« Comme les vagues glacées des eaux du Pont »… il lut à voix basse, relativement calmement et expliqua tout de suite laconiquement :
Je ne donne pas tout de suite tout ce qu’il y a à l’intérieur ! Je donne moins que ce que je peux !
Il faut épargner et accumuler l’émotion !
La phrase n’est pas claire !
Cela empêche de ressentir et de voir ce qu’elle dessine !
C’est pourquoi je l’achève pour moi par la pensée :
« Comme les eaux glacées des eaux du Pont… courent vers la Propontide et l’Hellespont… » Je me protège contre toute hâte : après les mots « eaux », je fais une courbe sonore ! Insignifiante, pour le moment : une seconde, une tierce, pas plus !
Avant les autres courbes de virgule (il y en aura beaucoup ensuite), je commence à élever plus fortement ma voix, jusqu’à atteindre la note la plus haute !
A la verticale ! Pas du tout à l’horizontale !
Sans voltage ! Non pas tout simplement, mais avec le dessin !
Il ne faut grimper tout de suite, progressivement !
Je fais attention à ce que le second temps soit plus fort que le premier, le troisième plus fort que le second, le quatrième plus fort que le troisième ! Ne pas crier !
Le volume, ce n’est pas la force !
La force est dans l’augmentation !
« Dans le courant irrésistible… »
(« … courent vers la Propontide et l’Hellespont »).
Pourtant, si on élève chaque temps d’une tierce, il faudrait, pour les quarante mots de la phrase, un diapason de trois octaves ! Je n’en ai pas !
Ainsi de nouveau quatre notes vers le haut et deux en retrait vers le bas !
Résultat : seulement deux notes qui montent. Mais on a l’impression qu’il y en a quatre !
Et c’est comme ça, tout le temps.
Avec une telle économie de diapason, j’en ai assez pour tous les quarante mots !
Pour le moment, économie et encore économie !
Pas seulement dans l’émotion, mais aussi dans le registre !
Et ensuite, si je manquais de notes pour monter : tracé renforcé des courbes ! Avec délectation ! Cela donne l’impression d’un renforcement !
Mais j’ai fait la courbe !
Vous attendez, ne me hâtez pas !
Rien ne m’empêche d’introduire une pause psychologique, en plus de la pause logique !
La courbe excite la curiosité !
La pause psychologique excite la nature créatrice, l’intuition… et l’imagination… et le subconscient !
Cet arrêt me laisse le temps, à moi et à vous, d’observer les visions… de finir de les dire par l’action, la mimique, l’irradiation !
Cela n’affaiblira rien ! Au contraire ! Une pause active renforcera, nous excitera, vous et moi !
Comment ne pas aller vers la seule technique, toute nue !
Je ne penserai qu’à l’objectif à accomplir : coûte que coûte, vous obliger à voir ce que je vois moi, à l’intérieur !
Je serai actif ! Il faut agir de façon productive !
Mais… on ne peut faire trop durer l’arrêt !
La suite !
« … ignorant le reflux » (…… courent vers la Propontide et l’Hellespont»).
Pourquoi mes yeux s’ouvrent-ils plus largement ?
Et tout mon corps et moi tout entier ?
Est-ce le tempo et le rythme d’une lourde vague en rouleau ?
Vous pensez que c’est un calcul, un effet d’acteur ?
Non ! Je vous assure !
Cela se fait tout seul !
J’ai pris conscience de ce jeu plus tard, quand il était déjà fini !
Qui est-ce qui fait cela ?
L’intuition ?
Le subconscient ?
La nature créatrice elle-même ? Peut-être !
Je sais seulement que la pause psychologique m’a aidé pour cela !
Elle crée l’humeur !
Elle excite l’émotion !
Elle l’attire dans le travail !
Le subconscient aussi vient en aide !
Si j’avais fait cela consciemment, par calcul d’acteur, vous auriez trouvé que c’était surjoué !
Mais c’est la nature elle-même qui l’a fait… et l’on croit à tout !
Parce que c’est spontané !
Parce que c’est vrai !
« …en avant, en avant
courent vers la Propontide et l’Hellespont».
J’ai de nouveau compris, après coup, que quelque chose s’est crée en moi de prémonitoire !
Moi-même, je ne sais pas pourquoi et à quel propos !
C’est bien ! Ça me plaît !
Je retiens la pause psychologique !
Je n’ai pas tout exprimé !
Comme ce retard excite et enflamme !
La pause, elle aussi, est devenue plus active !
. . . . . . . . . . . .
J’excite de nouveau la nature !
J’attire le subconscient dans le travail !
Il y a beaucoup d’appâts pour cela !
J’approche la note la plus élevée : « Hellespont » !
Je vais la dire et ensuite je baisserai le son !..
Pour prendre un nouvel et dernier élan !
« Ainsi mes desseins criminels
Courront furieux| et plus jamais
Ne feront marche arrière| et plus jamais
Ne reviendront au passé,|
Mais seront emportés irrésistiblement… »
Je trace avec plus de force la courbe. C’est la note la plus haute de tout le monologue. « … mais seront emportés irrésistiblement… »
J’ai peur du faux pathos !
Je me tiens plus fortement à l’objectif à accomplir !
Je fais passer mes visions !
Intuition, subconscient, nature, faites ce que vous voulez !
Liberté pleine et entière ! Et moi, je retiens, j’excite par des pauses.
Plus on retient, plus ça excite.
Le moment est venu : pas de pitié !
Mobilisation de tous les moyens expressifs !
Tous à l’aide !
Et le tempo et le rythme !
Et… c’est difficile à dire ! Même…le volume sonore !
Pas le cri !
Seulement pour les derniers mots de la phrase :
« …emportés irrésistiblement… » et…
Dernier achèvement ! Achèvement final !
« … tant qu’ils ne seront pas engloutis en une plainte sauvage ».
Je retiens le tempo !
Pour mettre plus en valeur !
Et je mets un point !
Est-ce que vous comprenez ce que cela signifie ?
Un point dans un monologue tragique ?
C’est la fin !
C’est la mort !!
Vous voulez ressentir ce dont je parle ?
Grimpez sur la plus haute falaise !
Au-dessus d’un précipice sans fond !
Prenez un lourde pierre et…
Jetez-la tout en bas, tout au fond !
Vous entendrez, vous sentirez comment la pierre se brisera en mille morceaux dans le sable !
Il faut faire la même chute…vocale !
De la plus haute note jusqu’au fin fond de la tessiture !
La nature du point l’exige :
Comme ça
« La voix et la parole », Stanislavski, 1954-1961, III, p. 127-131. Nous traduisons les vers de Shakespeare du russe. Voici la traduction d’Yves Bonnefoy : « Telles les eaux du Pont-Euxin/Dont le courant glacé, le cours irréversible/Ignorent le reflux, courant tout droit/Aux rives de Propontide et de l’Hellespont,/Ma sanglante pensée se précipite ; et jamais plus/Elle n’aura regard pour derrière soi,/Jamais plus elle ne refluera vers là où l’on aime/Avec humanité. Il lui faut une vengeance immense,/Une qui emportera tout, et l’engloutira elle-même. », Shakespeare, Othello, Gallimard, Paris, 2001, p. 289.