Avec le mercantilisme (17e et 18e siècle) l’économique se pense autour de l’existence et des modalités d’enrichissement des Etats. Cette époque se caractérise par une vision pragmatique, les auteurs cherchant avant tout à proposer des moyens efficaces pour accroître la puissance politique du royaume en développant sa puissance économique. En 1619 Antoine de Montchrestien signele Traité d’économie politique où, pour la première fois, sont décrites les fonctions économiques de l’Etat.
Pour les mercantilistes, l’économie se pense en termes de puissance de l’Etat et postule que le commerce extérieur est source principale de richesse monétaire. L’abondance monétaire, de même que l’abondance des hommes, stimule l’activité économique du pays. Le 17e siècle repose largement sur l’idéal de conquête territoriale des grands royaumes européens qui cherchent à conserver les ressources alimentaires et productives, à renforcer la protection des manufactures, à développer les exportations. Le régime féodal, marqué par l’émiettement du pouvoir et la prépondérance de l’aristocratie terrienne, fait progressivement place à l’Etat centralisateur. La mesure de la richesse de la nation reposant sur une large disponibilité de métaux précieux (or et argent) fait aussi accroître la perception de l’impôt. Les taxations deviennent, également, une vraie politique intérieure de l’Etat, le roi ayant un pouvoir absolu de créer de nouveaux impôts ou d’accorder des exemptions fiscales.
La conception de l’économie comme source de puissance est aussi liée à la montée en puissance des marchands (terme qui à l’époque englobe généralement les manufacturiers, armateurs et banquiers). Ils participent au financement de la politique royale, devenue fort coûteuse notamment parce qu’elle repose maintenant sur l’entretien d’une armée puissante.
Les solutions envisagées par les mercantilistes sont de nature interventionniste : l’Etat doit, selon eux, par de multiples réglementations et par des incitations diverses, intervenir dans l’activité économique du pays pour la stimuler et l’orienter dans la direction appropriée. Les premières approches qui renvoient vers le concept de « guerre économique » s’inscrivent dans ce type de solutions. C’est la position interventionniste qui rend possible l’idée de guerre dans le champ économique.
Les mercantilistes proposent des restrictions aux importation et l’incitation aux exportations de produits manufacturés ; la restriction des exportations de produits agricoles et autres produits bruts, dans le double but de réserver les matières premières aux manufactures nationales, et de restreindre leurs coûts de main-d’œuvre en maintenant à un bas niveau le prix des subsistances (lequel est supposé influer sur les salaires) ; mesures favorisant les commerçants et armateurs nationaux dans le commerce extérieur du pays, afin de développer les recettes aujourd’hui appelées « invisibles » (le développement de la flotte a également un objectif directement militaire) ; incitation au développement des industries à « forte valeur ajoutée », qui prend en France avec Colbert la forme d’une réglementation stricte destinée à renforcer la qualité des produits.
De par ce type de mesures, et parce qu’elle se donne des moyens d’expression et d’analyse qui structurent une rationalité économique propre, la pensée mercantiliste est considérée comme profondément nationaliste.
‘« Ce nationalisme – affirme par exemple J. Boncoeur 96 – est souvent fortement teinté d’agressivité, le commerce extérieur étant conçu comme une continuation de la guerre par d’autres moyens : l’objectif de cette « guerre d’argent » (Colbert) est de dégager un excédent commercial sur les puissances rivales (…) ». ’Il est important de remarquer que dans les doctrines mercantilistes, pour la première fois, les économistes se posent la question de la concurrence entre les Etats, considérant que l’enrichissement des uns se fait au détriment de celui des autres, et pensent l’unité de l’Etat, de l’économie et de la guerre. Ils mettent en évidence la convergence des intérêts du roi et des marchands qui passe par la double puissance économique et militaire et proposent des actions « guerrières » adaptées à l’activité économique.
