Texte N° 6 L’attention scénique chez Stanislavski 615

……..19………….

La leçon s’est déroulée dans « l’appartement de Maloletkova », autrement dit sur scène, avec toute la disposition intérieure, rideau fermé.

Nous avons continué à travailler sur les études du fou et de l’allumage du feu de cheminée.

Grâce aux suggestions d’Arkadi Nikolaïevitch, nous avons réussi à jouer correctement. C’était si joyeux et agréable que nous avons demandé à reprendre les deux études depuis le début.

En attendant, je me suis assis près du mur pour me reposer.

Mais, c’est là que s’est produit quelque chose d’inattendu. A ma grande surprise, les deux chaises qui se trouvaient près de moi sont tombées par terre sans aucune raison visible. Elles sont tombées sans que personne ne les ait touchées. Je relevai les chaises et j’eu à peine le temps d’en retenir deux autres qui s’étaient fortement inclinées. En même temps, je fus frappé de voir une longue fente étroite sur le mur. Elle devenait de plus en plus grande et s’agrandit sous mes yeux sur toute la hauteur du mur. C’est alors que je compris pourquoi les chaises étaient tombées. Les bords des toiles qui représentaient le mur de la pièce se séparaient et entraînaient dans leur mouvement les objets, en les renversant sur leur passage. Quelqu’un était en train d’ouvrir le rideau.

Le voilà, le trou noir du cadre de scène avec les silhouettes de Tortsov et de Rakhmanov dans une semi obscurité.

En même temps que le rideau s’était ouvert, une métamorphose [prevraščenie] s’opérait en moi.

A quoi pourrais-je la comparer ?

Imaginez que je me retrouve avec ma femme (à supposer que j’en ai une) dans une chambre d’hôtel. Nous parlons à cœur ouvert, nous nous déshabillons pour aller nous coucher. Notre comportement est décontracté. Tout à coup, nous voyons s’ouvrir une énorme porte à laquelle nous ne prêtions pas attention et là-bas, dans l’obscurité, des personnes inconnues, nos voisins, nous regardent. Nous ne savons même pas combien ils sont. Dans le noir, on a toujours l’impression qu’ils sont très nombreux. Nous nous hâtons de nous habiller et de nous coiffer au plus vite. Nous cherchons à nous comporter avec retenue, comme si nous étions invités quelque part.

C’est la même chose pour moi, comme si tous les boulons se resserraient, les cordes se tendaient et alors que je me sentais, il y a encore un instant, chez moi, je me retrouve devant tout le monde avec une simple chemise sur le dos.

C’est étonnant de voir combien l’intimité est rompue par le trou noir du cadre de scène. Tant que nous étions dans le joli salon, on ne sentait pas qu’un côté avait de l’importance et l’autre non. De quelque façon que je me lève, quelle que soit la direction vers laquelle je me tourne, tout allait bien. Quand le quatrième mur est ouvert, le trou noir du cadre de scène devient le côté principal, auquel on se plie. Il faut tout le temps penser et se faire à ce quatrième mur, d’où l’on regarde. Est-ce facile pour ceux avec qui l’on communique sur scène ? Est-ce facile pour celui-là même qui parle ? Cela n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est que cela soit visible et audible par ceux qui ne sont pas avec nous dans la pièce, mais qui sont assis, invisibles, là-bas de l’autre côté de la rampe, dans le noir.

Quant à Tortsov et Rakhmanov qui, il y a un instant encore, étaient avec nous dans le salon et semblaient proches, simples, les voilà maintenant transportés dans l’obscurité, au-delà du cadre de scène. Nous nous les représentons maintenant complètement différents : ils sont devenus sévères et exigeants.

La même métamorphose s’est produite chez tous mes camarades qui participaient à l’étude. Seul Govorkov resta le même, rideau ouvert ou rideau fermé. Faut-il préciser que notre jeu devint démonstratif [napokaz] et ne fonctionna pas ?

« Non, décidément, tant que nous n’apprendrons pas à ne pas remarquer le trou noir du cadre de scène, nous ne pourrons avancer dans notre travail artistique, décidai-je pour moi-même.

Nous en avons parlé avec Choustov. Mais il pense que si l’on nous donnait une étude entièrement nouvelle, cela nous détournerait de la salle de spectacle.

Quand j’ai parlé à Arkadi Nikolaïevitch de la supposition de Choustov, il a déclaré :

– Très bien, essayons. Voilà une tragédie captivante qui, j’espère, vous obligera à ne pas penser aux spectateurs.

L’action se passe dans l’appartement de Maloletkova qui est mariée à Nazvanov. Il a été choisi comme trésorier d’une organisme public. Ils ont un merveilleux nouveau-né. La mère est partie le baigner. Le mari trie les papiers et compte l’argent. Remarquez bien qu’il s’agit des papiers et de l’argent de l’organisme pour lequel il travaille. En raison de l’heure tardive, il n’a pas eu le temps de les consigner à qui de droit. La table est couverte d’un tas de liasses de billets de banque graisseux.

