1.1.1. La question de la « nature violente de l’homme 

Dans les écrits sur la guerre et de la violence collective nous retrouvons souvent la problématique de la haine et du caractère « naturel » de la violence humaine, comme sens possible à donner aux actions guerrières.

Avec sa formule homo homini lupus, Hobbes explique la guerre par une dimension naturelle des hommes : chaque homme a la puissance égale de me tuer. Dans ce cas, la violence collective peut être expliquée et rendue possible par le fait que, comme tout vivant, l’homme a en lui une capacité de violence qui ne peut être régulée que par la loi.

Derrière le commandement de l’amour du prochain, Freud discerne la réalité de l’hostilité et de la haine. Selon lui l’hostilité et la haine s’enracinent dans un instinct fondamental agressif. Pour Freud l’égalité meurtrière devient « hostilité primaire commune à une espèce », violence de la « bête sauvage ».

‘«  (…) l’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais qu’au contraire il compte à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possible, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagements sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. » 23

Pour contrebalancer les forces agressives de la « bête sauvage », nous dit Freud, des « forces morales », civilisatrices, seront nécessaires. Ainsi, l’éthique a pour le psychanalyste une valeur d’efficacité. Face à la violence s’oppose « le développement culturel » et reste à savoir si ce développement « réussira à se rendre maître de la perturbation apporté à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement » 24 . Il nous semble important de rappeler que la radicalisation des thèses de Freud sur la violence à lieu dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale.

Quand il parle de la haine, Castoriadis distingue la haine de soi et la haine de l’autre qui ont cependant une racine commune, à savoir « le refus de la monade psychique d’accepter ce qui, pour elle, est au même titre étranger ». Pour Castoriadis c’est cette spécificité de la structure ontologique de l’être humain qui impose des contraintes – indépassables pour lui – à toute organisation sociale et à tout projet politique. La solution proposée vise un processus de socialisation, pendant lequel on essaie une diversion permanente de la tendance destructive vers des fins sociales plus ou moins constructives : exploitation de la nature, les compétitions sportives, la compétition économique, politique, de prestige, etc.

‘« Tous ces débouchés canalisent, dans toutes les sociétés connues, une part de la haine et de l’énergie destructive ‘disponible’, mais jamais sa totalité. Mais, jusqu’à maintenant, tout se passe comme si cette canalisation n’était possible qu’à condition de garder, pour ainsi dire, la partie restante de la haine et de la destructivité dans un réservoir, prête à être transformée, à des intervalles réguliers ou irréguliers, en des activités destructives formalisées et institutionnalisées contre d’autres collectivités – c’est-à-dire en guerre. (…) La haine est sans doute une condition non seulement nécessaire mais essentielle des guerres. (…) La haine conditionne la guerre et s’exprime dans la guerre. (…) On ne comprendrait pas comment il aurait été possible pour des millions de des millions de gens à travers toute l’histoire connue de l’espèce humaine d’être prêts, d’une seconde à l’autre, à tuer des personnes inconnues et à être tuées par elles. Et lorsque les ressources de ce réservoir de haine ne sont pas activement mobilisées, elles se manifestent sourdement sous les formes du mépris, de la xénophobie et du racisme» 25 . ’

Le discours de Castoriadis sur la haine comme fondement commun des violences de divers niveaux, du mépris et racisme jusqu’à la guerre est déjà un discours idéologisant : la violence collective devient ainsi la « canalisation » de la violence individuelle vers la guerre, une possible utilisation de la haine naturelle, on assiste à un partage entre deux figures – les « bons » et les « méchants » - à vocation identitaire.

Dans une interview de la même période, le ministre polonais des Affaires étrangères, Bronislav Geremek affirme :

‘« L’opinion publique européenne a tendance à considérer que le méchant, c’est le Serbe. Le méchant, c’est la politique qui emploie la violence, le méchant c’est l’absence ou la faiblesse des institutions (…) Il y a une différence entre la violence employée par l’Etat et celle de la résistance » 26 .’

En fin de compte, c’est justement sa nature politique qui contredit la thèse selon laquelle la guerre serait l’expression d’une « nature humaine violente ».

Un grand nombre de recherches en sciences humaines se propose de comprendre les mécanismes de déclanchement de la violence collective. Le problème est passionnant mais nous constatons que la réponse reste encore trop incertaine.

