1.3. Ami/Ennemi : l’identité fondée sur la différence à l’autre

Parmi nos constats concernant la signification particulière de la guerre se trouve sa capacité de constituer une logique particulière de mise en scène et de reconstitution de l’identité des acteurs, comme forme particulière d’institution et de reconnaissance des identités. C’est justement la dimension qui nous interpelle le plus dans l’activité complexe qu’on appelle généralement guerre : le processus par lequel celle-ci va définir l’identité de ses acteurs, en égale mesure la nôtre et celle de l’ennemi. Il n’y a pas de guerre sans le passage par cette double définition / re-définition identitaire. Le moment peut être le plus significatif de la guerre, son point de départ, représente cette réduction binaire entre un « nous » qui possède les qualités et la légitimité nécessaire pour mener la guerre et un « autre » qui va devenir l’Ennemi et qui va posséder tous les vices et les différences négatives pour justifier son anéantissement.

Comme événement politique, la guerre construit entre les acteurs – et à l’intérieur du temps de la confrontation - une logique de dénégation qui les institue les unes contre les autres. Ainsi, dans la guerre, les identités ne se constituent pas de façon absolue, mais elles ne se pensent progressivement que dans l’opposition – c’est-à-dire dans un cogito identificatoire conçu comme un ensemble de relations d’oppositions entre acteurs. Mais la guerre, comme nous l’avons vu, représente une forme violente de l’affrontement qui implique une crise et un changement identitaire.

‘« La guerre requiert une symétrie originelle (celle des belligérants) et une dissymétrie finale (celle du vainqueur et du vaincu) », précise F.-B. Huyghe 54 .’

Cette crise est un processus qui accompagne et motive la violence guerrière. Si dans l’état de confrontation politique la médiation requiert une représentation de l’autre semblable à moi, la guerre impose une représentation différente de l’autre, nécessairement inférieur. Faire la guerre, c’est penser la gagner.

Le démantèlement de la fédération yougoslave à la fin du 20e siècle passe, avant le déclanchement de la guerre militaire, par l’affirmation identitaire d’une opposition entre le peuple serbe et le peuple croate. Dans les discours tenus à Belgrade ou Zagreb au début des années 90 plusieurs arguments sont utilisés pour mettre en évidence cette représentation de l’identité de l’autre comme différent, donc comme ennemi. Chaque argument implique dans un même temps une hiérarchie de valeurs établie ainsi entre « nous » et « nos ennemis ». Nous notons parmi ses arguments la différence religieuse : les serbes sont orthodoxes et les croates catholiques ; l’histoire : les serbes font partie pendant des siècles de la zone d’influence de l’Empire ottoman tandis que les territoires croates sont une province de l’Empire Austro-hongrois ; le décalage économique : Zagreb met en évidence les progrès de l’industrie croate face au caractère plutôt agraire de l’activité économique de la Serbie, ou même l’alphabet utilisé : cyrillique par les serbes et latin par les croates. Ces éléments font, selon les utilisateurs, la preuve de l’identité croate ou serbe, qui se définit – comme toute identité politique – par la différence à l’autre.

L’identité yougoslave, qui a été construite pendant presque un siècle à l’intérieur du Royaume – après la première guerre mondiale - ou de la Fédération – après la seconde guerre mondiale - et à laquelle se sont rattachés des millions de serbes, croates ou bosniaques, va disparaître. Il nous semble particulièrement intéressant pour notre analyse d’envisager le cas des « yougoslaves », le plus souvent issus de familles mixtes, qui devront choisir – après la disparition de la Yougoslavie – une nouvelle appartenance. Ce choix représentera également le choix d’un camp dans la guerre qui va finalement entériner et donner de la consistance aux nouvelles identités. Pendant le conflit yougoslave, être « serbe » ou « croate » tenait d’une vraie profession de foi, même si il fallait ainsi choisir entre la filiation maternelle, par exemple, serbe et la filiation paternelle croate.

Nous avons également identifié un modèle guerrier illustrant de la réduction identitaire binaire dans le schéma de pensée que constitue Méthode de Raisonnement Tactique  55 sur laquelle est basée toute formation militaire (cf. infra, p. 52). Il s’agit d’un « schéma de pensée » utilisé dans le milieu militaire comme méthode d’analyse d’une situation de conflit et de préparation de l’action militaire.

Cette méthode implique une estimation des rapports de force entre « les forces amies » et « les forces ennemies ». Ce qui pour toute une série de promotions d’officiers semble une évidence pose dans le contexte de notre travail la question des critères et modalités du partage entre « nous » et « les autres ». Bien entendu, le raisonnement militaire fait l’impasse sur cette question, qui ne se pose même pas : elle est de l’ordre du politique. Pourtant cette réduction binaire est précisément le point de contact, la synapse entre l’action politique et sa prolongation militaire en temps de guerre.