Debout, devant Nazvanov, se tient le frère cadet de Maloletkova, un crétin bossu, à moitié idiot. Il voit Nazvanov déchirer les petits papiers de couleur qui entourent les billets et les jeter dans le feu où ils brûlent joyeusement et vivement. Le crétin aime beaucoup ce départ de flamme.

Tout l’argent est compté, il y en a pour plus de dix milles roubles.

Profitant du fait que son mari a fini de travailler, Maloletkova l’appelle pour contempler leur bébé qu’elle baigne dans une baignoire dans la pièce attenante. Nazvanov s’en va et le crétin, pour l’imiter, jette les petits papiers dans le feu. Comme il n’a plus de rubans, il jette l’argent au feu. En fait, celui-ci brûle encore plus joyeusement que les petits papiers de couleur. Captivé par ce jeu, le crétin a jeté au feu tout l’argent, tout le capital de l’organisme public, avec les factures et les justificatifs correspondants.

Nazvanov revient juste au moment où la dernière liasse vient de prendre feu. Comprenant ce qui se passe, hors de lui, il se jette sur le bossu et le pousse de toutes ses forces. Ce dernier tombe, sa tempe vient heurter la grille de la cheminée. Nazvanov, fou furieux, arrache des flammes la dernière liasse de billets déjà calcinée et pousse un cri de détresse. Sa femme accourt et voit son frère gisant près de la cheminée. Elle se précipite vers lui, cherche à le relever, mais n’y parvient pas. Voyant qu’il y a du sang sur son visage, Maloletkova crie à son mari d’aller chercher de l’eau, mais Nazvanov ne comprend rien. Il est frappé de stupeur. La femme court chercher de l’eau elle-même. De la salle à manger l’on entend immédiatement retentir un cri. La joie de sa vie, le merveilleux petit nourrisson s’est noyé dans sa baignoire.

Si cette tragédie ne vous détourne pas du trou noir de la salle de spectacle, c’est que vous avez des cœurs de pierre.

La nouvelle étude nous émut par son côté mélodramatique et inattendu… mais il s’avéra… que nos cœurs étaient de pierre et nous ne pûmes la jouer !

Arkadi Nikolaïevitch nous proposa, comme il se doit, de commencer par le « et si » et par les circonstances proposées. Nous avons même commencé à nous raconter quelque chose les uns aux autres. Pourtant, ce n’était pas le libre jeu de l’imagination, mais une façon de se faire violence pour presser quelque chose à l’extérieur de soi, l’invention de fictions qui bien sûr ne pouvaient pas nous éveiller à la création.

L’aimant de la salle se révéla plus fort que les horreurs tragiques sur la scène.

– Dans ce cas, décida Tortsov, séparons-nous de nouveau du parterre et jouons ces « horreurs », rideau fermé.

Le rideau fut fermé et notre salon chaleureux devint de nouveau familier. Tortsov et Rakhmanov quittèrent la salle et redevinrent accueillants et bienveillants. Nous commençâmes à jouer. Nous réussîmes les endroits tranquilles de l’étude, mais dès que nous fûmes arrivés au drame, je ne fus pas content de mon jeu, je voulais donner beaucoup plus, mais je manquais de sentiment et de passion. Sans que j’y prenne garde, je glissai et tombai dans la ligne de la démonstration de soi de l’acteur.

Les impressions de Tortsov vinrent confirmer mes sensations. Il dit :

– Au début de l’étude, vous avez agi de façon juste, mais à la fin vous vous êtes représentés vous-mêmes en train d’agir. En réalité, vous pressiez les sentiments hors de vous, ou, selon l’expression d’Hamlet, vous « déchiriez la passion en lambeaux ». Les plaintes que vous formulez à l’encontre du trou noir sont donc infondées. Il n’est pas seul à vous empêcher de vivre de façon juste sur scène puisque, rideau fermé, le résultat est le même.

– Si le rideau est ouvert, c’est la salle qui me gêne, avouai-je. Lorsque le rideau est fermé, à vrai dire, c’est vous et Ivan Platonovitch qui me gênez.

– Ah ! mais c’est donc ça ! s’exclama Tortsov avec une drôlerie à mourir de rire. Ivan Platonovitch, nous voilà bien ! Voilà qu’on nous compare au trou noir ! Et si nous nous sentions offensés et que nous partions ? Qu’ils jouent tous seuls !

Arkadi Nikolaïevitch et Ivan Platonovitch sortirent avec une démarche tragi-comique. Tous les autres les suivirent. Nous restâmes seuls et tentâmes de jouer l’étude sans témoins, c’est-à-dire sans être gênés.

