l’art de la mise en scène.

Il existe même un terme spécial du métier pour ceux qui comprennent de façon primaire la pratique des mises-en scène, le « placement » [« razvodka »].On a l’impression que la pratique de la mise-en-scène est un domaine particulier du travail de mise en scène, mal relié au reste de l’activité du metteur en scène.

Tout cela est bien évidemment faux et résulte d’une compréhension trop fruste de la mise-en-scène, comme disposition des personnes en présence sur scène pour mener un dialogue. Se hâter et commencer par la position [ustanovka] des acteurs en mises-en-scène, cela veut dire chercher à former le contenu avant de l’avoir découvert.

(…)

L’idéal artistique pour un metteur en scène dans un spectacle réaliste, de mon point de vue, ce sont les mises-en-scène qui, tout en exprimant concrètement l’essence de ce qui se passe et tout étant vraies du point de vue de la vie, s’élèvent en même temps dans leur expressivité plastique figurative jusqu’à la mise au jour artistique de l’idée du spectacle.

(…)

Les principes et les procédés par lesquels les metteurs en scène parviennent à unir la vraisemblance de la vie de la mise-en-scène avec son sens profond de généralisation, exprimé dans une forme imagée, sont pour nous l’élément principal.

La vraisemblance de la vie, la vérité du quotidien dans la disposition des figures humaines sur scène, où il est confortable pour l’acteur de prononcer le texte de l’auteur, n’est pas une tâche très difficile et elle est peu artistique. C’est la ligne de l’imitation extérieure du comportement humain. Manque ici le principal symptôme de l’art : l’image [obraz] artistique.

Je me permets de m’arrêter quelque peu sur les mises-en-scène de foule, d’abord parce que, la plupart du temps, ce sont des nœuds essentiels du spectacle et ensuite, parce que la scène de foule [massovaja scena] qui se construit sur l’interaction de chaque figure isolée rappelle largement une petite pièce à l’intérieur de la grande pièce de théâtre.

Ainsi, la question de la mise en lumière de l’image artistique dans la scène de foule, réalisée dans la mise-en-scène centrale, principale, est très importante pour nous car c’est une des données qui forme la somme du spectacle.

(…)

En observant des modèles de construction de mise en scène de foule et en étudiant les œuvres picturales, nous saisissons les lois de composition et les principes selon lesquels une masse humaine est organisée dans ces œuvres d’art. Aussi bien dans la scène de foule que dans la composition à plusieurs figures de la peinture, nous ne pouvons manquer de remarquer les procédés par lesquels le peintre lie et relie des gens séparés en un seul tout, les soumettant à une seule impulsion et à une seule action. Nous voyons que la masse, constituée d’une multitude de gens qui parfois se défait en groupes est une masse qui a une attitude différente à l’égard des évènements de la scène ou du tableau mais qu’en même temps, c’est un même événement qui la fait vivre. Cet événement est exprimé à travers des êtres humains, parmi lesquels il y a souvent un objet central. Dans les œuvres de peinture, ces objets sont fixés, sur scène, ils se succèdent en fonction de l’action qui se développe. (…)

L’objet central principalqui mène l’action transversale sembler nouer en lui toute la masse. Sans cet objet central, aussi bien la composition picturale que la mise-en-scène de foule au théâtre, se défont en figures isolées et ne créent que la vraisemblance extérieure de la vie, une vraisemblance qui n’est soumise à aucun sens intérieur.

L’attitude active des personnages en action envers un même objet est un moyen expressif particulièrement puissant au théâtre. Nous observons la même chose en peinture dans nombre de tableaux remarquables des grands peintres.

Quel que soit l’endroit où tombe notre regard, quelle que soit la figure sur laquelle il s’arrête, cette figure nous dirige vers l’objet central qui exprime l’idée principale. Souvenons-nous de On ne l’attendait pas [de Repine] ou de La Cène [de Léonard de Vinci]. La moindre figure du tableau On ne l’attendait pas nous renvoie au retour de l’exilé, dans La Cène au Christ.

