1.5. La « culture » stratégique

Pour les théoriciens de la stratégie militaire, le concept de culture stratégique désigne généralement

‘« l’ensemble des pratiques traditionnelles et des habitudes de pensée qui, dans une société, gouvernent l’organisation et l’emploi de la force militaire au service d’objectifs politiques » 75 . ’

Cette idée, ne recouvre cependant que la composante militaire de ce que L. Poirier appelle « la stratégie intégrale d’une entité sociopolitique ». Notamment pour les auteurs américains, la culture stratégique est considérée non pas uniquement en termes militaires, mais comme le reflet d’une société, principalement de son histoire et de ses capacités techniques, le concept existant implicitement dans des notions comme style national ou façon nationale de faire la guerre 76 .

Nous analyserons brièvement en guise d’exemple les conceptions stratégiques américaine et française selon B. Colson 77 en rajoutant l’idée que la « culture stratégique » définit en même temps la politique militaire et la politique économique des Etats.

La conception américaine de la stratégie est considérée comme ce qui fonde la conception « légaliste-moraliste » des Etats-Unis dans le domaine des relations internationales et du concept de la « sécurité collective ». Paradoxalement, observe l’auteur, cette approche légaliste-moraliste, accompagnée d’un incontestable désir d’éviter la guerre et la violence, arrive à rendre cette dernière plus terrible et plus destructrice. Il explique qu’en effet, même si Clausewitz a connu une vogue extraordinaire au cours des années 1980 dans les forces militaires des Etats-Unis, pour les Américains la guerre ne peut pas être limitée ; elle ne peut être un instrument, car c’est une aberration pathologique.

‘« L’Amérique part en guerre avec un esprit de croisade et livre des guerres totales au nom de principes moraux : une cause suffisamment noble justifie l’emploi de moyens violents » 78 . ’

Les caractéristiques de la stratégie traditionnelle américaine sont : la façon frontale d’aborder l’ennemi, l’anéantissement de l’adversaire, la recherche d’une écrasante supériorité des moyens accompagnée d’un souci particulier de la dimension logistique.

Colson trouve les origines de cette conception dans la tradition des guerres indiennes. De plus, nous pensons que l’histoire des rapports entre les colons et les indiens aux Etats-Unis – des rapports qui aujourd’hui pourront être qualifiés de génocide – fonde l’identité politique, militaire et économique américaine et fait la différence avec celle des pays européens. Au 17e siècle, tandis qu’en Europe on adoptait progressivement un code de conduite militaire et diplomatique qui limitait les effets les plus désastreux de la guerre, les colonies britanniques du Nouveau Monde furent implantées dans un contexte de violence et d’insécurité.

‘« Les colons ont ainsi acquis une conception particulière de l’art de la guerre. Pour eux, il s’agissait moins de se protéger, d’isoler la société contre toute menace extérieure, comme cela se faisait de plus en plus en Europe, que de se venger, d’entreprendre des actions de représailles pour une violence déjà commise par l’ennemi. Guidées par des informateurs indigènes, les forces coloniales se jetaient sur les villages indiens, massacrant les vieillards, les femmes et les enfants, incendiant les habitations et détruisant le chômer et les récoltes. Pour chacun des adversaires, il s’agissait d’une véritable lutte pour la survie. Ce ne fut jamais le cas des guerres européennes du 17e siècle. Là, les Etats entraient en compétition pour des forteresses ou des provinces, mais ils gardaient conscience de leur participation à une civilisation commune. Pour les Américains, il s’agissait d’une opposition entre la civilisation et la sauvagerie » 79

Cette conception donne lieu à deux types d’interventions. D’un côté, elle explique le souci éthique de certaines interventions américaines à l’extérieur – à partir de la participation des Etats-Unis à la Libération pendant la Deuxième guerre mondiale (1944-1945), en passant par la guerre du VietNam et jusqu’à l’intervention au Kosovo (1999) –, sorte d’identification politique avec les victimes de violences collectives, avec des peuples luttant pour leur indépendance, pour leur survie ou pour leur « démocratie ». La même explication peut être utilisée dans la position américaine dans le conflit palestinien : une identification politique avec la problématique territoriale d’Israël. D’un autre côté, elle explique la dimension économique des interventions qui vont assurer aux Etats-Unis les ressources nécessaires pour la survie de leur peuple : les récentes interventions militaires au Moyen Orient ou en Afrique.

La culture stratégique française a comme premier objectif de

‘« sauvegarder la capacité de la France à penser et agir pour elle-même, de faire en sorte qu’elle soit l’acteur de sa propre liberté » 80 . ’

Nous observons une première différence qui consiste dans le rapport qui se crée ici entre stratégie et liberté par rapport au rapport entre stratégie et lutte pour la survie comme de la culture stratégique américaine. Le lien entre Etat et la guerre implique en France un processus de re-fondation de l’identité politique. La guerre participe à la fondation de liberté politique, elle fait partie – comme pour Napoléon ou pour De Gaulle – de la notion d’indépendance nationale.

