1.4.1. La censure

La censure met en question le rapport entre le droit à la vérité (liberté de la presse) et l'intérêt de l'Etat en charge de la survie de la nation : deux aspects qui, en temps de guerre, arrivent à s'affronter. Selon Catherine Bertho Lavenir 64 , qui pose le problème de médias en temps de guerre en relation avec la démocratie, on retrouve aujourd'hui le même modèle apparu pendant la guerre de 1914 - 1918. Malgré les possibilités techniques sans précédant qui évoluent avec les techniques militaires, la couverture médiatique de la guerre n'aura pas sensiblement progressé. Un regard sur l'évolution de la législation et les pratiques françaises dans le domaine peut démontrer cette thèse.

En France, dans les périodes exceptionnelles, la liberté de la presse peut subir un certain nombre de restrictions. Elle peut notamment être soumise à une censure préalable et faire l'objet de saisies administratives ou d'interdictions de paraître. Il s'agit de périodes où la liberté de la presse pourrait porter atteinte aux intérêts supérieurs de la République. L'originalité de la situation française tient au fait que ces mesures restrictives peuvent être prises sur le fondement d'un texte précis ou se fonder sur une théorie jurisprudentielle des pouvoirs de guerre ou des circonstances exceptionnelles, beaucoup plus large que la situation de conflit, et qui étend de façon très significative les pouvoirs de police administrative.

Le droit du temps de paix

La publication de fausses nouvelles constitue un délit de presse réprimé sur la base de l'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 qui édicte :

‘« La publication, la diffusion ou la reproduction par quelque manière que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque (…) la publication, la diffusion ou la reproduction faite de mauvaise foi sera de nature à ébranler la discipline ou le moral des armées ou à entraver l'effort de guerre de la nation. »’

Ces textes adoptés dans le contexte historique qui avait suivi la défaite de 1871 furent assez peu utilisés, les juges ayant souvent eu à en tempérer les dispositions les plus surannées. Ainsi, seuls les faits sont visés par la loi, il ne peut s'agir d'opinions . La nouvelle doit avoir été inexacte au moment de sa publication. Le trouble apporté à l'ordre public doit avoir été patent, qu'il ait été matériel (manifestations) ou moral (psychologique). Enfin, la mauvaise foi du journaliste doit être prouvée par le ministère public.

La provocation des militaires à la désobéissance constitue un délit de presse réprimé par l'article 25 de la loi de 1881. La provocation ou la participation à une entreprise de démoralisation de l'armée constitue un délit réprimé par l'article 24 de la loi de 1881.

Le droit applicable en période de guerre ou de crises

En cas de guerre ou de crises, le gouvernement peut être amené à prendre des mesures de contrôle de la presse. En plus de la loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation générale de la nation en temps de guerre , des textes particuliers peuvent être pris à l'occasion de chaque conflit. Ainsi en vertu de deux décrets-lois du 24 août 1939 (toujours en vigueur) et de textes pris en application dans le cadre des pouvoirs spéciaux, l'autorité administrative peut procéder à la saisie ou à la suspension de publication "de nature à nuire à la défense nationale".

L'état de siège, énoncé par l'article 36 de la Constitution de 1958, peut être déclaré par le Conseil de ministres, en "cas de péril imminent résultant d'une guerre étrangère ou d'une insurrection à main armée". L'interdiction de publication et l'extension de la compétence des tribunaux militaires sont deux des mesures que l'état de siège permettrait de prendre.

L'état d'urgence (ordonnance du 15 avril 1960) est déclaré "soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamité publique". C'est la situation juridique que la loi du 17 mai 1958 a instaurée à la suite des événements du 13 mai 1958 en Algérie. Des arrêtés conjoints des ministres de l'Intérieur et de l'Information instituèrent la censure préalable sur les publications et les dépêches d'agence.

L'article 16 de la Constitution stipule que "lorsque les institutions de la République l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu", le président de la République est habilité à prendre "les mesures exigées par les circonstances". Des restrictions sévères peuvent être apportées à la liberté de la presse, comme ce fut le cas en avril 1961 (putsch des généraux); avec la décision interdisant les publications apportant leur concours à une entreprise de subversion contre la République ou diffusant des informations secrètes, militaires ou administratives.