Aussi étrange que cela puisse paraître, nous nous sentîmes encore plus mal, étant seuls. Mon attention se transféra sur mon partenaire. Je suivais fortement son jeu, le critiquais et devenais moi-même spectateur, contre mon gré. Mes partenaires à leur tour m’observaient avec attention. Je me sentais en même temps être un spectateur qui regarde et un acteur qui joue de façon démonstrative [napokaz]. Et puis, enfin, c’est bête, ennuyeux et surtout absurde de jouer les uns pour les autres.

Mais à ce moment, je jetai par hasard un coup d’œil au miroir. Je me plus, repris courage et je me souvins du travail sur Othello chez moi, lorsque je devais, comme aujourd’hui, représenter pour moi-même, en me regardant dans le miroir. Etre « mon propre spectateur » me fut agréable. Je sentis que j’avais confiance en moi et c’est pourquoi je fus d’accord avec la proposition de Choustov d’appeler Tortsov et Rakhmanov pour leur montrer les résultats de notre travail.

Mais il n’y eut rien à montrer. Ils avaient vu à travers le trou de la serrure ce que nous avions représenté tous seuls.

Selon eux, l’interprétation avait été encore plus mauvaise lorsque le rideau était ouvert. C’était alors mauvais, mais simple et retenu. Maintenant, c’était également mauvais, mais avec aplomb et nonchalance.

Lorsque Tortsov fit le bilan du travail d’aujourd’hui, il s’avéra que lorsque le rideau était ouvert, c’était le spectateur assis là-bas dans l’obscurité, au-delà de la rampe, qui nous gênait. Lorsque le rideau était fermé, nous étions gênés par Arkadi Nikolaïevitch et Ivan Platonovitch qui étaient assis ici même dans la pièce. Quand nous étions restés tous seuls, c’est le partenaire qui nous gênait parce qu’il se transformait pour nous en spectateur. Et lorsque je jouais pour moi-même, devenu mon propre spectateur, je me gênais moi-même comme acteur. Ainsi, où que l’on se trouve, l’obstacle était le spectateur. Mais en même temps, jouer sans lui est ennuyeux.

– Vous êtes pires que des petits enfants, nous dit Tortsov pour nous faire honte.

Rien à faire, se décida-t-il, après une pause, il nous faut, pour un temps, mettre de côté les études et nous occuper des objets de l’attention. Ce sont les principaux responsables de ce qui se passe. C’est par eux que nous commencerons la prochaine fois.

……..19………….

Aujourd’hui, une pancarte était accrochée dans la salle de spectacle :

L’ATTENTION CREATRICE

Le rideau qui représentait le quatrième mur du salon chaleureux était ouvert et les chaises qui y étaient d’ordinaire adossées avaient été enlevées. Notre chère pièce, privée d’un de ses murs, se trouvait au vu et au su de tout le monde, réunie à la salle de spectacle. Elle s’était changée en un décor ordinaire et avait perdu son confort.

Le long des murs du décor pendaient en divers endroits des fils électriques avec des ampoules, comme pour éclairer quelque chose.

On nous fit asseoir en rang, tout près de la rampe. Un silence solennel s’installa.

– Mais qui a perdu le talon de sa chaussure ? nous demanda soudain Arkadi Nikolaïevitch.

Les élèves se mirent à examiner leurs chaussures et celles de leurs voisins et accordèrent toute leur attention à cette occupation.

Tortsov posa une nouvelle question :

– Que s’est-il passé à l’instant dans la salle ?

Nous ne savions que répondre.

– Comment ? Vous n’avez pas remarqué mon secrétaire, la personne la plus agitée et la plus bruyante qui soit ? Il est venu vers moi pour me faire signer des papiers.

Nous ne l’avions pas vu.

– Mais quel miracle ! s’exclama Tortsov. Comment cela a-t-il bien pu se passer ? Et avec le rideau ouvert, qui plus est ! N’est-ce pas vous qui m’assuriez que la salle vous attire irrésistiblement à elle ?

– J’étais occupé par le talon, répondis-je pour me justifier.

– Comment !! s’étonna Tortsov avec encore plus d’énergie. Un petit talon de rien du tout s’est révélé plus fort que l’énorme trou noir du cadre de scène ! Il n’est donc pas si difficile de s’en distraire. Tout le secret de la chose est même des plus simples : pour se distraire de la salle, il faut être captivé par ce qui se passe sur scène.