Dans une scène de foule, il y a souvent peu de texte de l’auteur ou bien celui-ci est totalement absent, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas dans la scène d’action aiguisée et de grandes émotions éprouvées. C’est la raison pour laquelle tous les moyens de l’expressivité plastique – la langue des mouvements humains – prennent une valeur très grande. Ici, le metteur en scène et l’acteur deviennent comme les sculpteurs et les peintres de figures humaines isolées et des grandes masses des scènes de foule. (…)

Ainsi, l’objet commun qui pour la masse semble la nouer en un tout ne lui fait pas du tout perdre ses particularités, c’est-à-dire qu’elle ne présuppose pas une attitude unique par rapport au fait. (…)

Lier la vie organique de chaque participant d’une scène de foule avec la sensation d’une liberté intérieure et d’une activité créatrice est l’un des phénomènes les plus difficiles de l’art scénique. La difficulté peut se renforcer par l’initiative incontrôlée du metteur en scène qui fait violence à l’acteur-interprète, ou par la liberté anarchique de l’acteur qui, soi-disant au nom de la vérité et de la liberté créatrice, n’accepte pas les formes de composition communes à toute la scène. (…)

Dans les scènes de foule, le comportement et la vie scénique de chaque interprète doivent être soumis à l’événement central du tableau. Cela ne signifie pas que les interprètes doivent, sur ordre du metteur en scène, rester mécaniquement immobiles ou se taire en se soumettant à la « baguette de chef d’orchestre » du metteur en scène.

Le centre visuel sur lequel l’attention du spectateur est rassemblée peut être unique dans chaque scène, mais il peut aussi y en avoir plusieurs. Le changement, c’est-à-dire la succession des centres visuels, peut être rare et ralenti ou, au contraire, bref et rapide. La vie de la masse, les objectifs individuels de chaque interprète, l’activité, le rythme, la sensation de soi psychophysique de chaque acteur doivent être soumis au changement des centres visuels. Durant ces transferts de l’attention de l’acteur vers les déplacements plastiques et les réactions de bruitage, chaque interprète doit créer sur scène avec l’aide du metteur en scène une partition de vie psychophysique pour qu’il se sente libre et que tout soit simple, que sa vie soit organique  Mais l’art scénique, par rapport à la peinture, possède un facteur particulier qui n’est pas accessible à la peinture : le temps. Nos images se réalisent dans le temps dont le peintre ne dispose pas. Même si elle aussi lutte contre ce que l’on appelle les instants figés et parvient à donner l’impression de la durée d’un moment de tension dans cette soumission rigoureuse à la forme du tout, sans que cela provienne seulement de la réalisation mécanique de ce que le metteur en scène demande de faire. (…)

Nous autres metteurs en scène devons apprendre [comme les peintres] à dérouler la mise-en-scène et, en généralisant un phénomène isolé, l’amener dans la mise-en-scène que nous choisissons jusqu’à l’image de l’époque, jusqu’au symbole.

Nous avons dans nos mains des possibilités énormes d’action sur le spectateur, nous avons à notre disposition l’acteur vivant avec son tempérament vibrant et nous devons, avec non moins de précision que le peintre, étudier les données psychophysiques de l’acteur, sélectionner les actions qui révèlent le mieux l’idée de l’œuvre, éduquer l’acteur et découvrir, avant tout dans l’acteur lui-même, la « vie de l’esprit humain ». Car s’il n’est pas spiritualisé comme le peintre, ce qu’il fera sur scène sera privé d’esprit.

Ainsi, comme nous l’avons vu, une réaction unique de la masse à un fait est un moment particulièrement émotionnel et impressionnant, aussi bien dans la composition picturale que dans une scène théâtrale, c’est pourquoi le metteur en scène tend à l’utiliser. Mais cette tendance à une expression maximale renferme l’un des plus grands dangers pour le metteur en scène, celui de la schématisation. Lorsque nous voyons une foule sur scène, privée d’individualités humaines, ayant une même attitude à l’égard de ce qui se passe, réagissant de façon uniforme aux événements et soumise à un seul tempo-rythme, cela crée toujours l’impression non de la vérité, mais d’une certaine mauvaise théâtralité de convention. (…)

Chaque scène a son tempo-rythme qui se compose d’une riche diversité de tempo-rythmes individuels. C’est une erreur de metteur en scène qui mène à la fausseté et à l’artisanat que d’imposer un seul tempo-rythme commun au tableau ou à la scène pour tous les interprètes.