Enfin, originalité toute récente du droit français, le nouveau Code pénal 65 réprime la "désinformation". L'article 411-10 stipule :

‘« Le fait de fournir, en vue de servir les intérêts d'une puissance étrangère, d'une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger, aux autorités civiles ou militaires de la France des informations fausses de nature à les induire en erreur et à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation est puni de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende ». ’
Exemples d’application de la censure en France
La Guerre de 1914 – 1918
La censure était complète sur le nombre, la force, la dénomination, la répartition sur le terrain des corps engagés. Toutefois, les militaires acceptèrent un corps d'écrivains et de journalistes mobilisés qui, sous haute surveillance, préparaient des descriptions de la vie au front et des actions militaires pour les quotidiens ; ils étaient encadrés et renseignés par un corps d'"officiers informateurs" (une trentaine fin 1916). Après la bataille de la Somme en 1916, l'armée française suivit l'exemple britannique : un chef d'état-major fut chargé de faire des exposés stratégiques détaillés aux journalistes.
Les mutineries de 1917 posèrent un difficile problème à l'état-major :
« Le moral des troupes est directement influencé par la lecture des journaux. La puissance de l'article imprimé reste grande dans leur esprit. Il faut que la lecture du journal ne soit pas pour les hommes une source de scepticisme ni de rancœur, mais de persévérance et d'enthousiasme. (…) Il faut par des directives adroites obtenir de la presse qu'elle soit moins critique et plus documentaire, et ne pas oublier que les blancs imposés par la censure ont le grave défaut de laisser la place à toutes les imaginations »
écrivait le général Philippe Pétain dans un rapport au chef d'état-major sur les mutineries.
Les correspondants français furent autorisés officiellement en 1917 à pénétrer dans les tranchées de première ligne. Auparavant, ils pouvaient faire de brefs voyages très encadrés loin en arrière du front. Les communiqués officiels des armées (un système voisin fonctionna pour les Britanniques) étaient élaborés trois fois par jour par la section d'information placée auprès du Quartier Général à Chantilly (ancêtre du Sirpa). Les journaux firent appel à des généraux à la retraite pour commenter les informations fournies dans ces communiqués officiels.
La Guerre de 1939 - 1945
L'institution d'un Commissariat à l'information (décret du 30 juillet 1939 pour l'application de l'article 57 de la loi du 11 juillet 1938), devant exercer notamment, aux termes d'un décret du 28 août 1939, le contrôle préventif, institua la censure des imprimés, dessins ou écrits de toute nature destinés à être publics.
Ce régime de censure s'exerçait au-delà même du domaine purement militaire ou diplomatique. Il fut maintenu en France métropolitaine par l'autorité de Vichy, qui fit disparaître toute liberté de la presse. Une ordonnance d'Alger du 6 mai 1944 supprima la censure préventive en matière politique. Cette suppression, plus théorique que réelle, servit de prétexte au renforcement du régime répressif traditionnel de la loi de 1881, notamment à l'abandon du jury. Deux ordonnances ultérieures ont supprimé la censure préalable (ordonnances du 15 juin 1945 et du 12 octobre 1945), mais le régime de l'autorisation préalable subsista jusqu'à la loi du 28 février 1947.
La Guerre d'Indochine (1946 – 1954)
Ce conflit, d'un genre nouveau pour l'époque, ne suscita dans un premier temps qu'un intérêt limité des médias et de l'opinion trop occupée par les problèmes de la reconstruction en métropole. De plus, tant les communications que les télécommunication rendaient les événements d'Indochine lointains intellectuellement et physiquement. Jusqu'en 1950, le conflit restait très mal couvert. Il y avait peu de journalistes sur place, et la majorité relevait de la presse écrite. Aucune télévision n'était présente. Les seules images filmées étaient produites par les services du Cinéma aux Armées qui fournissait également des photos. Le statut de correspondant de guerre n'était pas appliqué, car le conflit était considéré non pas comme une guerre, mais comme la répression d'une révolte. Après 1950, l'arrivée du général de Lattre de Tassigny, plus communicateur de nature que l'amiral d'Argenlieu, introduisit un changement dans les relations avec la presse. Le regroupement des journalistes dans une "maison de presse" où ils logeaient tous favorisait les rencontres quasi quotidiennes entre de Lattre et les journalistes. Les communiqués militaires donnaient l'occasion de briefings quotidiens. Des convois étaient organisés (voiture, avion) pour que les journalistes puissent se rendre sur le front. Les militaires étaient chargés de veiller à leur sécurité. De Lattre visait lui-même tous les textes envoyés en métropole. A partir de 1952, la prise de commandement du général Salan rendit les relations avec la presse plus difficiles. La censure devint plus tatillonne. On instaura un passage obligatoire, pour les journalistes, par un officier-censeur qui numérotait les télégrammes pour leur donner un ordre de priorité pour la poste. Le nombre de mots censurés était indiqué, ainsi que leur place initiale dans le texte. Deux règles dictaient la censure : ne pas divulguer de nouvelles militaires inconnues de l'ennemi et ne pas porter atteinte au moral de l'armée et de la nation. Après le départ du général Salan et la dégradation de la situation militaire, la censure devint très pesante, et les articles à connotation pessimiste étaient systématiquement censurés. L'opinion publique ne prit véritablement conscience de la gravité de la situation en Indochine qu'avec la défaite militaire de Diên Biên Phû (7 mai 1954).
La Guerre d'Algérie (1954 – 1962)
La proclamation de l'état d'urgence par la loi du 17 mai 1958 a instauré la censure préalable qui a perduré en Algérie jusqu'en 1962. Les pratiques de saisie des imprimés, journaux et périodiques ont été fort répandues en Algérie. Les tribunaux ont tenté de mettre un terme aux pratiques illégales de saisie administrative ; avec difficulté, car l'administration pratiquait les saisies en invoquant l'article 30 du code de procédure pénale. La jurisprudence du Conseil d'Etat évolua en 1960. Le préfet d'Alger avait ordonné la saisie de la totalité de l'édition de plusieurs journaux (France-Soir, Le Monde, Paris-Presse). Les arrêtés visaient l'article 10 du code d'instruction criminelle. Les recours portés devant les juridictions judiciaires avaient été rejetés pour incompétence, de même que les recours intentés devant le tribunal administratif d'Alger. Le Conseil d'Etat annula en appel le jugement du tribunal administratif mais rejeta parallèlement les demandes en indemnités des journaux.
« Le système français se caractérise par l'extrême variété des textes qui permettent, quelle que soit la situation (paix, guerre, crise…), de limiter la liberté de l'information. Il se différencie des systèmes des autres grandes démocraties par le caractère archaïque de dispositions adoptées au cours de situations historiques très variées, stratifiées par couches successives, qui restent en vigueur après chaque conflit. Cependant, le droit de la censure en France n'est l'objet d'aucun contrôle véritable du juge, et, à la différence du système américain par exemple, il permet tout type de contrôle en tout type de circonstance. » 66