« C’est vrai, pensai-je, il a suffi que je m’intéresse pour un moment à ce qu’il y a de ce côté de la rampe pour qu’en dépit de ma volonté, je cesse de penser à ce qui se trouve de l’autre côté. »

A cet instant, je me souvins des clous éparpillés sur scène et ce qu’avait dit l’ouvrier à leur sujet. C’était lors d’une répétition de notre spectacle de présentation. J’avais été tellement captivé par les clous et par la conversation que j’avais eue avec l’ouvrier à ce sujet que j’en avais oublié le trou noir béant.

– J’espère maintenant que vous avez compris, dit en résumé Tortsov, que l’acteur a besoin d’un objet d’attention. Seulement, il ne doit pas se trouver dans la salle, mais sur la scène. Plus cet objet est captivant, plus son pouvoir sur l’attention de l’acteur est puissant.

Il n’y a pas un instant, dans la vie d’un homme, où son attention ne soit attirée par un objet quelconque.

En même temps, plus l’objet est captivant, plus fort est son empire sur l’attention de l’acteur. Pour le distraire de la salle, il faut avec art lui mettre sous le nez un objet intéressant ici sur la scène. Vous savez, comme une mère qui détourne l’attention de son enfant avec un jouet. C’est la même chose pour l’acteur, il doit savoir lui aussi se mettre sous le nez des jouets semblables capables de le distraire de la salle de spectacle.

Tout de même, pensai-je, pourquoi donc faut-il se mettre sous le nez des objets alors qu’il y en a déjà tellement sur scène ?

– Si je suis un sujet, tout ce qui est en dehors de moi constitue des objets. Et en dehors de moi, il y a tout un monde… Que d’objets il y a, de toute sorte ! Pourquoi donc les créer ?

Mais Tortsov répondit que cela se passe ainsi dans la vie. Effectivement, les objets y apparaissent et attirent notre attention d’eux-mêmes, de façon naturelle et spontanée. On sait alors parfaitement qui regarder et comment le faire à chaque instant de notre existence.

Mais il en va autrement au théâtre. Au théâtre, il y a la salle de spectacle, avec le trou noir du cadre de scène qui empêche l’acteur de vivre normalement.

Moi-même, aux dires de Tortsov, je dois savoir cela mieux que quiconque après le spectacle d’Othello. Et cependant il y a chez nous, de notre côté de la rampe, sur scène une multitude d’objets bien plus intéressants que le trou noir du cadre de scène. Il faut seulement savoir bien regarder ce qui se trouve sur les planches. Il faut apprendre grâce à des exercices systématiques à retenir notre attention sur la scène. Il faut développer une technique particulière qui aide à s’accrocher à l’objet, de sorte qu’ensuite l’objet lui-même qui se trouve sur la scène puisse nous distraire de ce qui se trouve en dehors d’elle. Bref, selon Tortsov, il nous faudra apprendre à regarder et à voir sur scène.

Au lieu d’une leçon sur les objets qui existent dans la vie et donc sur scène, Tortsov nous dit qu’il nous en ferait la démonstration en image sur la scène elle-même.

– Que les points et reflets lumineux que vous allez voir maintenant illustrent pour vous les différents aspects des objets que nous connaissons dans la vie et qui sont par conséquent également indispensables au théâtre.

Une obscurité complète se fit alors dans la salle et sur la scène. Après quelques secondes, s’alluma, juste sous notre nez, sur la table autour de laquelle nous étions assis, une ampoule électrique, cachée dans une boîte. Dans l’obscurité générale, le point lumineux se trouvait être le seul appât brillant que l’on pouvait remarquer. Il fut la seule chose qui attira notre attention.

– Cette ampoule qui brille dans le noir, nous expliqua Tortsov, nous illustre l’objet-point rapproché. Nous l’utilisons quand nous devons rassembler notre attention, sans lui donner la possibilité de se disperser et de partir très loin.

Quand on ralluma la lumière, Tortsov s’adressa aux élèves :

– Il vous est assez facile de parvenir dans le noir à la concentration de votre attention sur un point lumineux. Essayons maintenant de répéter cet exercice, mais en pleine lumière.

Tortsov demanda à l’un des élèves d’observer le dossier d’un fauteuil, à moi de regarder une imitation en émail, sortie de l’atelier de décors, sur la table, à un troisième un objet insignifiant, à un quatrième un crayon, à un cinquième une ficelle, à un sixième une allumette, etc.

Choustov commença à démêler la ficelle, mais je l’arrêtai en soutenant que l’exercice ne portait pas sur l’action, mais seulement sur l’attention. Nous ne pouvions donc qu’observer les objets, réfléchir à leur propos. Mais Pacha n’était pas d’accord et restait sur ses positions. Pour résoudre la discussion, nous dûmes nous adresser à Tortsov. Voici la réponse qu’il donna :

« L’attention sur un objet provoque le besoin naturel de faire quelque chose avec cet objet. Or, l’action concentre encore plus l’attention sur l’objet. Ainsi, l’attention, se fondant avec l’attention, s’entrelaçant avec elle, crée un lien solide avec l’objet.