L’interventionnisme de l’Etat représente également la principale critique faite aux mercantilistes. La notion de droit naturel apparaît maintenant en opposition conflictuelle avec le contrat social. Selon Locke 97 (1632- 1704), dans l’état de nature les hommes jouissent d’un certain nombre de droits, qui sont donc antérieurs (lire « prédominants ») à la société politique. Le contrat social qui fonde la société politique ne peut avoir pour effet d’abolir ces droits naturels, mais seulement de les codifier et de les faire respecter efficacement. Le souverain ne peut donc pas agir à sa guise, le droit positif qu’il élabore devant respecter le droit naturel, qui est imprescriptible. A la différence de Hobbes qui voit dans le contrat entre des individus rationnels une source d’ordre social, une solution pour dépasser l’état naturel des gens qui est par définition la guerre de tous contre tous, pour Locke l’harmonie est créé par le respect, dans le contrat social, du droit naturel : le droit de propriété, « la propriété de sa propre personne », « le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains ». Il est à remarquer que le droit naturel de Locke, « droit subjectif », est individuel et principalement de nature économique.
La théorie classique de l’économie libérale se présente comme une nouvelle approche de l’économie : le caractère scientifique de la discipline est censé rendre intelligible le monde nouveau. En termes d’objet d’étude, la notion de valeur – avec la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange en corrélation avec le couple prix naturel/prix de marché – et les principes de la répartition restent les préoccupations majeures des économistes. Mais les représentants de cette conception – Adam Smith (1723-1790) ; David Ricardo (1772-1823) ; Thomas Robert Malthus (1766-1834) – étudient les lois du fonctionnement de l’économie comme des lois naturelles. A partir de la conception de la libre concurrence des marchés – c’est à A. Smith que l’on doit la célèbre métaphore de la « main invisible » - la pensée économique libérale se base sur l’idée que l’articulation des intérêts individuels, soumis à la pression de la concurrence, assure de façon efficace la régulation des processus économiques à l’échelle sociale, les prix jouant le rôle de « signaux » orientant les décisions des producteurs dans un sens conforme aux besoins des consommateurs. Toute barrière limitant l’accès à certains marchés, en créant des rentes de situation au profit des entreprises qu’elles protègent, faussent le jeu de la « main invisible » et nuisent finalement aux intérêts du consommateur. Ainsi, l’Etat ne doit-il pas interférer avec le mécanisme autorégulateur du marché. Sa fonction économique est restreinte aux domaines de la défense, de la justice et du bien public, nécessaire mais ne pouvant pas respecter la règle d’efficacité économique dépense/profit. Cette figure de la « main invisible » est de nature à entraîner la représentation en termes de guerre : la guerre ainsi répond à une logique propre, invisible.
Les classiques confirment le caractère conflictuel du système libéral, ses profondes oppositions d’intérêts et l’inégalité des rapports de forces. Cependant l’économie libérale est présentée comme une économie de la croissance, élément suffisant pour assurer dans le temps l’unité sociale et le bon fonctionnement du contrat social. L’harmonie sociale est expliquée par Smith comme effet de l’égoïsme individuel donnant le moyen de satisfaire au mieux les besoins de la collectivité. Le « laisser faire (les hommes) et laisser passer (les marchandises) » pousserait chaque acteur économique à produire les meilleurs biens au meilleur prix pour réussir à les vendre. Il favorise ainsi la division du travail et augmente par conséquent la « richesse des nations ».
L’optimisme libéral se base aussi sur l’idée du développement à l’infini de l’économie. Comme système de représentation du monde, le rapport de l’économie avec le temps est nécessairement un aspect important à définir, l’action économique ne pouvant pas avoir des limites dans le temps. La « lois des débouchés » de Jean-Baptiste Say stipule qu’il ne saurait y avoir de crise de surproduction, les produits s’échangeant contre d’autre produits et toute nouvelle production ouvre des débouchés à une autre production, car elle engendre des revenus (salaires, profits, achats de matières premières ou de machines). Rien ne s’oppose à un développement indéfini de l’économie, tant que les facteurs de production existent et qu’aucune entrave à la liberté d’entreprendre ne vient décourager les producteurs. Cela exprime aussi l’importance du thème de la non-intervention de l’Etat dans la conception économique libérale classique.
De plus, D. Ricardo propose l’extension du principe de libre échange au commerce international, considérant que chaque pays a intérêt à se spécialiser dans la production des biens pour lesquels il bénéficie d’un « coût comparatif » favorable. Une division internationale du travail se préfigure au moment où Ricardo affirme que par la libéralisation du commerce international chacun y gagnerait, car chaque pays peut ainsi obtenir des biens lui demandant moins d’heures de travail que s’il les avait produits lui-même. Les idées de Ricardo rendent ainsi compte des premières formes de la mondialisation d’aujourd’hui, qui permettent de penser une logique de guerre économique.
