1.4.2. La propagande

Pour Napoléon, le rôle du moral dans la guerre a une importance trois fois plus grande que celle des forces physiques. Le moral tient une place considérable dans toutes les stratégies. La guerre est tout autant un affrontement entre deux volontés qu'entre deux puissances physiques.

"Les forces morales constituent à la fois l'antithèse et le complément des forces physiques dans la guerre" - nous dit G. Chaliand 67 . Il fait la différence entre la composante morale pendant la guerre classique - où celle-ci s'applique presque exclusivement aux armées - et la guerre moderne - où les « forces morales » concernent autant les éléments civils que les éléments militaires et affectent aussi bien les armées que les populations et les gouvernements.

Généralement, on fait commencer l'époque moderne de la guerre à la Première guerre mondiale, la première guerre "totale". Dans ce cas on met en jeu les « forces morales » de toute la population et non plus seulement celles des armées. En conséquence, si la guerre devient une affaire "nationale" et que les populations soutiennent directement l'effort de la guerre, le citoyen devient en même temps la cible privilégiée de la propagande.

Les « forces morales » ont un rôle encore plus important depuis 1945, dans le contexte de la guerre révolutionnaire. Dans les luttes de libération nationale - en particulier les guerres d'Indochine et du Viêt-nam, la force morale a été remise à l'ordre du jour, malgré le fait qu'on se trouve en pleine période de course aux armements et de progrès technologiques.

Ce modèle de guerre où l'on oppose forces physiques et forces morales (un modèle similaire représente le conflit qui à opposé l'OTAN à la Yougoslavie) démontre que, à long terme, une volonté supérieure de réussite peut triompher d'une volonté adverse, populaire et politique, beaucoup plus faible et minée par le doute, même si cette dernière s'appuie sur un arsenal de guerre impressionnant. Dans l'histoire des Serbes, par exemple, la signification de la défaite du Kosovo Polje a été transformée, sur le modèle de la guerre-événement fondateur, en une victoire qui a inspiré -pendant des siècles et aujourd'hui même - le combat d'affirmation identitaire du peuple serbe. Nous avons vu comment un tel symbole peut devenir la clé de voûte de la propagande proférée par le président Milosevic. Le problème des forces morales met en question le rapport entre "défaite" et "victoire" en cas de guerre. L'existence d'une volonté morale relativise les deux notions qui pourtant sont définies comme des éléments à "somme zéro" : la victoire des uns représente normalement la défaite des autres. On a de plus en plus du mal à définir la "victoire" des forces alliées contre l'Irak ou de l'Otan contre la Yougoslavie.

Dans le cas du soldat, son moral est à la charge du commandant militaire. C'est à lui de "minimiser les effets psychologiques ou même d'exploiter ces moments d'adversité extrême pour galvaniser le moral de ses troupes" 68 . On affirme que dans le combat le moral du soldat est tributaire de la cohésion au sein de son unité (cohésion favorisée par les liens nationaux, linguistiques, religieux ou tribaux), la confiance en soi et en ses camarades (maintenue et conditionnée par la discipline, l'entraînement et l'expérience). Le moral du soldat est aussi influencé par des éléments physiques et psychologiques dont les effets se font sentir de manière accrue lorsqu'il se trouve dans les conditions extrêmes de tension, de fatigue et de privations en tout genre inhérents au combat. Un bon encadrement sanitaire, une nourriture adéquate, un ravitaillement régulier, un sommeil suffisant, une bonne protection contre le froid, l'humidité et la chaleur sont autant de facteurs qui contribuent à la protection et au bien-être du soldat.

Pourtant, autant le moral des soldats est, apparemment, bien défini et autant nous connaissons les méthodes de le garder en bon état, autant les caractères psychologiques de tout un peuple, et encore plus les moyens de les manipuler, sont très difficiles à cerner - avertit Chaliand.