Comme les officiers-professeurs l’affirment, la maîtrise de ce raisonnement est la condition de base pour accéder au statut d’officier et à l’Ecole de guerre par exemple. La Méthode de Raisonnement tactique n’est pas seulement utilisée en situation de conflit mais elle l’est aussi pour rédiger des courriers ou communiquer avec les pairs.

La méthode de Raisonnement Tactique
La méthode de Raisonnement Tactique

Source: GUISNEL, Jean
« Les généraux. Enquête sur le pouvoir militaire en France », p. 52

‘« Ce sont les premiers échanges sérieuses d’armes en Etat majeur qui me firent prendre conscience des vertus de ces mécanismes de raisonnement lorsqu’ils sont pratiqués en commun par des hommes de compétence diverse travaillant en groupe. Ils deviennent alors un mode de communication sans égal et impriment aux investigations comme aux synthèses une solidité et une célérité exemplaires »’

affirme le général Jean Lagarde 56 , chef d’état majeur de l’armée de terre entre 1975 et 1979.

La réduction binaire de la guerre passe donc par une phase d’identification des différences de l’Autre, ce qui va provoquer une scission schizophrénique impliquant une re-construction identitaire par rapport à deux instances : l’appartenance à une collectivité et la non appartenance décisive à une autre. A son tour, ce processus bidimensionnel déclenchera deux formes d’action et de représentations.

D’un côté, la définition de l’identité en fonction d’une non appartenance au groupe de l’Autre permettra au vainqueur d’avoir comme désir de se retrouver seul dans l’espace de sociabilité qui se transforme ainsi radicalement et se définit comme un champ de bataille. La différence identifiée et montrée du doigt de l’Autre / l’Ennemi remplace la sociabilité par la différence et l’affrontement et constitue ainsi les prémices de la violence.

De l’autre côté, la guerre implique des logiques de développement de formes d’engagement d’être ensemble. Paradoxalement, la scission face à l’autre fait accroître le sentiment d’appartenance et augmente la solidarité au sein d’un groupe. C’est à partir de ce constat que se sont construites, généralement, les théories qui feront l’apologie de la guerre comme forme « idéale » d’existence collective et fondement de l’identité (le plus souvent) nationale.

Quand Carl von Clausewitz définit la guerre comme un instrument du politique, il affirme implicitement que, dans bien des cas – sinon toujours – la guerre a fortement contribué à créer des Etats et à cimenter leur unité. On parle ici d’expression de la puissance d’une nation, basée sur son unité d’action et sa mobilisation. On parle également des intérêts de la nation, qui sont définis et identifiés pour et pendant les guerres.

Dans un même temps, c’est ce qui explique la binarité qui caractérise la guerre comme événement inscrit dans la durée. Nous reprendrons cette idée concernant l’organisation de la guerre en moments distincts dans le chapitre consacré à la guerre comme inscription dans le temps d’une succession d’événements. Tous ces constats nous ont conduit à concevoir le paradigme de la guerre en fonction d’une structuration temporelle qui constitue également sa structure syntagmatique.

Egalement, dans le chapitre consacré aux rapports entre la guerre et l’économie nous allons voir comment cette réduction binaire opère dans le domaine économique et quelles sont les applications de la Méthode de Rationnement Tactique dans la confrontation concurrentielle entre entreprises.

Dans l’étude des relations internationales, la question de l’ennemi occupe un rôle important étant considéré la base des rapports entre les Etats et de leurs stratégies internationales. Th. Lindemann considère que les facteurs qui peuvent déterminer la décision politique de commencer la guerre, qui passent par la désignation de l’ennemi, sont l’analyse de la menace et le degré du rejet d’identification avec l’autre 57 .

Notes
54.

HUYGHE, François-Bernard – « L’arme et le medium ou la transmission en trois métaphores », in Cahiers de Médiologie, n° 6, 1998, Ed. Gallimard, p. 127

55.

Pour plus amples détails sur la Méthode de Raisonnement Tactique, voir GUISNEL, Jean – Les généraux. Enquête sur le pouvoir militaire en France, Ed. La Découverte, coll. Enquêtes, Paris, 1990,309 p. ; et aussi « Méthodes et outils d’aide à la décision », in Objectif Doctrine n° 28, août 2001, édité par le Commandement de la Doctrine et de l’Enseignement militaire supérieur de l’Armée de Terre

56.

LAGARDE, Jean – « Ce que je dois à l’Ecole supérieure de guerre », in Cahiers de Mars, n° 119, 1988, p. 49 

57.

Thomas LINDEMANN développe cette thèse dans l’article « Ani/Ennemi. Les images dans les relations internationales », Stratégiques, n° 72, 1998-4