Texte N° 8 Maria Knebel « Les inventions de jeu » 645  

Les inventions de jeu 646

Pour expliciter sa pensée, Stanislavski aimait recourir à des exemples empruntés au domaine des arts figuratifs. Il cherchait attentivement dans cet art voisin l’expression de lois de la création qui seraient également proches de l’art théâtral.

La figure formidable de Repine 647 l’attirait par la puissance de son talent. Il voulait comprendre par quels moyens picturaux Repine parvient à dévoiler la profondeur psychologique du contenu, à montrer le monde spirituel intérieur de l’homme, à traduire les nuances les plus fines de ses sentiments et de ses pensées et nous force à entendre le timbre de voix du cri d’horreur d’Ivan le Terrible 648 , en rendant ce qui semble inaccessible à l’art figuratif par les moyens de la peinture.

I. E. Grabar 649 , spécialiste de l’œuvre de Repine, écrit : « Repine a repoussé, dans son œuvre, toutes les limites des possibilités figuratives qui étaient celles de l’art lorsqu’il a commencé à peindre. Il a montré que ce que l’on jugeait inaccessible à la peinture et concevable seulement en littérature pouvait être entièrement réalisé au moyen de l’art figuratif ! »

Voici une lettre que Kramskoï écrit à Souvorine 650 , juste après avoir vu dans l’atelier de Repine le tableau Ivan le Terrible et son fils Ivan encore inachevé.

Bouleversé, Kramskoï écrit ceci :

« J’ai avant tout été pris d’un sentiment de satisfaction complète pour Repine. Voilà, bien une chose à la mesure de son talent. Jugez vous-même. Au premier plan est exprimé et poussé en avant de façon saillante le caractère fortuit du meurtre ! C’est le trait le plus incroyable, incroyablement difficile auquel le peintre a su répondre par la seule entremise de deux figures. Le père a frappé son fils en pleine tempe avec sa canne de sorte que le fils s’est écroulé, perdant immédiatement son sang. Un instant et le père pousse un cri d’horreur, il se précipite près de son fils, le prend dans ses bras, s’assoit par terre, en le relevant un peu sur ses genoux. D’une main il a pressé de toutes ses forces la blessure à la tempe (mais le sang continue de se répandre à travers les doigts serrés), il a passé son autre main autour de la taille de son fils et le serre contre lui. Il embrasse très fort la tête de ce pauvre fils, incroyablement sympathique. Lui-même, complètement démuni, pousse un cri d’horreur (il crie réellement). En se précipitant, le père, qui a pris aussi sa tête dans ses mains, a maculé de sang la moitié (supérieure) de son visage. C’est un détail d’un comique shakespearien. Ce père animal avec son mugissement d’horreur et ce cher et tendre fils, s’éteignant sans broncher, cet œil, cette bouche frappante et attirante, cette respiration bruyante, ces mains impuissantes ! Ah ! mon Dieu, ne peut-on lui venir en aide plus vite, plus vite ! Que l’on voie sur le tableau, sur le sol toute une flaque de sang à l’endroit où le fils est tombé sur la tempe n’a aucune importance. Il y en a tout un récipient, qu’importe, c’est chose tout à fait courante ! Un homme blessé à mort en perdra bien sûr beaucoup et cela n’est pas fait pour agacer ! Et comme c’est peint, bon Dieu, comme c’est bon !

Imaginez, en vérité, il y a abondance de sang et vous n’y pensez même pas et ce sang n’agit pas sur vous parce qu’il y a dans le tableau la douleur passionnée d’un père, bruyamment exprimée et son cri sonore. Il y a ce fils serré dans ses bras, ce fils qu’il a tué … voilà que la pupille de ses yeux ne lui obéit plus, sa respiration est lourde, il sent la douleur de son père, son horreur, son cri, ses pleurs et, comme un enfant, il veut lui sourire, comme s’il disait : “Ce n’est rien, papa, ne crains rien !” Ah ! mon dieu ! Vous devez vraiment voir cela 651  !!! »

Stanislavski aimait à répéter les paroles de Tolstoï, tirées d’une lettre à Repine au sujet de ce tableau : « C’est bien, c’est très bien… De plus, il y a tant de maîtrise et d’art qu’on ne voit pas l’art… » Cette forme d’art suprême « imperceptible » relevée par Tolstoï est l’idéal auquel tend Stanislavski lorsqu’il formule des exigences élevées du point de vue technique pour les acteurs.

Le savoir-faire de Repine, dans l’expression des motifs psychologiques les plus complexes par la couleur, la composition et les autres moyens de la peinture, suscitait l’enthousiasme de Stanislavski.

Lorsqu’il parlait de « tache colorée », Stanislavski attirait notre attention sur le fait que le peintre traduit à l’aide de la couleur les émotions qui sont propres au sujet qu’il s’est donné. La variété incroyable des nuances écarlates, vermeilles, grenat, cerise, pourpres et de nombreuses autres teintes que le peintre a trouvées pour le tapis, le visage du tsarévitch, vêtu d’un cafetan rose et de pantalons bleus, chaussé de bottes vertes, le cafetan noir du tsar Ivan, la tache de sang sur le tapis et toute cette symphonie de couleurs se fondent harmonieusement dans une impression générale tragique, liée au meurtre fortuit, dans le tableau Ivan le Terrible et son fils Ivan.