Comme le montre J. Keegan, les ethnologues, combinant la psychologie et l’étude du comportement animal, proposent des explications de l’agressivité collective. Robert Ardrey, par exemple, part du constat selon lequel la chasse est largement considérée plus efficace en groupe qu’isolément pour suggérer que la chasse en groupe développe également la représentation d’un territoire commun maîtrisé, « créant ainsi la base d’une organisation sociale amenée ensuite à combattre les intrus » 27 . Ces théories ont été largement critiquées pour leur trop grande généralisation, mais nous retenons le rapport qui se crée entre l’activité guerrière et le concept de souveraineté territoriale, ainsi que la possibilité de concevoir l’organisation nécessaire pour mener des combats collectifs comme « base d’une organisation sociale ». Le problème que posent ces études reste cependant l’impasse sur le langage et sur la dimension politique des activités humaines collectives.

Dans une enquête réalisée à la fin des années 50 sur les états de tension dans le monde, l’UNESCO s’interroge également sur la question de savoir si l’on doit « se placer pour étudier ces états qui préludent aux conflits sur le plan de la psychologie collective ou celui de la psychologie individuelle ? » 28 . Comme nous le fait remarquer G. Bouthoul, les enquêtes de ce type ont leurs limites. Leurs résultats peuvent être utilisés pour mettre en évidence notamment le manque de rapport direct entre niveau individuel et collectif dans le cas de l’antipathie ou de la haine. On constate par exemple suite à des enquêtes réalisées aux Etats-Unis que l’opinion des Américains est généralement défavorable vis-à-vis des Turcs, des Italiens ou des Grecs et que, malgré l’opinion amicale envers les Allemands, dans l’histoire la politique de Washington a choisi plutôt les Allemands comme ennemis et les Turcs comme alliés. G. Bouthoul considère que pour se convertir en actes, l’agressivité collective « a besoin de la pression des déséquilibres sociaux internes ressentis par l’ensemble du corps social d’une manière diffuse et souvent inconsciente » 29 .

On peut remarquer que l’expression – par tout moyen, indiciel ou symbolique – dans l’espace public d’un imaginaire menaçant est une des prémices de la violence collective et accompagne toute décision politique de passage de l’état de paix à l’état de guerre.

Un exemple dans ce sens est donné par le moment du déclenchement à Bucarest, sur le fond d’une crise sociale profonde, d’un mouvement de violence collective – appelé par les participants à ce mouvement une « révolution ». Pendant un meeting organisé maladroitement par le dictateur Ceausescu dans la capitale roumaine seulement quelques jours après les manifestations de Timisoara, son discours est soudainement interrompu par plusieurs explosions qui créent la panique et provoquent le soulèvement des masses. Il s’avère ultérieurement, selon des déclarations concordantes des officiels et journalistes présents à la manifestation, qu’aucune explosion n’a lieu en effet à ce moment-là et qu’il s’agit uniquement des sons d’explosions amplifiés par les hautes parleurs installés dans la place centrale pour la transmission du discours. La violence collective qui a contribué à la chute du régime Ceausescu n’est au départ qu’un mouvement de panique collective. La menace est une question de perception. Les mêmes personnes résistaient le jour suivant, avec héroïsme, aux tirs des soldats, cette fois-ci réels.

Si les crises – notamment économiques – peuvent favoriser le déclanchement d’une attitude hostile en général ou face aux sujets définis comme ennemis de manière collective, il nous semble que c’est principalement le sentiment de menace et la perception collective du risque, à un moment donné et sur un sujet commun, qui détermine le passage des sentiments agressifs individuels à la violence collective.

En France, l’exemple des réactions face aux mesures d’expulsion du territoire des personnes en situation irrégulière nous semble significatif. Même si, à un moment donné, le principe et ses motivations politiques pourraient être acceptables, les mesures d’accompagnement à la frontière le sont beaucoup moins, dans la mesure dans laquelle elles transposent un problème collectif dans un drame individuel.

Le récit médiatée sur la violence collective est souvent construit selon une dimension émotionnelle comme résultat d’un glissement entre le caractère collectif ou individuel de l’ennemi. La violence collective n’est pas la somme des violences individuelles .

Notes
23.

FREUD, Sigmund – Malaise dans la culture, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 1995, p. 52

24.

Idem, p. 89

25.

CASTORIADIS, Cornelius – « Haine de soi, haine de l’autre », dans Le Monde, 9 janvier 1999, p. 1. Notons que l’article est publié dans le contexte de la guerre au Kosovo

26.

Libération, 7 janvier 1999, p. 3

27.

ARDREY, Robert – The Territorial Imperative, Londres, 1967, cité dans l’Histoire de la guerre de John Keegan, L’Esprit frappeur, Paris, 2000, vol. II, p. 19

28.

Cette enquête est citée par G. BOUTHOUL dans son ouvrage Sauver la guerre. Lettre aux futurs survivants, Bernard Grasset Editeur, Paris, 1961, p. 75 et suiv.

29.

Idem, p. 79