Texte N° 9 Lecture et analyse du monologue d’Othello, acte III, scène III, par Tortsov à la fin du chapitre « La parole et la voix » 652

« Comme les vagues glacées des eaux du Pont »… il lut à voix basse, relativement calmement et expliqua tout de suite laconiquement :

Je ne donne pas tout de suite tout ce qu’il y a à l’intérieur ! Je donne moins que ce que je peux !

Il faut épargner et accumuler l’émotion !

La phrase n’est pas claire !

Cela empêche de ressentir et de voir ce qu’elle dessine !

C’est pourquoi je l’achève pour moi par la pensée :

« Comme les eaux glacées des eaux du Pont… courent vers la Propontide et l’Hellespont… » Je me protège contre toute hâte : après les mots « eaux », je fais une courbe sonore ! Insignifiante, pour le moment : une seconde, une tierce, pas plus !

Avant les autres courbes de virgule (il y en aura beaucoup ensuite), je commence à élever plus fortement ma voix, jusqu’à atteindre la note la plus haute !

A la verticale ! Pas du tout à l’horizontale !

Sans voltage ! Non pas tout simplement, mais avec le dessin !

Il ne faut grimper tout de suite, progressivement !

Je fais attention à ce que le second temps soit plus fort que le premier, le troisième plus fort que le second, le quatrième plus fort que le troisième ! Ne pas crier !

Le volume, ce n’est pas la force !

La force est dans l’augmentation !

« Dans le courant irrésistible… »

(« … courent vers la Propontide et l’Hellespont »).

Pourtant, si on élève chaque temps d’une tierce, il faudrait, pour les quarante mots de la phrase, un diapason de trois octaves ! Je n’en ai pas !

Ainsi de nouveau quatre notes vers le haut et deux en retrait vers le bas !

Résultat : seulement deux notes qui montent. Mais on a l’impression qu’il y en a quatre !

Et c’est comme ça, tout le temps.

Avec une telle économie de diapason, j’en ai assez pour tous les quarante mots !

Pour le moment, économie et encore économie !

Pas seulement dans l’émotion, mais aussi dans le registre !

Et ensuite, si je manquais de notes pour monter : tracé renforcé des courbes ! Avec délectation ! Cela donne l’impression d’un renforcement !

Mais j’ai fait la courbe !

Vous attendez, ne me hâtez pas !

Rien ne m’empêche d’introduire une pause psychologique, en plus de la pause logique !

La courbe excite la curiosité !

La pause psychologique excite la nature créatrice, l’intuition… et l’imagination… et le subconscient !

Cet arrêt me laisse le temps, à moi et à vous, d’observer les visions… de finir de les dire par l’action, la mimique, l’irradiation !

Cela n’affaiblira rien ! Au contraire ! Une pause active renforcera, nous excitera, vous et moi !

Comment ne pas aller vers la seule technique, toute nue !

Je ne penserai qu’à l’objectif à accomplir : coûte que coûte, vous obliger à voir ce que je vois moi, à l’intérieur !

Je serai actif ! Il faut agir de façon productive !

Mais… on ne peut faire trop durer l’arrêt !

La suite !

« … ignorant le reflux » (…… courent vers la Propontide et l’Hellespont»).

Pourquoi mes yeux s’ouvrent-ils plus largement ?

Et tout mon corps et moi tout entier ?

Est-ce le tempo et le rythme d’une lourde vague en rouleau ?

Vous pensez que c’est un calcul, un effet d’acteur ?

Non ! Je vous assure !

Cela se fait tout seul !

J’ai pris conscience de ce jeu plus tard, quand il était déjà fini !

Qui est-ce qui fait cela ?

L’intuition ?

Le subconscient ?

La nature créatrice elle-même ? Peut-être !

Je sais seulement que la pause psychologique m’a aidé pour cela !

Elle crée l’humeur !

Elle excite l’émotion !

Elle l’attire dans le travail !

Le subconscient aussi vient en aide !

Si j’avais fait cela consciemment, par calcul d’acteur, vous auriez trouvé que c’était surjoué !

Mais c’est la nature elle-même qui l’a fait… et l’on croit à tout !

Parce que c’est spontané !

Parce que c’est vrai !

« …en avant, en avant

courent vers la Propontide et l’Hellespont».

J’ai de nouveau compris, après coup, que quelque chose s’est crée en moi de prémonitoire !

Moi-même, je ne sais pas pourquoi et à quel propos !

C’est bien ! Ça me plaît !

Je retiens la pause psychologique !

Je n’ai pas tout exprimé !

Comme ce retard excite et enflamme !

La pause, elle aussi, est devenue plus active !

. . . . . . . . . . . .

J’excite de nouveau la nature !

J’attire le subconscient dans le travail !

Il y a beaucoup d’appâts pour cela !

J’approche la note la plus élevée : « Hellespont » !

Je vais la dire et ensuite je baisserai le son !..

Pour prendre un nouvel et dernier élan !

« Ainsi mes desseins criminels

Courront furieux| et plus jamais

Ne feront marche arrière| et plus jamais

Ne reviendront au passé,|

Mais seront emportés irrésistiblement… »

Je trace avec plus de force la courbe. C’est la note la plus haute de tout le monologue. « … mais seront emportés irrésistiblement… »

J’ai peur du faux pathos !

Je me tiens plus fortement à l’objectif à accomplir !

Je fais passer mes visions !

Intuition, subconscient, nature, faites ce que vous voulez !

Liberté pleine et entière ! Et moi, je retiens, j’excite par des pauses.

Plus on retient, plus ça excite.

Le moment est venu : pas de pitié !

Mobilisation de tous les moyens expressifs !

Tous à l’aide !

Et le tempo et le rythme !

Et… c’est difficile à dire ! Même…le volume sonore !

Pas le cri !

Seulement pour les derniers mots de la phrase :

« …emportés irrésistiblement… » et…

Dernier achèvement ! Achèvement final !

« … tant qu’ils ne seront pas engloutis en une plainte sauvage ».  

Je retiens le tempo !

Pour mettre plus en valeur !

Et je mets un point !

Est-ce que vous comprenez ce que cela signifie ?

Un point dans un monologue tragique ?

C’est la fin !

C’est la mort !!

Vous voulez ressentir ce dont je parle ?

Grimpez sur la plus haute falaise !

Au-dessus d’un précipice sans fond !

Prenez un lourde pierre et…

Jetez-la tout en bas, tout au fond !

Vous entendrez, vous sentirez comment la pierre se brisera en mille morceaux dans le sable !

Il faut faire la même chute…vocale !

De la plus haute note jusqu’au fin fond de la tessiture !

La nature du point l’exige :

Comme ça

Notes
652.

« La voix et la parole », Stanislavski, 1954-1961, III, p. 127-131. Nous traduisons les vers de Shakespeare du russe. Voici la traduction d’Yves Bonnefoy : « Telles les eaux du Pont-Euxin/Dont le courant glacé, le cours irréversible/Ignorent le reflux, courant tout droit/Aux rives de Propontide et de l’Hellespont,/Ma sanglante pensée se précipite ; et jamais plus/Elle n’aura regard pour derrière soi,/Jamais plus elle ne refluera vers là où l’on aime/Avec humanité. Il lui faut une vengeance immense,/Une qui emportera tout, et l’engloutira elle-même. », Shakespeare, Othello, Gallimard, Paris, 2001, p. 289.