2.2. Idéologie économique ou idéologie de l’économie

Nous pouvons penser les rapports entre l’économie et l’idéologie soit en soulignant le caractère doctrinaire des théories économiques qui accompagnent généralement des positions politiques, soit en questionnant l’évolution de la place de l’économie dans l’espace public et l’existence d’une vision économique prépondérante.

Comme nous l’avons vu, les théories économiques peuvent s’encadrer dans deux traditions intellectuelles : d’une part le courant libéral pour lequel les marchés jouent mieux leur rôle lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes ; d’autre part, le courant interventionniste dont les partisans soutiennent que l’action de l’Etat peut améliorer de manière significative le fonctionnement de l’économie. En fin de compte, l’histoire de doctrines économiques est une succession de prises de position face à quelques thèmes qui définissent le domaine économique  - la valeur de biens et la richesse, le marché et la consommation, les principes de la répartition des biens – comme domaine d’action et de puissance.

La valeur de biens économiques

Partant de l’idée que dans l’échange il y a réciprocité, et que donc chacun doit recevoir autant qu’il donne, Aristote 105 est conduit à rechercher un critère objectif pour juger de l’équivalence des échanges. Il s’interroge donc sur la signification des rapports d’échange entre deux marchandises. Sa réponse reste ambiguë, car il trouve tantôt dans le travail, tantôt dans le besoin l’étalon commun de mesure permettant de juger de l’équivalence des échanges.

La notion de valeur est définie différemment en fonction des théories économiques, elle représentant la base de la réflexion économique. Nous avons pu identifier trois modalités de définition : dans les théories classiques la valeur est intrinsèque au produit et l’économie est la science de la richesse ; les théories néo-classiques pensent l’économie comme une science de l’échange de biens qui forment donc leur valeur dans la transformation des biens en marchandises caractérisées par un prix ; pour les keynésiennes et néo-keynésiennes la valeur est relative à sa rareté par rapport à d’autres biens et l’économie devient ainsi la science de la gestion des ressources rares, voir la science des choix efficients.

Nous pensons que la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange d’un bien constitue également un des éléments définitoires du paradigme de la guerre économique. Dans une conception économique qui place la valeur uniquement à l’intérieur du bien, la concurrence n’est pas un concept clé, tandis qu’une valeur d’échange est soumise à la fois à la concurrence et aux lois du marché, c’est-à-dire à la guerre, dans laquelle elle est prise, à la fois comme enjeu et comme modalité. C’est la valeur d’échange qui permet la mise en œuvre de la guerre dans le domaine économique, car elle suppose la confortation avec l’autre.

La guerre économique est la guerre pour un bien, pour des ressources ou pour un marché. La valeur d’usage représente l’usage effectif du bien par celui qui le détient ou l’utilise (sans nécessairement le posséder), tandis que la valeur d’échange représente la valeur qui lui est reconnue dans un marché dans lequel il fait l’objet d’un échange, d’une négociation. Ces deux valeurs s’articulent elles-mêmes en valeur réelle (usage), valeur symbolique (ce que représente le bien dans la communication et le discours sur l’économie) et valeur imaginaire (usages utopiques).

Le rapport besoin/désir

Comme Platon, Aristote encourage le détachement vis-à-vis des richesses matérielles, condition pour créer et perpétuer l’harmonie dans la cité. On remarque la continuation d’une pensée qui relie naturellement politique et économie.

Cependant, Aristote ne peut plus s’opposer au développement de l’économie marchande sans tomber dans l’utopie (l’éloge de l’économie naturelle reste pourtant une voie continuée pendant des siècles sur la ligne du « millénarisme » des Pères de l’Eglise au 2e siècle après J.-C., des constructions de Thomas Moore et de Tommaso Campanella au 16e siècle des communautés idéales imaginées par Fourier, Cabet et Owen au 19e siècle ou même dans une certaine mesure la solution marxiste). Aristote prône ainsi le contrôle de l’économie marchande, notamment par la correction des excès et des inégalités. Ce contrôle passe par une distinction, les activités tournées vers l’acquisition des richesses, la chrématistique, peuvant avoir deux formes. La première, consistant à se procurer des biens pour la consommation domestique, lui apparaît tout à fait légitime, et naturelle. Seule la seconde, orientée vers l’accumulation illimitée des richesses, est condamnable.

