1.2.1. Les rapports entre l’institution militaire et le politique

Organisant la violence collective, l’Etat propose un nouveau contrat social qui implique l’affirmation de la caste militaire comme institution. Avec le temps et avec la définition plus claire de celle-ci, une certaine opposition va s’installer entre le monde civil et le monde militaire. Le rôle et le statut de l’institution militaire dans la société évolueront avec le temps et en fonction des traditions historiques nationales.

L’organisation de la violence collective passe par une phase d’institutionnalisation qui implique d’un côté l’invention des interdits juridiques concernant l’utilisation de la violence et l’intégration de cette utilisation légitime de la violence dans les stratégies de puissance des Etats et de l’autre côté la création de l’institution militaire.

Pendant une longue période du Moyen Âge, les seigneurs locaux ont le droit de faire la guerre et d’avoir leur propre armée. Leur puissance s’appuie sur les chevaliers. L’obtention du statut de chevalier nécessite une longue période de formation qui commence à l’âge de huit ans et comporte non seulement des techniques de combat – monter le cheval, se servir des armes et se battre – mais également la danse, le chant, la lecture et l’écriture. Etre chevalier implique la prouesse (capacité de montrer sa force physique, d’accomplir un exploit militaire), la loyauté (le groupe est souvent scindé par des échanges de service, des obligations, il ne faut pas trahir les autres) et la largesse (par mépris des richesses, on refuse d’en accumuler et, au contraire, on se doit se les dissiper pour le plaisir et par la fête). Des personnages devenus presque mythiques tels Lancelot et Arthur expriment bien ce qu’était l’idéal chevaleresque.

Une autre cérémonie importante dans la vie du chevalier est celle de l’hommage et de la foi, cérémonie qui fait en sorte que le chevalier devient le vassal du seigneur qui, lui devient le suzerain de son vassal. Elle inscrit donc le chevalier dans une relation de dépendance avec un autre chevalier ayant plus de puissance. Dans le monde militaire une des caractéristiques les plus prégnantes est celle de la hiérarchie. Mais la cérémonie marque également un lien à vie entre le seigneur et le chevalier.

L’ambiguïté des relations de puissance sont ainsi bien illustrés par cet double aspect de subordination et égalité symbolique. Le lien vassalique est constitué d’obligations réciproques. En effet, le seigneur établit son vassal sur une terre qu’il lui concède et lui donne protection judiciaire. En revanche, à part ses fonctions militaires, le vassal doit remplir certaines obligations de représentation. Ce qui distingue le chevalier de l’homme du peuple, c’est que ce dernier ne travaille pas. Il occupe ses loisirs à des exercices qui le préparent et l’entraînent à ses fonctions militaires : chasse et tournoi 44 .

Au 12e siècle on assiste à une importante décision de centralisation du pouvoir militaire. Depuis 1191, sous Philippe Auguste, le connétable est, après le roi, le chef suprême des Armées. La marque de la puissance du connétable était l’épée nue qu’il recevait des mains du roi, et qu’il portait devant le prince au sacre et dans toutes les cérémonies de la royauté. Lorsque le roi siégeait aux Etats-Généraux ou dans les Lits de justice, le connétable était assis à sa droite, toujours l’épée nue à la main. Sa personne était inviolable, et l’attentat contre sa personne était puni comme un crime de lèse-majesté 45 .

L’épée nue reste le signe évident de la puissance de l’institution militaire, toujours prête à intervenir au service du souverain. Le pouvoir comporte une dimension militaire assuré généralement par délégation. La guerre est toujours présente, dans l’entourage du roi, comme possibilité et comme avertissement. Le symbole est renforcé dans les ornements extérieurs de l’écu des armes du connétable (la variante double de l’épée nue, reçue des mains du roi, le point en haut et tenue par une main droite).

Le blason du Connétable
Le blason du Connétable

Les épées pointées en haut donnent à voir la guerre potentielle intrinsèque au pouvoir suprême. Les mains armées sortent d’une nuée qui semble anticiper le brouillard de la guerre mentionné par Clausewitz.

