1.1.2. La nature légitime de la violence collective

Par l’ordre de guerre, action politique, le Pouvoir inscrit la guerre dans une stratégie de violence légitime . La violence est organisée par l’imposition d’un contexte guerrier qui substitue en pratique le droit de la guerre au droit de la paix. Aux lois de la paix qui interdisent l’homicide est substitué pour la durée du conflit tout un ensemble de règles qui non seulement l’autorisent mais l’ordonnent. De plus, avec G. Bouthoul, J.-L. Dufour et M. Vaïsse considèrent que la guerre peut être vue comme un procès destiné à mettre fin à une contestation, comme des revendications territoriales par exemple.

‘« La guerre est donc une certaine façon de dire le droit. Et la raison du plus fort s’apparente au droit puisque, à la suite d’un conflit, le vainqueur impose au vaincu des indemnités, des rectifications territoriales » 30 . ’

La guerre est donc également le fondement des nouvelles constructions juridiques qui suivent la relation construite entre les belligérants pendant la violence et définie à la fin des hostilités en fonction de l’identité du vainqueur.

C’est dans cette légalisation de la violence mise en place pour et pendant la guerre que l’on reconnaît l’exercice institutionnel du pouvoir. La guerre fait apparaître le réel de l’Etat et du politique qui mettent en œuvre, au cours de cet événement, la puissance dont ils disposent.

Comme forme collective de violence, la guerre remet en cause le vivre ensemble et réinstaure une collectivité particulière, caractérisée par l’absence de l’identité singulière, qui se rapproche du modèle totalitaire. La guerre consiste finalement à faire disparaître l’identité de l’adversaire.

‘« Chacun – écrit Clausewitz – essaie, au moyen de sa force physique, de soumettre l’autre à sa volonté ; son dessein immédiat est d’abattre l’adversaire, afin de le rendre incapable de toute résistance.» 31

C’est ainsi que la guerre constitue un événement particulier : elle est de nature à changer la configuration d’un espace politique et les logiques du lien social. La guerre remet en cause l’existence même du politique. Le but de la guerre étant d’abattre l’adversaire et donc l’identité de l’autre ne pouvant être représentée que par sa négation totale, elle supprime cette confrontation des identités et met, ainsi, fin au politique. La guerre remet en question la logique de la médiation. La guerre supprime le passage du singulier au collectif principalement par la mort – singulière – qui accompagne la violence collective.

Durant la guerre, la logique de la médiation est remplacée par la rationalité guerrière caractérisée non plus par le passage, mais par une confrontation entre singulier et collectif. D’un côté la société entière se réorganise selon les principes de la hiérarchie, des objectifs et des moyens, les rôles changent, en fonction des besoins de la guerre. De l’autre côté, au niveau individuel les mécanismes de défense déclanchés par la souffrance quotidienne imposent le silence et l’atrophie des fonctions du singulier. La coupure se réalise au niveau de la dimension symbolique qui est entièrement remplacée par l’état conflictuel : le réel et l’imaginaire de la guerre.

Reprenant la structure de la rationalité selon la psychanalyse lacanienne – construite autour des instances majeures du réel, du symbolique et de l’imaginaire – et en l’appliquant au domaine de l’identité politique, B. Lamizet considère que

‘« cette tripartition permet d’élucider les conditions et les modalités de la constitution d’un acteur politique à partir des structures du sujet de l’inconscient, dans la mesure où la construction des formes de la sociabilité et leur inscription dans notre conscience et dans les pratiques que nous mettons en œuvre dans notre expérience de la sociabilité se soutiennent de la représentation que nous nous faisons de notre propre personne et de nos propres conduites sociales. » 32

Le problème qui se pose pendant la guerre réside justement dans la différence entre la violence individuelle (interdite selon les règles connues et imposés au niveau moral et juridique) et la violence collective légitime de l’Etat et du pouvoir.

La question de la violence collective et l’absence de médiation caractéristique pour la guerre soulèvent également le problème de la définition de l’identité guerrière. La force physique qui entraîne la disparition de l’Autre ne peut être mise en oeuvre par le soldat qu’après deux étapes définitoires pour son identité guerrière. D’un côté, le caractère collectif de la guerre implique une suspension de la médiation politique avec absence des lieux de débat. De l’autre côté, la nature collective de la violence passe par la désignation de l’ennemi commun : la dimension imaginaire se construit selon une logique symétrique autour des valeurs de menace, danger et peur et, inversement, de sécurité, de grandeur et d’héroïsme. La violence guerrière ne peut se mettre en oeuvre que si sa dimension individuelle est sublimée et transformée en expression collective de la violence comme réponse réelle à une menace imaginaire et comme attente d’une époque nouvelle de gloire.

La réduction binaire que la guerre impose entre l’identité de l’ami et celle de l’ennemi rend possible également la scission conflictuelle entre la participation à la violence collective et les valeurs habituelles de la personne. Nous avons souvent eu la possibilité de voir des soldats, armées et arrivant directement des combats, qui vont embrasser et caresser leurs enfants avec l’amour normal et pacifique de chaque parent. La violence guerrière fait ainsi partie d’un métier réel et d’un devoir imaginaire. De même, les enfants qui jouent à la guerre en enfilant l’uniforme du père et en brandissant le fusil sentant encore la poudre, refont dans une réalité intime le mythe de l’héros sans penser la violence que sont statut l’implique. La violence de la guerre, étant collective et légitime, a un double statut réel et imaginaire et c’est l’absence de médiation symbolique qui permet l’exercice individuel de la violence quotidienne pour la destruction de l’Autre.