Cependant, la doctrine libérale prend clairement position contre leurs prédécesseurs en opposant à la « guerre commerciale des Etats » des mercantilistes l’idée d’un commerce pacificateur. Cette distance avec la vision guerrière de l’économie reste d’ailleurs une des préoccupations majeures des classiques et même dans les conflits sociaux, comme nous l’avons vu, l’échange de biens a un rôle de médiateur.
La doctrine libérale classique, considérant que le travail procure naturellement, automatiquement – une autre figure de la « main invisible » - une valeur aux biens, et que le travail était lui-même naturellement une marchandise, elle accrédite l’idée que le capitalisme est un système naturel, dans l’ordre des choses, accomplissant la nature humaine, éternelle, rationnelle et échangiste. Dans ces conditions, le capitalisme pouvait être, selon les libéraux, la fin de l’histoire.
Pourtant Karl Marx (1818 – 1883), qui pense dans une continuité le politique, l’économie, la philosophie, l’histoire, la sociologie, élabore une « théorie pour la révolution » 98 , son analyse économique venant soutenir un projet de société nouvelle. A partir d’une conception philosophique matérialiste (les hommes font leur propre histoire dans le cadre de leurs conditions économiques et sociales matérielles) et d’une critique de l’aliénation, Marx élabore une critique de l’économie née un siècle plus tôt.
‘« Son projet n’est ni de « laisser faire », ni de réguler le marché mais purement et simplement de le supprimer, et avec lui la propriété privée des moyens de production, la monnaie et (après une phase de transitions) l’Etat » 99 . ’Le terme d’économie marchande recouvre en fait deux systèmes – ou deux secteurs – différents. Le premier, appelé « économie marchande simple » par Marx, ou « économie de marché » par l’historien Fernand Braudel, composé de petits producteurs indépendants (agriculteurs, artisans), se reproduit sensiblement à l’identique, alors que le second, appelé capitalisme, est essentiellement dynamique car il repose sur l’accumulation des profits. Le sens exact du terme « capitalisme » varie toutefois selon les acteurs. Si l’on parle fréquemment de « capitalisme commercial » pour désigner le développement des activités commerciales et financières dans l’Antiquité ou la fin du Moyen Âge, Marx réserve le terme « capitalisme » à l’organisation sociale et politique fondée sur le salariat et la grande industrie qui se développe à partir de la révolution industrielle à la fin du 18e siècle. Avec Marx, le capitalisme intègre la notion de pouvoir à l’économie, articulation importante dans la définition de l’économie selon un modèle de la guerre.
Si les classiques conçoivent l’économie comme une science nécessaire pour la compréhension du monde, le matérialisme marxiste présente la structure économique comme un modèle d’analyse pour le fonctionnement de la société. L’infrastructure – le mode de production, à savoir la combinaison entre forces productives et rapports de production – détermine, en dernière instance, la superstructure – constituée par les « formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques » de la société. Dans ce sens, le capitalisme exploite le travail et ne prend pas en compte la valeur sociale de celui-ci. D’ailleurs, Marx développe la théorie de la valeur comme critique des rapports sociaux. Les biens échangés sont des « porte-valeur » dans la mesure où l’échange confère au travail privé qui les a créés un caractère social validant. Cette validation est une abstraction : le travail échangé abandonne ses caractéristiques concrètes pour devenir une fraction du travail de la société. Marx appelle ce travail « travail indistinct » ou « abstrait », reflet des rapports sociaux. Ainsi, dans l’acte d’échange, la valeur est la forme que prend ce travail abstrait ; réciproquement le travail abstrait est la substance de la valeur. Pour Marx, à la différence des classiques, le rapport quantitatif de l’échange des biens, le rapport entre des choses est uniquement une apparence derrière laquelle ce cache un rapport social des hommes entre eux.
Quant à la valeur d’échange de la force de travail, Marx postule, comme l’ont fait Smith et Ricardo, qu’elle est égale à celle des marchandises nécessaires à sa reproduction – valeur biologique et sociohistorique. Ensuite, il ajoute que la valeur de la force de travail dépend aussi du rapport de forces entre capitalistes et salariés. La différence entre la valeur créée par le prolétaire et celle qu’il perçoit constitue la plus-value qui représente donc l’origine du profit que percevra le capitaliste quand il aura vendu la marchandise. On voit ici comment Marx achève la théorie de la valeur-travail : le travail étant seul créateur de valeur nouvelle, le profit provient d’une exploitation du travail salarié : le surtravail non payé. L’objectif de Marx est atteint : dévoiler le rapport social que se dissimule derrière l’apparence d’un échange égal, salaire contre « travail ».