« Le caractère inattendu des changements de couleurs porte en lui une force d’action ! Dans notre métier, remarquait Stanislavski, la couleur, ce sont les inventions de jeu. Plus la gamme des inventions de jeu est riche, plus les moyens d’action psychologiques de l’acteur et la façon de les justifier intérieurement sont variés et inattendus et plus le sentiment s’exprimera avec force et brio dans les passages où il faudra faire entendre un forte complet. »

Les inventions de jeu en tant que forme intérieure et extérieure de communication entre les hommes (moyens d’action psychologiques utilisés d’une personne à une autre dans la communication, inventivité dans l’action d’un être humain sur un autre) sont du point de vue de Stanislavski un facteur essentiel dans l’art de l’acteur.

Voici ce qu’il affirme : pour pouvoir pénétrer dans l’âme d’autrui, ressentir sa vie, il est indispensable de trouver des inventions de jeu, mais cela est également indispensable pour celui qui veut dissimuler ses sentiments.

Dans la vie, les inventions naissent d’elles-mêmes chez les hommes. La communication naturelle de la vie provoque nécessairement chez l’homme une série de ressorts psychologiques qui l’aident dans l’accomplissement de son action. Sur scène, les inventions de jeu vivantes ne surgissent que lorsque l’acteur cherche à obtenir une communication organique authentique.

Selon Stanislavski, la qualité même de l’invention de jeu, son brio, l’éclat de sa couleur, sa finesse jouent un grand rôle.

Il pensait que certains acteurs étaient doués d’une capacité extraordinaire pour trouver des inventions de jeu dans le domaine des sensations dramatiques qu’ils éprouventmais qu’ils étaient incapables d’en trouver dans la comédie. Au contraire certains acteurs sont impressionnants dans leur facilité étonnante à trouver des inventions de jeu comiques et n’ont pas d’inventions brillantes pour le drame.

« Mais il y a un nombre non négligeable d’acteurs que le destin n’a pas favorisés qui ont des inventions de jeu mauvaises, monotones, sans aucun brio, même si elles sont justes. Ces gens-là ne seront jamais au premier rang des personnalités scéniques. »

Stanislavski affirme ainsi que le talent de l’acteur se révèle de la façon la plus éclatante dans la qualité des inventions de jeu qu’il trouve dans les rôles qu’il interprète. Les inventions de jeu les plus intéressantes ne naissent qu’au moment d’un « élan du sentiment ».

Stanislavski parle de la joie du spectateur lorsqu’il voit naître sur scène des inventions audacieuses, provocantes. Elles séduisent, laissent pantois devant cette vérité inattendue, elles entraînent l’adhésion par l’originalité avec laquelle le personnage est ressenti et le spectateur a l’impression que seule cette interprétation-là est juste.

Stanislavski ne cessait de répéter que le plus grand danger pour l’acteur survient lorsque, séduit par la description ou le récit d’inventions de jeu admirables, découvertes par d’autres acteurs, il essaie de les leur emprunter. C’est de là que naissent les clichés.

Alors qu’il faisait tout pour amener l’acteur à une sensation de soi organique qui crée un terreau favorable pour des inventions de jeu autonomes, Stanislavski reconnaissait pourtant qu’il était possible, dans certains cas, d’utiliser des inventions de jeu soufflées par d’autres, mais qu’il était alors indispensable de les utiliser, comme il disait lui-même, « avec sagesse et précaution ».

« On ne peut reprendre directement des inventions de jeu sous la forme où elles nous sont données. On ne peut simplement les copier. Il faut savoir les faire siennes, les rendre proches, familières. Un grand travail d’imagination est nécessaire, il faut de nouvelles circonstances proposées. […]Il faut agir de même, disait Stanislavski, dans les cas où l’on voit dans la vie réelle des inventions, typiques du rôle que l’on joue, et que l’on souhaite les réutiliser pour le personnage. Il faut là aussi éviter la copie qui pousse toujours au surjeu et au mauvais métier. »

Notes
645.

Maria Knebel, « Le verbe dans l’art de l’acteur » in : L’Analyse-action, traduction Stéphane Poliakov en collaboration avec Sergueï Vladimirov , Actes sud-papiers, Paris, 2006, pp. 230-234.

646.

Les prisposoblenija sont des outils de jeu utilisés par l’acteur. Il peut s’agir d’astuces et d’inventions diverses qui lui permettent d’approcher ou d’enrichir le jeu ou le rôle, de s’adapter lui-même au rôle en lui donnant les couleurs de sa propre inventivité.(N.d.T.)

647.

Repine (1844-1930) est le plus grand peintre réaliste russe, avec un souffle épique et historique. (N.d.T.)

648.

Cf. illustration 8 (N.d.T.)

649.

Igor Grabar (1871-1960) peintre, restaurateur et historien d’art. Membre de l’association Le Monde de l’art. Il écrivit avant la première guerre mondiale pour la maison d’édition dirigée par Joseph Knebel, le père de Maria, plusieurs monographies consacrées à des peintres russes. Sa somme sur Repine fut publiée en 1937. (N.d.T.)

650.

Kramskoï (1837–1887) est l’un des plus grands peintres russes. Célèbre pour ses portraits, il est à l’origine du groupe des Ambulants. Souvorine (1834–1912) est un journaliste et un éditeur célèbre, passionné de théâtre. (N.d.T.)

651.

I. N. Kramskoï, Lettres, Moscou, Izogiz, 1937, t. II, p. 324.