La puissance du connétable s’étend à toute la France. Il a une autorité presque absolue sur les armées et des droits considérables à percevoir à la suite de la pris de villes. La double dimension de son pouvoir militaire et économique arrive même à inquiéter les rois 46 malgré le devoir de loyauté, de vie et de mort dans le service du souverain, clairement stipulé dans le Serment des connétables. Suite à un conflit avec le Connétable en fonction, Louis XIII supprima cette dignité en janvier 1627. Les fonctions du connétable furent remplacées par le doyen des maréchaux de France.

Dans les rapports entre le militaire et le politique, un cas particulier est celui de la guerre révolutionnaire et de la conception marxiste du rôle de l’armée. Pour Lénine, l’armée est un des éléments majeurs du processus révolutionnaire pour « proclamer l’insurrection, diriger la guerre civile, assurer la politique civile des masses, propager la révolution » 47 . A son tour, Trotski juge que la discipline et l’organisation des troupes est une condition primordiale pour la victoire en égale mesure pour gagner la guerre et la révolution. Sur cette base, dans les pays socialistes, l’armée est un instrument important pour le pouvoir politique et un garant de sa pérennité.

Nous pouvons comprendre dans ce contexte les rapports entre Iosip Broz Tito et l’armée fédérale yougoslave et le rôle de cette dernière dans le démantèlement de la fédération. De plus, le président Tito est un militaire, à la fin de sa vie il a le grade de maréchal. Il arrive au pouvoir après avoir prouvé ses qualités de combattant de la résistance yougoslave et d’organisateur de troupes pendant la Deuxième guerre mondiale. Il organise ensuite une Armée yougoslave capable de l’aider politiquement. A l’extérieur, Tito sait profiter de la situation géopolitique de la Yougoslavie et des résultats de la rencontre de Yalta. Entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie il choisit une politique non-alignée et, implicitement, une politique militaire indépendante. A l’intérieur, il présente l’Armée fédérale comme symbole d’unité et de stabilité nationale et lui confère les moyens nécessaires. Après la Deuxième Guerre mondiale et jusque dans les années 80, l’Armée représente un vrai pilier du régime communiste yougoslave et un facteur d’unité de la fédération.

Après la mort de Tito, les problèmes économiques ainsi que les tensions politiques et nationales se ressentent parmi les militaires. L’armée connaît une réduction progressive des financements et de privilèges, ce qui provoque des vives réactions de mécontentement. En résulte également des changements dans la structure ethnique de l’Armée. Graduellement, et malgré les dispositions constitutionnelles, l’Armée ne reflète plus la proportion nationale ; en 1989, 70 % des officiers étaient de nationalité serbe et monténégrine. Le droit constitutionnel concernant la liberté d’expression en langue maternelle n’est plus respecté et la langue serbo-croate est la seule utilisée dans le système de commandement et administratif de l’armée. A la fin des années 80, l’amiral Mamula, à l’époque ministre fédéral de la défense, décide de mettre fin aux « concessions ethniques », le critère de représentativité nationale n’est plus respecté dans la nomination des commandants. On enregistre également dans la même période des dysfonctionnements dans le système de commandement et contrôle de l’Armée. Le fonctionnement difficile des institutions fédérales met en péril la distinction politique-militaire et des officiers de l’Armée s’impliquent de plus en plus dans le combat politique. Les représentants de l’Armée prennent notamment position dans les disputes nationales et les tendances de fragmentation de la Fédération se ressentent à tous les niveaux des structures militaires.