Ainsi, dans ce cas, le metteur en scène va vers un tempo-rythme commun à la scène de façon mécanique, sans fusion de la multitude des tempo-rythmes individuels, diversifiés. Il montre aux acteurs un seul tempo-rythme de l’action scénique en exigeant que celui-ci soit réalisé. A ce moment, chaque interprète, par exemple dans une scène de foule, cesse de se sentir lui-même comme un homme ayant tel caractère déterminé, avec son attitude à l’égard de ce qui se passe, il se sent comme un pion aux mains du metteur en scène. Pour lui, à cet instant cesse la vérité de l’existence dans la figure et commence la réalisation d’un exercice de mise en scène qui lui est étranger. (…)

On exige, dans une scène de foule, « l’union de divers rythmes » et c’est cette réunion qui crée un tempo-rythme scintillant de toutes les nuances de la véritable vie. Ce tempo-rythme de toute une scène de foule ou d’un tableau n’est rien d’autre que le tempo-rythme qui se développe à partir de l’action transversale de la pièce, à cette étape précise de sa progression.

Cette union, cet ensemble de différentes vitesses et mesures qui se résolvent dans le tempo-rythme de toute la scène ou de tout le tableau, unissant les êtres, ne les défigurent pas, en leur faisant perdre leur individualité, ne les privent pas de la diversité de leurs caractères, de la même manière que l’action transversale de la pièce, commune à tous les interprètes, ne fait pas perdre les traits des différents caractères scéniques.

Les tempo-rythmes de l’action transversale qui se développe déterminent dans une large mesure la stylistique et le caractère plastique des mises-en-scène de tout le spectacle. (…)

La langue des mises-en-scène, dès qu’elle devient l’expression de la vie intérieure des personnages, du surobjectif de la pièce et du spectacle, devient d’une richesse et d’une diversité [mnogoobrazie] infinie. Le dictionnaire de notre langue de metteur en scène s’élargit sur cette base. Nous connaissons des mises-en-scène planes et profondes, des mises-en-scène construites horizontalement et verticalement, des mises-en-scène construites sur une diagonale, en cercle et en spirale, des mises-en-scène symétriques et asymétriques. La langue plastique et les tempo-rythmes des mises-en-scène doivent, dans chaque cas, être profondément justifiés intérieurement. Par exemple, la mise-en-scène symétrique vient d’une dramaturgie bien précise qui disposait les figures symétriquement dans la pièce. Au centre, les parents et sur les côtés, deux enfants et deux serviteurs, comme chez Molière et chez d’autres auteurs.

Mais le procédé seul, sans lien avec le contenu intérieur de la scène, devient immédiatement mort au théâtre, incompréhensible pour les spectateurs et absurde.

On sait que la composition symétrique donne une impression d’équilibre, de repos et non de dynamique.

Dans la dramaturgie shakespearienne, on rencontre souvent des groupes ennemis avec au centre, un principe de concorde : le roi ou un duc.

Dès que la mise-en-scène symétrique devient un procédé esthétique formel pour un effet théâtral de tableau, les pièces de Molière, de Shakespeare et de nombreux autres auteurs perdent leur extraordinaire dynamisme et leur tempérament. En ouvrant le contenu des scènes symétriques, de l’intérieur, nous pouvons en revanche en tirer des conclusions intéressantes. Le plus souvent, la composition symétrique des mises-en-scène est utilisée pour la faire exploser, et non pour l’admirer. (…)

Les metteurs en scène savent que les mises-en-scène circulaires donnent une impression de fermeture. Ils utilisent les mises-en-scène diagonales, comme celles qui sont les plus dynamiques sur scène.

Souvent la pensée du metteur en scène s’exprime dans une mise-en-scène imagée à plusieurs figures. Chaque figure isolée qui se trouve être le détail du tout de la mise-en-scène a en même temps, elle-même, une valeur indépendante, c’est une figure achevée. (…)

Le corps de l’acteur peut être un mannequin qui prend diverses poses semblant expliquer tout ce qui se passe en l’homme, mais il peut aussi être élastique, une sorte de flacon transparent dans lequel se reflètent tout ce dont l’homme vit, ce qu’il pense, ce qu’il sent et ce qu’il veut. 