La différence entre besoin et désir est interprétée dans les théories et les pratiques économiques en termes de priorités. Les besoins et les désirs représentent ainsi deux types de motivation et, donc, deux types différents d’actions. Il est également à signaler ici l’utilisation de l’expression « bien-être économique » comme résultat de la satisfaction d’un désir économique.

Intérêt individuel / Intérêt collectif

Pour garantir l’harmonie sociale il faut faire respecter la justice – affirme Aristote retenant deux formes de celle-ci. La justice distributive concerne la répartition des richesses et des revenus dans la cité, et consiste à distribuer à chacun selon ses mérites. La justice commutative est, quant à elle, relative aux échanges et contrats entre individus. Cette vision a le mérite de mettre indirectement en valeur deux types de besoins : individuels et collectifs.

Comme nous l’avons déjà vu, l’économie est principalement définie autour de la notion d’intérêt individuel. Avec l’apparition de l’économie politique 106 l’économie ne se pense plus au niveau individuel, mais au niveau social. L’économie politique définit l’économie nationale, gère l’organisation de celle-ci par des politiques économiques en assurant l’intérêt général économique.

Le problème est donc de savoir comment les économistes définissent le rapport entre intérêt individuel et intérêt collectif, si il s’agit d’un rapport harmonieux ou d’un rapport conflictuel. Comme la « guerre économique » est également une crise, cette conflictualité sera transférée dans les rapports entre le privé et le collectif qui seront définis comme incompatibles.

Dans un même temps, le terme « idéologie économique » peut représenter un ensemble de croyances économiques et, dans ce cas, l’intérêt serait d’étudier la place du discours économique dans un espace public à un moment donné. Ainsi, F. Lebaron parle d’un « prosélytisme de la raison économique » 107 en France et détaille les prémices historiques et sociaux pour sa réalisation.

Après la crise des années 30, la France fait de la compétence économique une priorité politique. Le moment correspond à une crise économique profonde et à l’affirmation de l’action publique dans le domaine de l’économie avec un Etat investi – sous l’influence de la pensée keynésienne – d’une fonction économique plus importante. Une manifestation de cette fonction consiste donc à offrir aux acteurs économiques les outils nécessaires pour rationaliser leurs décisions. Cette approche - qui est équivalente à la modernité dans les années de l’après guerre et se situe, avec les participants des « missions de productivité » des années 50 aux Etats-Unis, par rapport au modèle américain – passe notamment par la production et la diffusion d’information économique destinée aux entreprises mais aussi aux citoyens. La « culture » économique des Français devient une constante dans le discours politique axé sur la nécessité de modernisation. On oppose – selon un modèle apparu bien plus tôt, avec le colbertisme – un monde traditionnel français, basé sur les anciennes élites patronales et les paysans, synonymes de retard culturel à un système économique nouveau, basé sur un Etat modernisateur et sur le modèle de l’entreprise.

Au début des années 70 – nous dit F. Lebaron – une enquête 108 réalisée sur le vocabulaire économique des français montre de nombreuses lacunes dans la maîtrise des notions de base. Dans ce contexte, la production et la diffusion de l’information économique sont considérées comme le principal moyen d’action politique, concrétisé dans un premier temps par la création d’un système de statistique économique et social relativement cohérent au niveau national 109 . Sous le signe de la modernité, le partage de l’information économique se propose

‘« d’accroître leur compétence et de renouveler une culture archaïque en faisant prendre conscience aux citoyens de leur insertion dans un système économique désormais mondial, en leur fournissant un langage commun rationnel facilitant le dialogue social et, plus largement, la modernisation des rapports sociaux » 110 . ’

C’est ainsi par la reconnaissance d’une fonction d’information que l’économie s’inscrit pleinement dans le champ du politique. On peut remarquer ici l’importance accordée à la construction d’une vision économique générale considérée dans cette période un facteur de cohésion nationale et une modalité de positionnement identitaire de la France par rapport à d’autres nations.

