Du grotesque
Le grotesque ne peut être incompréhensible avec un point d’interrogation. Le grotesque est clair et déterminé jusqu’à l’insolence. C’est un grand malheur si dans le grotesque que vous créez, le spectateur vous demande : « dites-moi, s’il vous plaît, que signifie les deux sourcils tordus et le triangle noir sur la joue du Chevalier avare ou du Salieri de Pouchkine ? ». C’est un grand malheur si vous devrez vous mettre à expliquer après cela : « vous voyez, là, c’est le peintre qui a voulu représenter un œil aiguisé. Et dans la mesure où la symétrie apaise, il a introduit un écart [sdvig]…» etc. C’est là le tombeau de tout grotesque. Il meurt et à sa place naît un rébus tout simple, aussi bête et naïf que ceux que proposent à leurs lecteurs les revues illustrées. Qu’est-ce que j’ai à faire du nombre de nez ou de sourcils d’un acteur ? Je veux bien qu’il ait quatre sourcils, deux nez, une douzaine d’yeux, je veux bien. Puisqu’ils sont justifiés [opravdany], puisque le contenu intérieur de l’acteur est si grand, qu’il n’a pas assez de deux sourcils, d’un seul nez, de deux yeux pour mettre au jour [vyjavlenie] le contenu intérieur illimité [bespredel’nogo] qu’il a crée à l’intérieur de lui. Mais si les quatre sourcils ne sont pas le fait d’une nécessité, s’ils restent sans justification [neopravdany], le grotesque ne fait qu’amoindrir et ne gonfle pas la petite essence [suščnost’] au nom de laquelle « une brindille a mis le feu à la mer ». Gonfler ce qui n’est pas, gonfler le vide, ce genre d’occupations me fait penser à la confection de bulles de savon. Lorsque la forme est plus grande et plus forte que l’essence, cette dernière doit inévitablement être écrasée et restée inaperçue dans l’énorme espace gonflé d’une forme trop grande pour elle. C’est un nourrisson dans l’uniforme d’un grenadier gigantesque. Mais si l’essence est plus grande que la forme, alors le grotesque… Mais vaut-il la peine de s’inquiéter et de se soucier de ce qui, malheureusement, n’existe presque pas dans la réalité, de ce qui constitue une exception rarissime dans notre art ? Sérieusement, avez-vous souvent pu voir une création scénique qui comporte un contenu complet qui épuise tout ce qui peut être dit et qui ait l’impérieuse nécessité d’avoir recours pour s’exprimer à la forme outrée, gonflée, du grotesque ? Peu importe ce dont il s’agit : du drame, de la comédie ou de la farce ? Au contraire, il est fréquent de voir une forme trop grande, gonflée comme une bulle de savon avec une complète absence, comme pour la bulle de savon, de contenu intérieur. Comprenez-moi bien, il s’agit d’un gâteau qui ne serait fourré à rien du tout, à une bouteille sans vin, un corps sans âme…
Voilà […] le grotesque sans l’impulsion [pobuždenie] spirituelle et le contenu qui le crée de l’intérieur. Ce grotesque-ci est une grimace [krivlenie]. Hélas ! Hélas ! Où est l’artiste qui peut, qui osera aller jusqu’au grotesque ? Il n’est interdit à personne d’en rêver. Le fait que le peintre futuriste ait dessiné quatre sourcils ne justifie pas encore le grotesque de l’acteur. Personne n’empêche le peintre de dessiner ces quatre sourcils sur la feuille de papier. Mais lorsqu’il s’agit de nos visages [fizionomijii]? Il doit avant tout demander la permission. Que l’acteur [artist] lui-même lui dise : « je suis prêt, envoyez une douzaine de sourcils !». Mais quatre sourcils sur mon visage [lico] pour que le peintre gagne sa couronne de lauriers… Non, je proteste. Qu’il ne barbouille [maraet] pas notre visage. Je ne peux croire qu’il ne trouve rien d’autre pour faire cela. Je n’ai aucune espèce de doute sur le fait que le grand peintre qui dessine plusieurs sourcils ne le fait pas en vain. Il en est venu là à travers de grandes souffrances, à travers des tourments et des déceptions à l’égard de ses réalisations antérieures qui ont cessé de satisfaire son imagination [fantazija] et ses exigences qui n’ont de cesse d’aller de l’avant. Mais est-ce que notre art de l’acteur est allé si loin que nous pouvons désormais marcher d’un même pas que les peintres contemporains « de gauche » ? Alors que nous n’avons pas même gravi les premières marches franchies par l’art de la peinture. Alors que nous ne sommes pas même parvenus dans cet art à un véritable réalisme qui puisse parler d’égal à égal avec les Ambulants.
« Extrait de la dernière conversation avec E. B. Vakhtangov ». [« Sur le grotesque »], début 1922 paru in K.S. Stanislavski, Articles, discours, entretiens, lettres, Moscou, Iskusstvo, 1953, p. 256-257. [dicté par Stanislavski en 1929].