Quand je me mis de nouveau à observer la plaque de faux émail sur la table, je voulus suivre le contour du dessin avec une pointe que j’avais sous la main.

Effectivement, ce travail m’obligea à observer et à pénétrer avec plus d’attention le dessin. Au même moment, Pacha démêlait avec concentration les nœuds de la ficelle et il faisait cela avec intérêt. Les autres élèves se livraient également à quelque action ou à l’observation attentive d’un objet.

Tortsov finit par reconnaître :

– L’objet-point rapproché vous réussit non seulement dans le noir, mais en pleine lumière. C’est bien !

Il nous fit ensuite la démonstration, d’abord dans le noir, puis en pleine lumière des objets-points médian et éloigné. Comme dans le premier exemple avec l’objet-point rapproché, nous devions fonder notre observation sur les fictions de notre imagination. pour tenir [uderživat’] l’attention sur l’objet le plus longtemps possible.

Nous réussîmes facilement les nouveaux exercices dans le noir.

On alluma toutes les lumières.

– Regardez maintenant avec attention le monde des objets qui vous entoure, choisissez parmi eux un objet-point médian ou éloigné et concentrez sur lui toute votre attention, nous proposa Arkadi Nikolaïevitch.

Il y avait tellement d’objets rapprochés, à distance moyenne ou éloignée tout autour que d’abord nos yeux allèrent dans tous les sens.

Au lieu d’un seul objet-point, j’avais des dizaines d’objets qui me sautaient aux yeux que, s’il me prenait l’envie de faire un calembour, j’appellerais non des objets-points, mais des objets-points de suspension [objekt-mnogotočie]. Je me fixai enfin sur une statuette, là-bas, au loin, sur la cheminée, mais je ne pus la retenir longtemps au centre de mon attention parce que tout me distrayait autour de moi, et bientôt la statuette se perdit au milieu de centaines d’autres objets.

– Eh ! bien, s’exclama Tortsov. Visiblement, avant de créer les objets-points médians et éloigné, il vous faut simplement apprendre à regarder et à voir sur scène !

– Qu’y a-t-il donc à apprendre ? demanda quelqu’un.

– Comment donc ? C’est très difficile de le faire devant tout le monde, avec le trou noir du cadre de scène. Tenez, par exemple : une de mes nièces aime beaucoup manger, faire des bêtises, courir dans tous les sens et bavarder. Jusqu’à présent, elle prenait ses repas chez elle, dans sa chambre d’enfant. Maintenant, on l’a mise à la table commune et elle ne sait plus manger, bavarder et faire des bêtises. « – Pourquoi ne manges-tu pas ? Pourquoi ne dis-tu rien ? » lui demande-t-on. « – Et vous, pourquoi me regardez-vous ? » répond l’enfant. Comment faire autrement que lui réapprendre à manger, bavarder et faire des bêtises devant tout le monde ?

C’est la même chose pour vous. Dans la vie, vous savez marcher, vous asseoir, parler, regarder, mais au théâtre vous perdez cette capacité et vous vous dîtes, en sentant la proximité de la foule : « Mais pourquoi donc me regardent-ils ? » Il faut bien vous apprendre tout depuis le début sur scène et devant tout le monde.

Souvenez-vous de ceci. Toutes les actions, même les plus élémentaires que nous connaissons parfaitement dans la vie, sont déformées lorsque l’être humain entre sur les planches devant la rampe illuminée et une foule de milliers de personnes. Voilà pourquoi il faut sur scène réapprendre à marcher, à bouger, à s’asseoir, à être couché. Je vous ai déjà parlé de cela, durant les premières leçons. Aujourd’hui, en liaison avec la question de l’attention, j’ajoute qu’il vous faut apprendre à regarder et à voir sur scène, à écouter et à entendre.

……..19………….

– Choisissez chacun un objet quelconque, dit Tortsov, lorsque les élèves se furent assis sur scène, rideau ouvert. Choisissez ne serait-ce que cette serviette pendue au mur avec son dessin vif, voyant.

Tout le monde s’efforça de regarder la serviette avec application.

– Non, nous arrêta Tortsov. Ce n’est pas une façon de regarder, vous fixez vos yeux sur l’objet.

Nous cessâmes d’être tendus, mais cela ne suffit pas pour convaincre Arkadi Nikolaïevitch que nous voyions l’objet vers lequel nos yeux étaient dirigés.

– Avec plus d’attention ! commandait Tortsov.

Tout le monde se tendit vers l’avant.

– Tout de même, il y a peu d’attention et beaucoup de regards mécaniques.

Nous fronçâmes les sourcils et cherchâmes à paraître attentifs.