Cette difficulté à réaliser le passage entre la légitimité de la violence guerrière et la non légitimité de la violence en temps de paix est une autre manière de penser la guerre comme absence de médiation entre singulier et collectif, entre la réalité de la guerre et l’imaginaire de la violence collective construit autour de figures des discours de la guerre : héroïsme, solidarité, victoire, etc. Pour remplir le silence de la guerre, on construit symboliquement un après-guerre qui tient ainsi place à la médiation interrompue par la violence.

Après la Première Guerre mondiale les médecins font part de plusieurs dizaines de milliers de cas d’amnésie totale chez les soldats revenus du front. Le cas du soldat inconnu vivant 33 représente un des principaux thèmes de la presse de l’époque, et il devient sujet de création artistique 34 . Ce que nous constatons dans cet exemple est notamment la difficulté du passage de la violence collective vers le destin singulier de l’après-guerre et donc la difficulté de réinstauration des mécanismes de médiation symbolique. Pour les amnésiques généralement soupçonnés de simulation, le traitement consistait principalement dans l’électrothérapie, traitement interdit aujourd’hui et qui vise un « effacement » de la mémoire des patients. En parallèle, il est intéressant d’observer la réaction des familles croyant reconnaître dans ce soldat leurs fils, père ou frère, disparus pendant la guerre. Pour n’avoir ni corps, ni certitude de leur mort, des familles de presque 300.000 disparus de la première Guerre mondiale trouvent dans les amnésiques une solution imaginaire à leur perte. Toute l’histoire repose sur le « non-deuil » des familles qui, pour pouvoir accepter l’identité d’un mort et pour pouvoir donner donc un sens à la mort, ont besoin de la preuve réelle du décès de leur proche. En septembre 1919 l’Etat français décide d’ériger un monument au soldat inconnu qui devient en même temps un monument pour tous les disparus dont le nom ne pouvait pas figurer sur les plaques. La cérémonie fut particulièrement destinée aux mères des disparus et les hommes politiques débattirent préalablement au sujet du lieu où il devait reposer : l’Arc de Triomphe ou le Panthéon. Le film de Bertrand Tavernier – « La vie et rien d’autre » – retrace le parcours du lieutenant chargé de la recherche du corps qui va être enterré dans la tombe du Soldat inconnu et représente une parfaite métaphore du processus de symbolisation après la guerre et notamment de ses difficultés. D’après Jean-Charles Jauffret cet intérêt pour le corps du combattant a pour genèse le culte des héros. Il est intéressant cependant de noter la différence entre la mort du héros et la mort du soldat. Pour la troupe – nous dit l’auteur – c’est uniquement à partir du 19e siècle que le combattant mort commence à être reconnu en tant qu’individu.

‘« Au Moyen Âge et au début de l'époque moderne, la mort du soldat est une des formes de la piété populaire lorsque avant la bataille on prie le Dieu des armées. Mais à l'inverse de la mort-spectacle de la société civile, son homologue militaire se montre très discrète pour le commun des combattants. Sauf pour ceux qui ont la chance, à partir du règne de Louis XIV, de finir leur vie aux Invalides, la mort militaire est violente mais n'est pas montrée. Cette mort doit être cachée car elle risque d'inquiéter les survivants en entretenant le "stress" du combat. » 35

Avec la guerre de 1870-1871 la mort des soldats inconnus fait désormais partie des documents internationaux. L’article 9 du Traité de Francfort précise que « les deux Gouvernements français et allemand s’engagent réciproquement à faire respecter et entretenir les tombeaux des soldats ensevelis sur leurs territoires respectifs ». Les monuments, l’activité des associations font de la mort des inconnus l’objet de construction de la mémoire de guerre.

En fin de compte, cette inscription de la mort dans une logique de mémoire collective s’inscrit dans la logique globale d’instrumentalisation de la violence que caractérise la guerre .

Notes
30.

DUFOUR, Jean-Louis, VAÏSSE, Maurice – La guerre au XXe siècle, Hachette, coll. Caré Histoire, Paris, 1993, p. 6

31.

CLAUSEWITZ, Carl von – op. cit., p. 31

32.

LAMIZET, Bernard – La médiation politique, L’Harmattan, coll. Communication et Civilisation, Paris, 1998, p. 253

33.

L’histoire repose sur un fait réel : celle d’un soldat français qui en 1918 revient amnésique d’un camp de prisonniers en Allemagne

34.

Voir notamment l’ouvrage de Jean-Yves de Naour – Le soldat inconnu vivant, Hachette Littérature, Paris, 2002, le filme Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet adapté du livre de Sébastien Japrisot et la pièce de théâtre Le voyageur sans bagages de Jean Anouilh.

35.

JAUFFRET, Jean-Charles – « La question du transfert des corps (1915-1934) », in Traces de 14-18. Actes du Colloque international de Carcassonne, avril 1996