Conclusions

Dans un cours prononcé en 1976 au Collège de France, Michel Foucault s’interroge sur la pertinence du modèle de la guerre pour analyser les relations de pouvoir – la violence comme archétype du pouvoir.

‘« La guerre doit-elle être considérée comme un état de choses premier et fondamental par rapport auquel tous les phénomènes de domination, de différenciation, de hiérarchisation sociales doivent être considérés comme dérivés ? » 85 . ’

Foucault reprend les critiques adressées au modèle juridique de la souveraineté où la loi demeure la manifestation fondamentale du pouvoir. Il propose d’étudier le pouvoir comme un ensemble de « rapports de force qui s’entrecroisent, renvoient les uns aux autres, convergent ou au contraire s’opposent et tendent s’annuler ». La violence primaire, celle de la bête sauvage de Freud, la violence qui constitue le fondement du droit naturel, représente-t-elle en même temps l’essence des relations politiques qui peuvent ainsi se réduire à un rapport de force ? Foucault ne répond pas, mais s’interroge :

‘« Comment, depuis quand et comment a-t-on commencé à imaginer que c’est la guerre qui fonctionne dans les relations de pouvoir, qu’un combat ininterrompu travaille la paix et que l’ordre civil est fondamentalement un ordre de bataille ? » 86

C’est peut-être dans cette idée de guerre comme modèle, comme paradigme, qu’on doit comprendre la prise de décision concernant le déclenchement de la violence légitime. Comme nous l’avons déjà vu, la guerre utilise la violence collective dans un but politique. La question que l’on peut se poser ici est de savoir quels sont les mécanismes et les logiques de la décision politique qui permettront la proclamation de la guerre ? La déclaration de guerre a une double valeur. D’un côté elle fixe un moment précis, réel, qui peut survenir à tout moment à tout pouvoir. C’est le moment où des responsables politiques décident que certains buts politiques justifient le choix de la guerre, arrêtent la médiation, identifient l’ennemi, légifèrent sur la violence collective et transforment le crime en acte d’héroïsme. De l’autre côté, la déclaration de guerre est un geste politique ; pour faire la guerre, le politique délègue ses responsabilités à l’armée. Pour citer de nouveau Clausewitz, le jeu de la guerre est au général et à son armée. L’acte politique que représente la guerre – qu’elle soit militaire ou économique – consiste donc dans la délégation même du pouvoir : vers le militaire ou vers l’entreprise.

Nous identifions ici le moment de confusion entre le réel de la guerre, le réel du politique (le pouvoir) et le symbolique du politique et Clausewitz lui-même trouve nécessaire de faire cette distinction :

‘« Dès que les deux adversaires ne sont plus de purs concepts, mais des Etats et des gouvernement doués d’individualité, la guerre cesse d’être une idéalité, et devient plutôt le déroulement d’une action qui se développe sous l’effet des ses propres lois » 87 . ’

Il est intéressant également à remarquer que l’individualité des acteurs de la guerre s’arrête au niveau de l’Etat ou du peuple, et non pas au niveau des personnes. Avec la déclaration de guerre, l’Etat transforme le contrat social et met en place un système rigide, autoritaire, cloisonné, qui va permettre l’organisation de la société en fonction des nouvelles conditions politiques, sociales, économiques imposées par la guerre. Ce système est réglementé par des lois conçues en temps de paix et est présent à tout moment et pour toute forme de société comme anticipation permanente d’une guerre possible. Cet imaginaire de la guerre peut même devenir une grille de jugement et d’action politique.

En égale mesure, comme la guerre se prépare en temps de paix, les Etats conçoivent et inscrivent dans les documents fondamentaux du pays cette possibilité et les mesures exceptionnelles (réquisitions, censure, participation aux combats) que les citoyens doivent suivre pour supporter l’effort de guerre. Le paradoxe de toute démocratie nous semble donc être le fait qu’elle contient dans sa propre nature les mécanismes de potentialité de la guerre, donc du passage à l’état de guerre et les processus de sa propre fin. Le principe de la représentation politique inclut la possibilité de renoncer à ce principe à tout moment. Un autre constat pour illustrer la guerre comme continuation du politique de Clausewitz. Et pour motiver notre questionnement sur l’impact d’une « guerre économique » sur le bon fonctionnement du contrat social.

Notes
85.

FOUCAULT, Michel – L’ordre civil est-il un ordre de bataille ?, dans Il faut défendre la société, Editions du Seuil, Gallimard, Paris, 1997, p. 239

86.

Idem, p. 240

87.

CLAUSEWITZ, Carl von – op. cit. p. 39