Claude Gruson, polytechnicien et inspecteur des finances qui fut l’un des fondateurs de la comptabilité nationale avant de diriger l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE), parle même du fait que le système d’information statistique doit permettre à la société française d’acquérir de l’intelligibilité, comme source de responsabilité politique. L’Institut définit sa spécificité en précisant ses missions :

‘« L’INSEE collecte, produit et diffuse des informations sur l’économie et la société française afin que tous les acteurs intéressés (administration, entreprises, chercheurs, médias, enseignants, particuliers) puissent les utiliser pour effectuer des études, faire des prévisions et prendre des décisions » 111 . ’

Nous retrouvons dans cette « profession de foi » des éléments qui nous semblent importants dans notre analyse. A part l’idée de cohésion réalisée autour de l’information économique, la vision économique se précise à l’aide des notions de décision, d’anticipation et d’efficacité. Dans la guerre économique, les pratiques d’Intelligence économique – qui relient dans un rapport de causalité les données, le travail sur l’information utile et la prise de décision – représentent une autre manière de penser l’articulation entre économique et politique.

Dans un même temps elle nous fournit une définition implicite des acteurs économiques qui se caractérise par leur apparente hétérogénéité : nous retrouvons parmi ceux-ci des institutions, des groupes professionnels, des individus. Cela fait finalement d’un acteur économique une entité définie par son appartenance à l’activité économique (production, distribution, consommation). Dans ce sens, l’acteur économique se pense en opposition à un acteur culturel, par exemple, qui ne détruira pas le produit de sa consommation.

Un autre exemple cité par F. Lebaron est celui d’Alfred Sauvy, polytechnicien, également promoteur dans cette période de la modernité technocratique dans le domaine économique. Sa vision de l’information économique est en affinité profonde avec une conception de l’identité nationale et de l’avenir national. Pour Sauvy, l’économie s’organise autour d’un système économique national, l’état de fonctionnement de l’organisme dépendant de la qualité de ses parties. Dans ce contexte, l’information économique permet d’orienter les comportements individuels vers plus d’efficacité, plus de cohérence et, donc, pour le plus grand bénéfice de l’ensemble. Nous retrouvons le même mythe du rassemblement et de la motivation des troupes comme dans le discours guerrier. A la différence qu’ici apparaît de plus l’idée de la responsabilité individuelle des acteurs économiques qui passe par une bonne information, donc une bonne décision. Le rôle de l’Etat reste un rôle fédérateur et le bien-être des individus représente le bien-être de la nation. Alfred Sauvy considère que le système économique national, comme le « peuple français », est constitué d’agents caractérisés par leurs contributions variables à la puissance nationale, mesurée en unités monétaires.

F. Lebaron met l’accent sur les moyens de mettre en œuvre la formation à l’économie, en France à partir des années 50. Il parle ainsi du fait que l’économie s’impose comme une discipline, par le développement d’un système d’enseignement économique complexe et étendu, qui va de l’initiation économique et sociale dans le cadre des enseignements d’histoire-géographie au collège jusqu’aux formations les plus spécialisées dans les grandes écoles ou les troisièmes cycles universitaires.

Selon l’auteur, cet enseignement connaît deux étapes distinctes. La première phase du développement de l’enseignement économique s’est accompagnée d’un discours militant, d’orientation marxiste, sur la portée civique de l’économie, particulièrement important lors de la naissance de la filière « sciences économiques et sociales » qui a participé

‘« à l’instauration de la légitimité politique de la discipline économique (souvent selon une orientation marxiste, régulationniste ou postkenésienne) dans la période postérieure à Mai 68 » 112 . ’

Il considère d’ailleurs que la diffusion des croyances économiques est indissociable du succès de la théorie marxiste au sein du mouvement ouvrier, depuis la fin du 19e siècle. Elle a en effet contribué à légitimer une vision de l’histoire centrée sur la sphère « économique », constituée comme une « dernière instance », et la place centrale des détenteurs du savoir économique dans l’ordre politique.

Pour F. Lebaron, une deuxième étape de la formation économique en France – d’orientation néolibérale cette fois-ci – commence à la fin des années 80, quand on enregistre

‘« le succès massif des diffuseurs de croyances économiques centrées sur le monde de l’entreprise, producteurs d’un discours grand public qui ne néglige plus aucun support : écrit, mais aussi radio et télévision, restés jusque-là à l’écart de la montée en puissance de la raison et du langage économiques. » 113

Dans cette période, l’enseignement économique supérieur tend très massivement à se réorienter dans un sens plus favorable à la gestion et à l’économie d’entreprise et à toutes les formes d’application de l’économie au monde du marché.

