L’approche

Le problème de l’articulation entre pratiques et discours comme base de construction des significations du paradigme de la guerre économique a été un des points les plus problématiques tout au long de notre travail.

Notre première hypothèse partait d’une simple analyse de la notion de guerre économique comme métaphore, en soutenant l’idée quela transposition de la guerre dans le domaine économique suppose un processus de métaphorisation de la violence et de la mort.

Nous avons ainsi d’abord identifié dans le rapport d’analogie - qui fait partie de la définition qu’Aristote donne à la métaphore – une possibilité de comprendre la notion de guerre économique. Par « rapport d’analogie », Aristote entend un rapport très précis qui existe entre quatre termes de sorte que le premier soit lié au deuxième de la même façon que le troisième au quatrième : la coupe est à Dionysos ce que le bouclier est à Arès ; ou encore la vieillesse est à la vie dans le même rapport que le soir au jour. La métaphore consiste alors de dire : « le soir de la vie » ou « la vieillesse du jour ». A l’auditeur ou au lecteur, il revient de reconstituer le raisonnement qui lie les quatre termes entre eux, pour penser le sens de la métaphore.

Pour mettre en évidence le rapport d’analogie et expliciter le fonctionnement de la métaphore de la guerre économique, nous avons élaboré des champs sémantiques, ou ce que E. Bordas appelle des « trames de contenu » 8 pour les notions de « guerre » et d’« économie ».

Champs sémantiques pour « guerre » et « économie »
GUERRE ECONOMIE
violence  : lutte, bataille échange  : commerce
affrontement  : combat affrontement  : concurrence
action action
stratégie stratégie
collectif privé
engagement  : appartenance engagement  : contrat
négociation  : solution politique négociation  : négoce

En élargissant le mécanisme de la métaphore de la figure à l’énoncé, M. Black parle du foyer et du cadre de la métaphore comme champs sémantiques en « interaction non substitutive » 9 . Ainsi, la notion hybride créée par la métaphore est irréductible et non paraphrasable.

Pour le cas de la « guerre économique » nous observons que les principales différences se situent sur le plan de l’absence de la violence dans le cas de l’économie et sur celui du caractère collectif ou privé de l’action. De plus, des changements de signification peuvent être enregistrées dans la nature de l’affrontement (combat/concurrence) et dans les formes d’engagement (appartenance/contrat). Quant au processus de négociation (solution politique/négoce), la différence est une résultante directe d’un caractère avant tout politique de la guerre et avant tout non-politique de l’économie.

Dans la métaphore de la « guerre économique », la construction des sens nouveau se fonde dans un premier temps sur le transfert des sens « violence » et « collectif » vers le champ sémantique « économie ». La guerre économique devient ainsi une économie violente qui est l’affaire de tous.

Cependant, les séries de différences sémantiques. « combat » /« concurrence » ; « appartenance »/ « contrat » et « solution politique »/ « négoce » construisent dans la nouvelle notion, des unités sémantiques hybrides, qui sur le plan des discours donnent des marges d’interprétation et de signification.

Concernant le fonctionnement de ses marges de signification nous avons interrogé dans un premier temps le concept de métaphore conceptuelle. Avec M. Danesi 10 nous considérons que certaines métaphores – et le cas de la guerre économique nous semble un exemple approprié – arrivent à être assimilées en tant que réalités conceptuelles. Entrée dans le discours économique principalement comme une métaphore du monde de la concurrence qui revêt aujourd’hui des allures de guerre et transformée dans un concept perçu comme réel, la métaphore de la guerre économique devient ainsi pour le discours des acteurs un paradigme structurant mettant en évidence « la capacité de l’homme à concevoir l’univers comme une structure cohérente ».

Selon nous, cela implique deux moments. D’un côté, le processus de métaphorisation – principalement de la violence guerrière qui devient violence économique – qui, par des extensions de sens et par la mise en scène de l’imaginaire de la guerre, transforme l’événement en un signifiant, en une catégorie d’ordre sémiotique. De l’autre côté, le moment de transformation conceptuelle de la métaphore, va redonner une consistance réelle à la notion de « guerre économique ».

L’expression – tel qu’elle est utilisée en France à partir des années 70 – connaît sa consécration avec le livre de B. Esambert La guerre économique mondiale . Aujourd’hui, des actions économiques sont présentées dans la presse comme des batailles de cette guerre économique et à Paris il existe une Ecole de Guerre économique. Des termes comme « patriotisme économique », « sécurité économique », « menace économique » font partie intégrante du vocabulaire politique français.

En ce qui concerne le discours des médias, le passage d’un rôle d’ancrage des significations particulières à la représentation des faits économiques comme événements inscrits dans une logique de guerre économique signifie le passage de la métaphore conceptuelle à la représentation de l’événement.

‘« L’interprétation – écrit B. Lamizet – confère au fait politique, dont elle rend intelligible la signification, la dimension effective d’un événement : interpréter, dans le champ de la sémiotique politique, c’est reconnaître une dimension événementielle, c’est reconnaître à ceux qui s’expriment au cours de ce fait politique un statut d’acteurs en même temps qu’un statut d’énonciateurs. Interpréter, c’est articuler le symbolique au réel, en l’inscrivant dans l’espace et le temps des pratiques de la médiation politique » 11

La guerre économique peut être ainsi définie comme un processus sémiotique articulant les discours sur l’économie et termes de guerre et les pratiques mises en œuvre par ses protagonistes.

Notes
8.

BORDAS, Eric – Les chemins de la métaphore, Presse Universitaires de France, coll. Etudes littéraires, Paris, 2003, p. 12

9.

Considérant la métaphore une manière importante de construction de sens, Max Black (« Metaphor » - in Models & Metaphor, 1962) conçoit le procès métaphorique comme une « projection » d’un « sujet principal » sur un « sujet subsidiaire ». dans cette projection on attribue les qualités de l’objet A à l’objet B, ou, plus généralement, on établit une relation entre deux domaines en appliquant des qualités choisies de l’un à l’autre.

10.

DANESI, Marcel – « Metaphorical connectivity », in SEMIOTICA, vol. 144, n° 1-4, p.419

11.

LAMIZET, Bernard – « La sémiotique instante : introduction à la sémiotique politique », in Semiotica. La sémiotique politique, volume 159 – 1/4 (2006), Mouton de Gruyter, Berlin/New York, 2006, p. 7