L’objectif de la révolution marxiste est l’avènement de la société communiste. Son raisonnement est clair : si les lois économiques du capitalisme n’ont rien de naturel, on peut concevoir le remplacement de celui-ci par un autre mode de production, basé sur l’appropriation collective des moyens de production. Cela a comme premier effet la disparition de l’aliénation, de l’exploitation du travail et donc la gestion collective du profit (« surtravail »). Ensuite, comme l’existence même des classes est étroitement liée au phénomène de l’exploitation, la nouvelle société sera une sans classes et, finalement, sans Etat (l’Etat n’étant à son tour que l’instrument politique par lequel la classe exploiteuse maintient sa domination sur la classe exploitée). Avant la disparition totale de l’Etat, Marx propose une étape transitoire : l’Etat ouvrier et la dictature du prolétariat.
Dans ces conditions, la société communiste est une société sans marché qui disparaît naturellement en même temps que la propriété privée des moyens de production et du profit. Avec la production marchande doivent disparaître toutes les catégories économiques qui lui sont liés : valeur, monnaie, salaire etc. Le corollaire de ce principe est l’organisation planifiée de la production à l’échelle sociale basée sur une comptabilité en temps de travail. Quant à la distribution, celle-ci se fait selon le principe « à chacun selon son travail » dans la première phase et ensuite « à chacun selon ses besoins ».
Dans une période marquée du point de vue économique par des hauts mais également par de fortes dépressions – l’essor du début du siècle est suivi par le premier conflit mondial et par la crise de 1929 – John Maynard Keynes (1883 – 1946) considère qu’une politique publique volontariste est nécessaire pour assurer la croissance et éviter les crises économiques. Il est généralement considéré comme étant à la source d’une importante évolution de la science économique 100 ayant plus influencé la façon dont est abordée l’articulation entre l’économie et le rôle du pouvoir politique dans la société.
Dans les années qui suivent la Deuxième guerre mondiale – et comme conséquence de l’économie de guerre, diront certains analystes – le capitalisme est marqué, dans la logique de pensée de Keynes, par une intervention étatique étendue et par une expansion régulière des économies industrialisées. La conception de « l’Etat acteur », remplaçant celle de « l’Etat spectateur » impose une extension de la fiscalité permettant principalement de financer la reconstruction économique dans les pays le plus durement touchés par la guerre.
Il est également intéressant de remarquer l’opinion selon laquelle le développement de l’intervention de l’Etat dans cette période s’explique également par les conditions imposées par la Guerre froide.
‘« La rivalité entre les pays capitalistes à l’économie de marché et les pays communistes obligent les premiers à résorber la pauvreté et le chômage pour éviter une contagion révolutionnaire » 101 . ’Les néo-keynésiens 102 sont aujourd’hui tout aussi critiques en ce qui concerne la capacité du marché de s’autoréguler. Cependant, ils sont moins « interventionnistes » dans le sens où cela n’implique pas nécessairement que l’Etat intervienne au sens courant du terme ; la régulation peut également être « privée ». Le marché étant considéré comme ensemble de relations volontaires potentielles, il peut être une alternative à l’organisation. Pour les néo-keynésiens le marché libre comme norme politique inclut toute organisation fondée sur des contrats.
Jean BONCOEUR et Hervé THOUEMENT, op. cit., p. 44
LOCKE, John – Traité du gouvernement civil (1690) , Flammarion, Paris, 2e édition, 1999
Voir le chapitre consacré à Marx dans BONCOEUR Jean ; THOUEMENT Hervé – op. cit., p. 149-221
Voir dans ce sens l’ouvrage de Karl Marx Le Capital : Critique de l’économie politique
Notamment avec son principal ouvrage The general theory of employment, interest and money paru en 1936
BEZBAKH, Pierre – Histoire de l’économie, Larrouse, Paris, 2005, p. 77
Parmi les économistes appartenant au courant néo- keynésien on peut citer William Baumol, John Hicks, Paul Samuelson, Joseph E. Stiglitz