Les entreprises elles-mêmes participent au processus de formation économique. Un numéro des Cahiers français 114 offre un aperçu de ce qui se produit alors dans certains secteurs. On y apprend qu’en mars 1974 l’entreprise Kodak-Pathé lance une action de formation, menée par la Compagnie pour l’entraînement et la communication (CENECO) auprès de 2 600 salariés, visant à faire « acquérir les notions fondamentales de l’économie, tant au niveau de l’économie générale qu’à celui de l’économie d’entreprise », action qui suscite des réactions mitigées de la part des syndicats. Le Centre d’études et de réalisation pour l’éducation permanente, est une « société d’ingénierie pédagogique », filiale de la Caisse des dépôts et consignations. Le Centre mène également à partir de 1973, en liaison directe avec le laboratoire de Jean-Marie Albertini, de nombreux séminaires d’initiation économique à partir de 1973. Cet activisme éducatif se traduit aussi par la réalisation de films « pédagogiques ». 

Dans un texte de conclusion à ce numéro des Cahiers français, Jacques Delors note que « réconcilier les Français avec l’économie, avec leurs entreprises ; faire en sorte que le bon sens et le pragmatisme, qui n’est autre que la compréhension des faits, imprègnent nos comportements » sont des objectifs fondamentaux de l’action sociale et politique. On retrouve ici la rhétorique mobilisatrice des modernisateurs. Jacques Delors est sans doute d’ailleurs, dans les années 1970-1980, l’incarnation la plus achevée de cette nouvelle « religion de l’économie », éloignée de la science économique théorique mais nourrie d’un bon sens réaliste (sens de la mesure et de l’équilibre), associé à la pratique économique. Jacques Delors sera d’ailleurs l’un des principaux artisans de la conversion du gouvernement socialiste français au « réalisme économique » dans les années 1980. 

Cette étude nous semble particulièrement intéressante pour mettre en évidence un processus de légitimation du discours économique et de la compétence économique dans l’espace public. On oppose cette compétence à la qualité de victime économique et on argumente que la formation économique représente une nouvelle motivation économique :

‘« La principale légitimation de la « compétence économique » s’appuie sur les méfaits de la méconnaissance économique : récession, chômage, sous-développement, déclin au niveau collectif, manque d’innovation, irrationalité et archaïsme au niveau individuel. La science économique est une discipline à fort contenu moral, car elle se donne comme le moyen d’éviter ces deux méfaits et de surmonter les « crises ». C’est dans ce cadre qu’elle va aussi s’imposer comme une discipline scolaire «de masse » liant science fondamentale, d’un côté, applications « technologiques » et « professionnelles », de l’autre. » 115

Dans un même temps, nous pouvons citer aussi l’essor de la presse économique dans la même période, fait qui est censé contribuer à la démocratisation de la « science économique ». Plus largement, l’économie s’impose comme une nouvelle « culture », elle a sa place légitime dans l’espace public.

Notes
105.

ARISTOTE – Ethique à Nicomaque, Librairie philosophique Vrin, Paris, 1994, notamment les pages 240 – 245

106.

Le concept d’ « économie politique » est utilisé pour la première fois en 1615 par Antoine de Montchrestien dans son Traité d’économie politique, ouvrage consacré aux finances publiques et aux normes de gestion de l’état.

107.

LEBARON, Frédéric – La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Ed. Seuil, Paris, coll. Liber, 2000, p. 154

108.

Voir le Centre d’étude des revenus et des coûts (CERC) – « Les Français et le vocabulaire économique. Résultats et leçons d’une enquête », Documents, 9 Ier trimestre 1971, cité dans LEBARON, Frédéric, op.cit. p. 160

109.

Les rapports et autre documents produits dans cette période par le Commissariat général du Plan ou par le Conseil économique et social sont relevants.

110.

LEBARON, Frédéric – op. cit., p. 160

111.

Voir le site Internet de l’INSEE : www.insee.fr

112.

F. Lebaron – op. cit., p. 172

113.

Idem, p. 176

114.

Cahiers français - Les formations à l’économie des adultes et adolescents, n° 131, Janvier-Février 1977 

115.

F. Lebaron - op. cit., p. 165