– Etre et se représenter comme attentifs, ce n’est pas la même chose. Vérifiez vous-mêmes : qu’est-ce qui est de l’imitation [poddelka] et qu’est-ce qui est un regard authentique ?

Après de nombreux efforts, nous nous assîmes tranquillement, en essayant de ne pas être tendus et regardions la serviette.

Tout à coup, Tortsov éclata de rire et s’adressa à moi :

– Si l’on pouvait vous photographier maintenant, vous ne croiriez pas que l’homme est capable d’arriver à un tel degré d’absurdité à cause des efforts qu’il fait. Vos yeux sont littéralement sortis de leurs orbites. Est-ce qu’il vous faut être si tendu pour regarder ? Moins, moins ! Encore moins ! Enlevez complètement toutes les tensions ! Quatre-vingt quinze pourcent en moins ! Encore… encore… Pourquoi se tendre autant vers l’objet ? Mettez-vous en arrière ! Trop peu, trop peu ! Encore, encore ! Encore plus ! insistait Arkadi Nikolaïevitch.

Plus il affirmait avec insistance son « encore, encore », moins je ressentais la tension qui m’empêchait de regarder et de voir. Le surplus de tension est énorme, incroyable. On n’a pas idée de son importance, quand, tout crispé, l’on se tient devant le trou du cadre de scène. Tortsov a raison, en parlant de quatre-vingt quinze pourcent de tension superflue lorsque l’acteur regarde sur scène.

– Comme c’est facile et combien peu il faut regarder et voir ! m’écriai-je enthousiasmé. C’est incroyablement facile, par rapport à ce que je faisais jusqu’à maintenant. Comment n’ai-je pas deviné tout seul que de cette façon, en ayant les yeux exorbités et le corps tendu, l’on ne voit rien, tandis que comme cela, sans aucune tension et sans aucun effort, on peut observer tout jusqu’au moindre détail. Mais c’est cela qui est difficile : ne rien faire du tout sur scène.

– Bien sûr, reprit Arkadi Nikolaïevitch. Parce que l’on pense toujours à cet instant : pourquoi les spectateurs paient-ils leur place, si je ne cherche pas à leur montrer quelque chose ? Il faut bien mériter son salaire d’acteur, il faut bien amuser le spectateur !

Quel état agréable que d’être assis sur scène sans tension, de regarder et de voir calmement. Avoir le droit de faire cela devant la gueule béante du cadre de scène. Lorsque l’on sent ce droit d’exister sur les planches, on n’a plus peur de rien. J’ai tiré du plaisir aujourd’hui de la simple façon de regarder naturellement, humainement sur scène et je me suis souvenu de cette simple façon d’être assis d’Arkadi Nikolaïevitch durant la première leçon. Je connais bien cet état dans la vie et il ne me procure pas de joie. J’y suis trop habitué. Mais, je l’ai connu aujourd’hui pour la première fois sur scène et j’en suis sincèrement reconnaissant à Tortsov.

– Bravo, me cria-t-il. Cela s’appelle regarder et voir. Et souvent sur scène nous regardons et ne voyons rien. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de pire que l’œil vide d’un acteur ! Il témoigne manifestement que l’âme de l’interprète du rôle est en sommeil ou que son attention est quelque part, au-delà du théâtre et de la vie représentée sur scène, que l’acteur vit autre chose, qui ne se rapporte pas au rôle.

Une langue trop bavarde, des mains et des pieds qui bougent tout seuls ne remplaceront jamais un œil sensé qui donne la vie à toute chose. Ce n’est pas pour rien que l’on appelle les yeux « le miroir de l’âme ».

L’œil de l’acteur qui regarde et qui voit attire à soi l’attention des spectateurs et les oriente ainsi sur l’objet qu’il faut, qu’ils doivent regarder. Au contraire, l’œil vide de l’acteur éloigne l’attention des spectateurs de la scène.

Après cette explication, Arkadi Nikolaïevitch dit :

– Je vous ai montré les ampoules qui figuraient les objets-points rapprochés, médians et éloignés, indispensables à chaque être voyant et donc à chaque création scénique et à l’interprète lui-même.

Les lumières que je vous ai montrées jusqu’à maintenant figuraient les objets sur scène, comme l’acteur lui-même doit les voir. C’est ainsi que cela doit être, mais cela ne se passe que rarement ainsi.

Je vais vous montrer maintenant ce qui ne doit jamais exister sur scène, mais qui malheureusement existe presque toujours, chez la grande majorité des acteurs. Je vais vous montrer les objets sur lesquels l’attention de l’acteur est presque toujours focalisée, quand il est sur les planches.

Après cette introduction, des lueurs électriques parcoururent l’espace. Elles remplirent la scène, la salle, illustrant l’attention dissipée de l’acteur.