La culture stratégique française est basée sur la conscience nationale forgée à son tour au cours des siècles contre les rêves impériaux, qu’ils viennent successivement de Germanie, de l’Asie ou d’outre Atlantique. Liées à cet objectif, les principales caractéristiques de continuité dans la conception stratégique française sont : la politique d’indépendance, d’universalisme et de souci du rang, la recherche des alliés, le réalisme géopolitique, le rationalisme dans la réflexion stratégique. En contexte européen, la France vise un leadership politique, basé sur une alliance notamment avec l’Allemagne. Pourtant, ce leadership européen n’aurait rien de dominateur – précise également B. Colson – son objectif étant de faire entendre la voix de l’Europe dans le contexte mondial et précisément en opposition avec les Etats-Unis.

Après 1989, le président Chirac insiste beaucoup sur l’expression « monde multipolaire » pour décrire la réalité des relations internationales après la chute du régime communiste, en s’opposant ainsi à la formulation « monde unipolaire » qui signifiait dans un premier temps la disparition de la guerre froide et des « blocs », mais qui pouvait également suggérer la domination américaine – militaire et/ou économique – dans le monde.

Pour assurer son indépendance et sa puissance, la France met en place une stratégie militaire de dissuasion 81 basée sur les principes suivants : postulat du pouvoir égalisateur de l’atome, dissuasion du faible au fort, stratégie de dissuasion totale et globale, fondée sur la volonté du décideur et le consensus national. L’instrument nucléaire est pour la France une garantie suprême, « objective » au sens où il ne dépend pas de l’évolution des menaces adverses. La doctrine française de la dissuasion est essentiellement défensive.

Les discours du président Jacques Chirac sur la politique nucléaire sont des formes d’expression de la culture stratégique française, en égale mesure de la conception de stratégie militaire et de celle économique.

‘« La place de notre dissuasion nucléaire et simple et centrale. Nos forces nucléaires, ramenées à un niveau de stricte suffisance, sont la garantie ultime de la survie de notre nation. Elles ne menacent personne, mais elles donnent l'assurance à quiconque voudrait s'en prendre à nos intérêts vitaux qu'il subirait en retour des dommages inacceptables, hors de proportion avec l'enjeu d'un conflit » 82 . ’ ‘« Mais c'est surtout sur la place de l'énergie nucléaire que, parfois, nos compatriotes s'interrogent. Ce débat ne doit pas être occulté. Il doit être abordé sans crainte, et je dirais aussi sereinement, sans dogmatisme, mais en reconnaissant aussi ce que nous devons à l'énergie nucléaire. Elle participe aux efforts de la France pour limiter ses émissions de gaz à effet de serre et contribue grandement à sa moindre dépendance énergétique, donc à sa sécurité économique et par conséquent à son niveau de vie » 83 . ’

Une autre originalité de la culture stratégique française est que, par rapport à d’autres puissances européennes, la dimension de l’intervention militaire outre-mer y est restée très importante. A côté de sa stratégie nucléaire, cette dimension de l’action militaire de la France d’aujourd’hui témoigne du rang que la France entend conserver, de sa vocation mondiale. La France maintient les liens économiques, culturels et militaires avec ses anciennes colonies, surtout celles d’Afrique noire. Les interventions, mises en oeuvre sur une base juridique des Accords de défense visent moins à faire la guerre qu’à résoudre et, si possible, à prévenir des crises 84 . Pour les théoriciens de la stratégie, l’héritage colonial forme une part importante de la culture stratégique de la France, même si les récents événements – en Côte d’Ivoire par exemple – rendent compte de la fragilité de cette dimension stratégique, du malaise de la France par rapport à son histoire coloniale, voire de l’affaiblissement du pouvoir français à l’extérieur.

Pour le général Beaufre, la stratégie ne doit pas être une doctrine unique, mais une méthode de pensée. Il s’agit de penser la guerre non seulement dans les termes d’efficacité militaire et des moyens, mais aussi par rapport aux traditions historiques, culturelles, économiques nationales qui fondent l’Etat.

Vue ainsi, la culture de la stratégie devient un concept qui dépasse le moment précis de la guerre et devient la marque d’un mode de rationalité des rapports entre Etats. La « culture stratégique » constitue donc un point de contact important entre le concept de la guerre et le domaine de l’économie et facilite la compréhension de l’expression « guerre économique ».

Notes
75.

Entretien avec G. CHALIAND, Paris, 2001

76.

Voir dans ce sens notamment les thèses soutenues dans les années 90 par Alvin TOFFLER dans ses ouvrages La troisième vague, Les nouveaux pouvoirs et Guerre et contre-guerre ; l’idée centrale de l’auteur américain repose sur la conviction que l’évolution historique de l’humanité se fait en traversant des étapes de développement, caractérisées principalement par l’organisation économique et la modalité de faire la guerre.

77.

Voir COLSON, Bruno, les articles « Culture stratégique américaine » et « Culture stratégique française », dans Dictionnaire de stratégie militaire, Paris, Librairie Académique Perrin, Paris, 1998

78.

Idem, p. 132

79.

Idem, p. 135

80.

Idem, p. 146

81.

Voir principalement l’ouvrage du général André Beaufre – Stratégie pour demain. Les problèmes militaires de la guerre moderne, Libraire Plon, Paris, 1972

82.

Armées d’aujourd’hui - entretien avec M. Jacques Chirac, Président de la République, décembre 1999 – janvier 2000.

83.

Discours de M. J. Chirac sur l’environnement, Orléans, 3 mai 2001

84.

Se référer pour ce sujet au site du Ministère français de la défense – www.defence.gouv.fr