Sans vouloir ouvrir un débat sur les effets possibles de la manipulation de masse ou même sur la pertinence de ces efforts, nous nous contentons de mettre en évidence certaines activités de propagande pendant la guerre. Sans pouvoir croire dans la toute puissance de la propagande, J.-N. Jeanneney se dit frappé de l'inefficacité de cette dernière malgré les sommes considérables qui sont dépensées. Mais, dit-il, "le fait que beaucoup le croient devient en soi un facteur de l'histoire" 69 .

La Grande Guerre représente un début, avec plusieurs innovations ; le tract, les actualités cinématographiques, les services spécialisés. Parmi les difficultés, la plus importante reste la réticence des militaires. Le rôle du correspondant de presse n'est pas encore entièrement défini.

Au cours de La Seconde Guerre mondiale, la "Guerre des radios", demeure sujette à la formule de Hitler dans Mein Kampf : "En période de guerre, les mots sont des armes". Le contexte intellectuel et politique qui soutient l'idée que la radiodiffusion pourrait être quelque chose comme l'arme totale est basé sur la thèse de Gustave le Bon qui affirme que "l'âme des foules" a une réalité autonome autre que celle des individus qui les composent et qu'il est donc possible de l'influencer et sur le livre de Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique (1939).

La doctrine de Goebbels affirme que grâce à la radio, le régime a réussi à éliminer tout esprit de révolte. Les bons militants nazis - croit-il - poussent le niveau sonore de leur radio et laissent leurs fenêtres ouvertes quand passent les émissions de la propagande.

Au contraire des opinions de l'époque de la Grand Guerre, Goebbels considère qu'une propagande qui martèlerait trop lourdement ses thèmes provoquerait des contre-effets. Il cherche à imprégner l'opinion publique en dehors des émissions d'informations proprement dites 70 .

Exemples d'utilisation de la radio comme "arme de combat"
durant la seconde Guerre mondiale
Le prétexte pour attaquer la Pologne est en effet une action de la propagande nazie (le faux coup de force contre une station de radiodiffusion à Gleiwitz de 31 août 1939)
Le développement de l'usage de la radio par le Japon dans les régions occupées de la Chine
Les stratégies vers l'étranger de la BBC et l'Office de l'information de guerre américain

En France
La radio a un rôle décisif dans la politique du général de Gaulle qui « s'affirme au micro non pas seulement comme le chef d'une légion française au service du combat guerrier des Alliés, mais comme l'incarnation politique de la France future. (…) Le plus important est peut-être que la radio anglaise a contribué à donner une unité et une dynamique à la France libre elle-même. Au fond, le mouvement gaulliste n'a pris sa pleine réalité, aux yeux des Français, que par la radio qui l'exprimait » 71 . De Gaulle a été surnommé le "général micro".
Les radios clandestines de la Résistance contribuent en grande mesure à raffermir les solidarités nationales, le lien social et l'identité culturelle.Selon B. Lamizet, «  la radio pendant la Résistance est une forme d'anticipation de la radio et des médias en France pendant la Quatrième et la Cinquième Républiques. » 72

La « guerre des radios » se poursuit pendant la Guerre froide, l'exemple probant étant le duel entre les Etats-Unis et l'URSS. Les spécialistes arrivent à la conclusion qu'une information-propagande trop simpliste peut être contre-productive et affirment que l'influence passe souvent plus utilement par une imprégnation culturelle des mentalités. Sur cette base ont fonctionné pendant des décennies des radios comme Voice of America, Free Europe, Radio Moscou ainsi que Radio Vatican, Deutsche Welle ou Radio Pékin : un effort combattant d'influence internationale, à vocation politique, culturelle et, de façon évidemment subséquente, économique et financière. Ces radios

‘« vont développer une large activité de diffusion internationale de discours radiophonique, faisant de la maîtrise de l'audiovisuel un des moyens de leur domination idéologique et politique au-delà de leurs frontières territoriales » 73 . ’

Pendant la Guerre froide, les médias audiovisuels transforment la communication politique en instrument majeur de la domination idéologique d'un pays ou d'un courant de pensée sur d'autres, avec des conséquences sur l'histoire de la communication politique. Implicitement, il s'agit de formes rhétoriques de la propagande.