Cette qualité de l’expressivité plastique, une sorte de vision en transparence [prosvečivanie] dans le corps de toute la vie intérieure de l’homme, est l’un des symptômes du talent scénique de l’acteur, mais, comme tous les dons de la nature, il peut être amené à un haut degré de perfection et peut, au contraire, devenir grossier et s’atrophier. Lorsque le corps obéit aux desseins de l’acteur, quand il est capable de « chanter », on peut alors dire beaucoup sur l’être humain que l’acteur cherche à incarner sur scène.

M. I. Babanova et N.P. Khmelev sont des artistes à l’individualité artistique clairement exprimée. Tous deux appartiennent à des écoles scéniques différentes 613 . Mais en travaillant avec eux et en les observant, durant les répétitions, j’ai été frappé par un trait qu’ils avaient en commun. Profondément concentrés et pris par la recherche de la « graine » du personnage [obraz] ou de la sensation de soi physique ou du rythme intérieur, ces acteurs ressentaient à chaque instant leur corps dans l’espace, toujours comme un corps parlant. En voyant Babanova lorsqu’elle travaillait sur Le Poème de la hache et en observant Khmelev dans les répétitions des Années difficiles, je ne pouvais me défaire de la pensée qu’ils répétaient comme dans une salle de miroirs et que de temps en temps ils fixaient et corrigeaient la façon dont le processus intérieur de la vie et du rôle s’exprimait à l’extérieur. (…)

S’agissant de la solution par l’action d’une chaîne de mises-en-scène, et de l’expressivité plastique de la « mise-en-scène du corps » [mizanscena tela], je voudrais parler un peu de l’éloquence du cinéma muet et de la difficulté à s’exprimer du théâtre parlant.

En cette époque lointaine où le cinéma ne savait pas parler et restait muet, on cherchait nécessairement pour chaque pensée de mise en scène et d’acteur une expression dans l’action. Y a-t-il quelque chose que nous ne comprenions pas dans Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein ou dans La Fin de Saint-Pétersbourg de Poudovkine ?

Dans le cinéma muet, l’acteur entraînait et éduquait son corps à transmettre par le langage de toute la figure ce qu’il voulait, son rapport à ce qui l’environnait, sa sensation psychophysique, etc. (…)

L’explication est simple : le cinéma muet n’avait pas d’autre choix que de chercher l’expressivité plastique par l’action. L’abondance de texte expliquant l’action était considérée comme le signe d’une piètre qualité artistique du film et le nombre d’intertitres était ainsi strictement limité. Dans ces conditions difficiles, les moyens expressifs du metteur en scène et de l’acteur étaient développés.

Dès que le cinéma se mit à parler, l’on vit apparaître la tentation du moindre effort. Alors l’expressivité de la composition des mises-en-scène et la stricte expressivité plastique de l’art de l’acteur commencèrent à prendre du retard. Le cinéma, comme le théâtre, devint bavard. On vit apparaître des « conversations à la table » interminables, le modelage des mises-en-scène et l’expressivité des plans, le tempo-rythme des actions des acteurs, du montage d’épisodes isolés et de tout le film furent passablement négligés. (…)

Mettre en scène un spectacle ou réaliser un film, sans avoir une solution de mise en scène qui puisse captiver le collectif d’acteurs, cela revient simplement à redire le texte de l’auteur, plus précisément à renoncer à la langue figurative de l’art scénique.

Pour ressentir et aimer la « conversation des figures humaines », le metteur en scène doit étudier en détail les œuvres classiques de la peinture et de la sculpture, aimer les dessins de Daumier et de Gavarni. Il y verra la riche diversité [mnogoobrazie] de moyens expressifs dont dispose le corps humain. Dans l’art de Daumier, les sentiments et les passions semblent suscités à la surface et portés dans l’image jusqu’à l’hyperbole. Dans les dessins de Gavarni, l’on est séduit par l’accord étonnant du rythme dans la construction des figures qui vont par paires. Elles sont toutes des exemples admirables de mises-en-scène expressives et musicales.