Puis, les lueurs disparurent et à leur place une lumière de forte intensité s’alluma sur l’un des fauteuils d’orchestre du parterre.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix.

– Le critique sévère, répondit Tortsov. On lui accorde beaucoup d’attention, lors de la représentation publique de l’acteur.

De nouveau, les lueurs se mirent à parcourir tout l’espace, puis elles disparurent encore et enfin s’alluma une nouvelle grosse lumière.

– C’est le metteur en scène.

Cette lumière n’eut pas le temps de s’éteindre devant tout le monde que l’on vit vaciller sur la scène une ampoule, à peine perceptible, toute petite.

– C’est le pauvre partenaire. On lui accorde peu d’attention, remarqua Tortsov avec ironie.

La faible lumière s’éteignit et nous fûmes illuminés par un projecteur situé à l’avant-scène.

– C’est le souffleur.

Puis, les lueurs s’éparpillèrent de nouveau, ils s’allumaient et s’éteignaient à tour de rôle. Cela me rappela mon état durant la scène d’Othello pour le spectacle de présentation.

– Vous comprenez maintenant l’importance qu’a pour l’acteur la capacité de regarder et de voir sur scène, dit Arkadi Nikolaïevitch à la fin du cours. C’est l’art difficile qu’il vous faudra apprendre. (…)

……..19………….

Arkadi Nikolaïevitch dit :

– Jusqu’à maintenant, nous avons eu affaire à l’attention dirigée sur les objets qui se trouvent en dehors de nous et ces objets étaient inanimés, morts, non réchauffés par le « comme si », les circonstances proposées, la fiction de l’imagination. Nous avions besoin de l’attention pour elle-même, de l’objet pour lui-même. Il nous faut maintenant parler des objets et de l’attention, non de la vie extérieure, réelle, mais de la vie intérieure, imaginée.

De quels objets s’agit-il ? Certains pensent que si l’on regarde à l’intérieur de l’âme, on y voit toutes les parties qui la constituent : l’intelligence, le sentiment, l’attention elle-même et l’imagination. Allez, Viountsov, regardez dans votre âme, trouvez-y l’attention et l’imagination.

– Où est-ce que je peux bien la chercher ?

– Pourquoi donc je ne vois pas Ivan Platonovitch ? Où est-il ? demanda tout à coup Arkadi Nikolaïevitch.

Tout le monde regarda autour de soi et se mit ensuite à réfléchir.

– Où s’en va votre attention ? demanda Tortsov.

– Elle cherche Ivan Platonovitch dans tout le théâtre… elle a même fait une visite chez lui à la maison…

– Et où est votre imagination ? demanda Tortsov.

– Avec l’attention, elle cherche, décida Viountsov, très content de lui.

– Maintenant, souvenez-vous du goût du caviar frais.

– Je m’en souviens, répondis-je.

– Où se trouve l’objet de votre attention ?

– Je me suis d’abord représenté une grande assiette avec du caviar sur une table de dégustation.

– Donc l’objet était extérieur à vous.

– Mais immédiatement, la vision a suscité la sensation gustative dans ma bouche, sur ma langue, dis-je, cherchant à me souvenir.

– C’est-à-dire à l’intérieur de vous, remarqua Arkadi Nikolaïevitch. C’est là où votre attention s’est dirigée.

– Choustov ! Souvenez-vous de l’odeur du saumon.

– Je m’en souviens.

– Où est l’objet ?

– D’abord aussi sur une assiette d’une table de dégustation, se souvint Pacha.

– C’est-à-dire à l’extérieur de vous.

– Puis, quelque part dans la bouche, dans le nez, bref, à l’intérieur de moi.

- Souvenez-vous maintenant de la marche funèbre de Chopin. Où est l’objet ? demandait Arkadi Nikolaïevitch.

– D’abord hors de moi, dans une procession funèbre. Mais j’entends les sonorités de l’orchestre, quelque part au plus profond des oreilles, c’est-à-dire à l’intérieur de moi, expliqua Pacha.

– C’est vers cet endroit qu’est dirigée votre attention ?

– Oui.

– Ainsi, dans notre vie intérieure, nous créons d’abord en nous des représentations visuelles : sur le lieu où se trouve Ivan Platonovitch ou sur la table de dégustation ou dans une procession funèbre, nous éveillons les sensations internes de l’un des cinq sens et fixons définitivement sur lui notre attention. Elle s’approche ainsi de l’objet dans notre vie imaginaire, non pas directement, mais indirectement, à travers un autre objet, pour ainsi dire, auxiliaire. Il en va ainsi de nos cinq sens.

– Veliaminova ! Que ressentez-vous en entrant sur scène ? demanda Tortsov.

– Je ne sais pas, vraiment, comment dire ? s’inquiéta notre jeune beauté.