On assiste aujourd'hui à la professionnalisation des acteurs privés de la communication politique au point de constituer un des lieux majeurs de l'exercice du pouvoir politique, avec des implications dans la propagande pendant la guerre.

En 1994, la société américaine de communication RUDER FIN réalisait un "Stategic Media Communication Plan" pour le gouvernement de l'ex-république ex-yougoslave de Bosnie-Herzégovine. Dans l'introduction du plan ou peut lire :

‘« La guerre d'agression menée par la Serbie et le Monténégro contre la République de Bosnie-Herzégovine doit devenir le point de mire des médias internationaux, en raison de la souffrance des habitants de Sarajevo. A l'aide de la télévision, le message sera diffusé dans le monde entier : les Serbes sont les agresseurs et les Bosniaques les victimes ». ’

L'objectif du plan de «communication de crise" est de faire en sort que les Bosniaques gagnent "la guerre des relations publiques". En sus de la réalisation de l'image de "victime de l'agression serbe", Ruder Finn se charge de réaliser des messages politiques "coordonnés" pour les politiciens bosniaques, de créer des liens entre ces derniers et médias internationaux, de faire des press-books et press-releases, de conseiller les porte-parole de Sarajevo, d'assister à la création d'un Centre de presse à Sarajevo avec des bureaux dans des autres villes de Bosnie, d'organiser des visites de journalistes étrangers et des activités de lobbying d'après des membres du Congrès américain. Pour les services de base, la société propose le prix de 25 000 USD / mois, montant auquel s'ajoutent les autres dépenses professionnelles occasionnelles (1 000 USD / jour) ou frais de déplacement pour des spécialistes de l'agence (au niveau de 5 - 10 000 USD / mois). Conformément aux informations publiées par la société 74 , parmi ses clients se trouvent aussi : la République d'Albanie, la Croatie, El Savador, l'Estonie, "La République Kossova" ou "La République turque de Chypre du Nord".

La guerre devient désormais une guerre des messages et des images. La guerre du Golfe est le premier exemple notoire : une guerre de l'information et des médias, surtout de télévision. Pierre Conesa considère même que la guerre du Golfe constitue le premier épisode d'une nouvelle ère stratégique où l'information en temps de guerre n'est plus le résultat de la seule censure, survivance d'une époque où les médias n'étaient que spectateurs des crises, mais aussi celui d'une manipulation devenue un instrument de la stratégie, comme science de l'action sur l'ensemble des intervenants d'une crise. Dans cette stratégie - qui inclut détention des otages, préparation spectaculaire de l'ouverture des hostilités, combat d'images - les journalistes deviennent de plus en plus acteurs de la crise. Les médias sont traités comme interlocuteurs actifs ou au moins comme des outils conscients. Pendant la Guerre du Golfe les journalistes ont été reçus (ou convoqués) par le chef d'Etat irakien (interviews en direct), alors que les chancelleries s'étaient tues et que des otages de même nationalité étaient retenus. Les journalistes se sont parfois prêtés à des simulacres d'actes de guerre dans des moments de tension extrême. Patrick Poivre d'Arvor ramène un enfant otage dans ses "bagages" alors qu'il revenait d'interviewer Saddam Hussein. On assiste même à la naissance d'une nouvelle forme de diplomatie. Bush et Hussein se sont mis mutuellement en demeure de passer dans leurs pays respectifs des messages adressés à l'opinion publique de l'autre.

Notes
67.

CHALIAND, Gérard, in Dictionnaire de stratégie militaire, op. cit., p. 226

68.

CHALIAND, Gérard, op. cit., p. 226

69.

JEANNENY, Jean-Noël, op. cit., p. 82

70.

Dans la "République de Krajna", en 1992, la radio locale serbe était écoutée de tout le monde. Dans la "capitale", Knin, des haut-parleurs installés dans la rue mis à fond diffusaient des chants patriotiques serbes tout au long de la journée

71.

JEANNENEY, Jean-Noël, op. cit., p. 213

72.

LAMIZET, Bernard - Une histoire des médias audiovisuels, Ellipses, coll. Infocom, Paris, 1999, p. 33

73.

Idem, p. 35