Par l'imposition de la censure, motivée en général par la nécessité de maintenir le moral des troupes ou d'empêcher l'accès de l'ennemi à des informations militaires "secrètes", le Pouvoir arrive en effet à contrôler la pluralité des interprétations possibles de l'événement et tend même à le réduire à une seule signification. La représentation et la mise en scène doivent avoir une voie unique. La guerre n'existe plus que dans la forme qui lui donne ce que l'on peut appeler la réduction censorielle.

La censure à pour but de garantir l'homogénéité de l'information qui s'élabore et se diffuse dans l'espace public et, par conséquent, de garantir l'homogénéité des représentations d'un événement. La censure donne l'illusion d'une garantie de la pérennité des représentations de l'appartenance et de la sociabilité. Le contrôle des médias est à la fois imposé (et les médias résistent généralement à de tels contrôles) et assumé, intériorisé, par les médias eux-mêmes qui parfois, devant l'événement de la guerre, abdiquent leur indépendance et leur liberté d'informer, comme pour contribuer à la constitution d'une identité politique d'engagement et d'opinion.

Notes
64.

BERTHO LAVENIR, Catherine - La démocratie et les médias au 20ème siècle, Ed. A. Colin, 2000

65.

En application depuis le 1er mars 1994

66.

CONESA, Pierre, in Dictionnaire de stratégie militaire, op. cit., p. 377