– Et où est dirigée maintenant votre attention ?

– Je ne sais pas vraiment… je crois dans la loge des acteurs… dans les coulisses… de notre théâtre… avant le début du spectacle… de présentation.

– Que faites-vous dans la loge ?

– Je ne sais comment le dire… Je m’inquiète pour mon costume.

– Mais pas pour le rôle de Catherine, demanda Arkadi Nikolaïevitch.

– Si, pour Catherine aussi.

– Et que ressentez-vous ?

– Je me dépêche, tout me tombe des mains… je n’ai pas le temps…il y a une sonnerie… là quelque part et là aussi… quelque chose se serre… et une faiblesse, comme chez un malade… Oh ! Vraiment, j’ai la tête qui tourne.

Veliaminova se recula sur le dossier de sa chaise et mit ses belles mains devant ses yeux.

– Vous avez vu que dans ce cas aussi, la même chose s’est répétée. Des représentations visuelles de la vie des coulisses se sont crées avant l’entrée en scène. Ils ont provoqué une réponse dans la vie intérieure ou, en d’autres termes, ont donné naissance à la vie éprouvée qui, dans son développement ultérieur, qui sait, aurait pu aller jusqu’à un véritable évanouissement.

Les objets de notre attention sont généreusement distribués autour de nous, aussi bien dans la vie réelle que dans la vie imaginaire, et surtout dans ce dernier cas qui nous dessine non seulement des mondes qui existent réellement, mais aussi des mondes fantastiques, impossibles dans la réalité. Le conte de fées ne peut pas être réalisé dans la vie, mais il vit dans l’imagination. Ce domaine est incomparablement plus divers dans ses objets que la réalité.

Jugez de cette réserve inépuisable pour notre attention intérieure.

La difficulté vient du fait que les objets de notre vie imaginaire sont instables et souvent insaisissable. Si le monde matériel des choses qui nous entourent sur scène exige une attention bien entraînée, les objets instables de l’imagination exigent cela au centuple.

– Comment développer en soi la constance de l’attention intérieure ? demandai-je.

– Exactement de la même façon que nous avons développé l’attention extérieure. Tout ce que vous savez à son propos se rapporte de la même façon aux objets intérieurs et à l’attention intérieure.

– Ainsi nous pouvons aussi bien utiliser les objets-points rapprochés, médians et éloignés, les cercles de l’attention petits, moyens ou grands, immobiles ou mobiles ? demandai-je à Tortsov.

– Vous les sentez bien en vous-même. Cela veut dire qu’ils existent et qu’il faut les utiliser.

Poursuivant sa comparaison entre les objets extérieurs et intérieurs, l’attention extérieure et l’attention intérieure, Arkadi Nikolaïevitch dit :

– Vous vous souvenez que vous ne cessiez d’être distrait par le trou noir du cadre de scène, par de ce qui se passait sur la scène elle-même ?

– Bien sûr, m’exclamai-je.

– Sachez donc que l’attention intérieure se distrait également à chaque instant de la vie du rôle par les souvenirs de la propre vie humaine de l’acteur. Il y a donc dans l’attention intérieure une lutte perpétuelle entre l’attention juste et fausse, utile et nuisible.

L’attention nuisible nous distrait de la ligne juste et nous entraîne au-delà de la rampe dans la salle ou en dehors du théâtre.

– Il faut donc pour développer son attention intérieure faire en pensée les mêmes exercices que ceux que vous nous avez montrés pour l’attention extérieure, demandai-je pour préciser les choses.

– Oui, confirma Arkadi Nikolaïevitch. Il faut d’abord, dans les deux cas, des exercices qui aident à détourner l’attention de ce qu’il ne faut pas remarquer, de ce à quoi il ne faut pas penser et aussi des exercices qui aident à fixer l’attention intérieure sur ce qui est nécessaire au rôle. Ce n’est qu’à cette condition que l’attention devient forte, aiguisée, rassemblée, constante, extérieurement et intérieurement. Cela demande un long travail systématique.

Bien sûr, ce qui compte avant tout dans notre métier, c’est l’attention intérieure parce que la plus grande part de la vie de l’acteur sur scène, dans le processus de création se déroule sur le plan du rêve créateur et de la fiction des circonstances proposées inventées. Tout cela vit de façon invisible dans l’âme de l’acteur et n’est accessible qu’à l’attention intérieure.

Il est difficile dans le cadre centrifuge de la création publique, debout devant une foule de milliers de personnes, de concentrer tout son être sur un objet intérieur instable, il n’est pas facile d’apprendre à le regarder sur scène avec les yeux de son âme. Mais l’habitude et le travail surmontent tous les obstacles.

(…)

Notes
615.

« L’attention scénique », Tr. 1, Stanislavski, 1954-1961, II, p. 96-130.