La situation devient explosive entre 1990 et 1991. L’Armée populaire s’oppose à la segmentation de la fédération dans la mesure où celle-ci implique sa propre dissolution. Dans ce contexte, les généraux se rapprochent et soutiennent automatiquement le mouvement politique qui se trouve en concordance avec leur objectif, en l’occurrence les socialistes de Belgrade, principalement serbes, dirigés par S. Milosevic. A son tour, ce dernier trouve bénéfique une étroite coopération avec une armée encore assez forte et décidée à garder sa position au sein de la Fédération yougoslave. C’est probablement durant cette période que Milosevic, conscient du soutien de l’Armée, décide du caractère de sa stratégie politique future, en choisissant l’option militaire : les Serbes qui se trouvent en dehors de la Serbie recevront le soutien politique, mais aussi militaire de Belgrade. L’unification et l’affirmation identitaire de la nation serbe se réaliseront après un héroïque combat armé, laisse entendre S. Milosevic. La possibilité de s’appuyer sur les généraux de l’ancienne Armée yougoslave lui permet d’agir sans impliquer directement la Serbie en guerre. La première et la seule fois que l’état de guerre est décrété en Serbie dans cette période sera en mars 1999, après le déclanchement des actions aériennes de l’OTAN.

Le discours politique dans les républiques qui souhaitant la séparation de la Fédération est presque identique, à cette différence près que le déséquilibre militaire est évident. Parmi les premières mesures qui expriment la volonté de Zagreb et de Ljubljana d’obtenir l’indépendance, figure l’adoption des amendements constitutionnels autorisant la formation des armées nationales. La grande majorité des officiers croates et slovènes désertent de l’Armée yougoslave pour participer à cette action. En réponse, en avril 1990, le commandement de l’Armée populaire décide de changer l’organisation des Forces de défense territoriale et de prendre le contrôle de celles-ci au détriment des gouvernements républicains. Pourtant, au cours de la récupération des armements, 50% sont illégalement transférés vers des unités « paramilitaires » qui se constituent dans les républiques « sécessionnistes » 48 .

Le besoin d’armement augmentant, la Yougoslavie devient un énorme marché. A part l’armement déjà existant dans l’Armée populaire et les Forces de défense territoriale, l’approvisionnement se fait par l’industrie locale et de l’étranger. La situation demeurera inchangée même après la décision du Conseil de sécurité de l’ONU 49 d’instituer un embargo sur les ventes d’armes vers la Yougoslavie.

La Slovénie et la Croatie déclarent leur indépendance le 25 juin 1991, décision politique qui prend en compte également la situation militaire, à savoir la capacité de combat des armées nationales récemment crées.

Clausewitz prône le principe de la suprématie de la volonté politique sur l’instrument militaire. Nous avons vu que, même si traditionnellement subordonné à l’autorité politique le soldat garde toujours un espace de liberté face à son souverain, ce qui fait de leurs les rapports des rapports de pouvoir pour le moins ambiguës. Le risque du coup d’Etat militaire existe à tout moment et dans tous les types d’organisations étatiques. Les décisions politiques sont souvent soumises aux pressions militaires. Le moment de la guerre est un moment durant lequel, après la prise de décision – principalement politique – l’organisation militaire prend les pleins pouvoirs et remplace provisoirement le politique. Cependant, toujours pendant la guerre, les deux identités – politique et militaire – qui définissent les différentes séquences guerrières, les temps de la décision et de l’action, font partie de la même unité qui représente la violence collective et légitime.

Notes
44.

Le tournoi est un simulacre de la guerre ; son but est de désarmer l’adversaire ; le vaincu doit donner son armure et ses armes au vainqueur et, s’il est suffisamment riche, donner une rançon

45.

Ainsi que le montre le jugement rendu contre Pierre de Craon en 1392 pour avoir commis un attentat contre la personne d’Olivier de Clisson.

46.

Raoul de Brienne fut décapité en 1350 par ordre de Charles V et Louis XI fit trancher la tête au connétable de Saint-Pol, convaincu de trahison (1475)

47.

DUFOUR, Jean-Louis, VAÏSSE, Maurice – op. cit., p. 21

48.

Selon un communiqué de presse de l’Armée fédérale yougoslave du 23 septembre 1991

49.

Voir la Résolution du Conseil de sécurité du 25 septembre 1991.