Si la mise-en-scène du corps présuppose la composition plastique de la figure d’un acteur isolé, elle se construit en interdépendance avec la figure voisine qui lui est liée. S’il n’y a pas de semblables figures et que l’acteur est seul en scène, alors, dans ce cas, cette figure unique doit « faire écho » aux volumes qui se trouvent à côté d’elle, qu’il s’agisse d’une fenêtre, d’une porte, d’une colonne, d’un arbre ou d’un escalier. Dans les mains d’un metteur en scène qui pense plastiquement, la figure d’un seul acteur ne peut manquer d’être reliée, au niveau de la composition et du rythme, avec le milieu qui l’entoure, avec les constructions architecturales et avec l’espace. 

Dans les dialogues scéniques, dans les mises-en-scène par paires, chaque mouvement, chaque angle de vue [rakurs] de la figure ne « jouent » que lorsque, étant expressifs par eux-mêmes, ils sont reliés par la composition à la figure voisine. (…)

Nous voyons la même chose dans le spectacle. Une figure isolée créée par l’acteur peut être très brillante et expressive, mais elle ne s’achève et ne devient complètement compréhensible que dans le système des images qui l’entourent, la complètent ou sont en contraste avec elle. (…)

Il nous faut accorder cette préoccupation pour une forme brillante et aiguisée avec une découverte profonde de la passion essentielle du caractère, avec l’acquisition de la graine émotionnelle et une plus grande concentration de l’acteur sur l’objectif à accomplir pour l’action [dejstvennaja zadača] et sur l’objet.

Une concentration intérieure extrême de l’acteur peut faire des merveilles sur scène, justifier les actions les plus excentriques et les mises-en-scène du corps les plus aiguës et les plus improbables. (…)

Lorsque la chaîne des mises-en-scène de tout le spectacle a le caractère d’intonation, de rythme, de plasticité qui lui est propre, ces mises-en-scène participent alors de la création d’une image unique du spectacle.

La mise-en-scène dans son principe stylistique et esthétique naît de l’imprégnation du style de l’auteur, de l’époque, du quotidien qui reflètent la pièce et de la perception moderne qu’en ont aujourd’hui l’acteur et le metteur en scène. La tradition est une bonne chose, riche et utile, mais elle n’a rien à voir avec ce que l’on appelle la « mise-en-scène traditionnelle ». Cette dernière se rapproche du cliché le plus mort et le plus défraîchi qui soit.

Toute mise-en-scène traditionnelle enferme en elle avant tout une forme éteinte, morte, tandis que toute mise-en-scène venue des temps anciens, mais vue avec l’œil d’un contemporain qui a mûri dans ce passé, sera imprégnée de vie, respirera et fera des étincelles.

Nous avons déjà défini la mise-en-scène comme une étape dans le développement de l’action transversale. Sa forme doit être définie dans le mouvement. Il faut modeler une mise-en-scène, comme un oiseau en plein vol, qui bouge à chaque moment vers sa plus haute expression figurative, après quoi, soit le rideau est baissé, soit l’on fait la transition d’une forme plastique vers une autre, c’est-à-dire vers la prochaine mise-en-scène.

Il est utile ici de se souvenir du conseil de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, s’agissant de la compréhension de la dramaturgie classique. Il soulignait souvent qu’il ne fallait pas jouer Dostoïevski ou Griboïedov, comme on les jouait à l’époque d’Ostrovski et de Griboïedov, il fallait au contraire sentir l’époque et le quotidien de ces temps reculés et les voir avec ses propres yeux d’homme moderne. Il faut de même rechercher la mise-en-scène comme expression figurative plastique de l’époque et du quotidien, non au Musée théâtral Bakhrouchine 614 , mais dans les reflets historiques, ethnographiques, picturaux et photographiques de l’époque.

Notes
611.

La totalité artistique du spectacle, Popov, 1979 (1957-1959), vol. 1, pp. 443-468

612.

Constantin Mardjanov (1872-1933), metteur en scène, un temps associé au Théâtre d’Art. (N.d.T.)

613.

Babanova est une actrice formée par Meyerhold tandis que Khmelev est un ancien élève du Second Studio du Théâtre d’Art. (N.d.T.)

614.

Le Musée central Bakhrouchine, situé à Moscou, est le principal musée d’histoire du théâtre en URSS, et aujourd’hui en Russie. (N.d.T.)