3.1.1. Guerre, économie et territoire

Parmi la multitude des causes possibles identifiées pour le déclenchement de la violence d’Etat, les causes économiques ont une place importante. Deux théories majeures et opposées fondent cette idée : la thèse de la pénurie et celle de la surabondance 116 .

Quand Machiavel parle de la guerre de survie, il se réfère aux campagnes guerrières ayant pour but de piller les ressources économiques de voisins ou les guerres de conquête de territoires. Cette causalité pénurie - guerre reste opératoire pour les différentes doctrines militaires. Elle consiste à croire que la pénurie va toujours provoquer la guerre, même si ce n’est pas le profit réel qui compte dans la victoire.

Une variante de cette thèse se retrouve durant le 20e siècle (période des guerres mondiales) dans la théorie de l’espace vital.

En 1905 le géographe britannique Harold J. Mackinder (1861 – 1947) – considéré comme l’un des pères fondateurs de la géopolitique – écrit Le pivot géographique de l’histoire . Sa théorie s’articule autour de deux concepts : l’« île mondiale » - représentation de tous les territoires terrestres et marines du monde -, et la « terre centrale » - la partie la plus importante de l’île. Le problème de l’espace se pose ici en termes de conquête. Le contrôle d’un espace définit comme « stratégique » en termes de richesses et sécurité (la « terre centrale » se trouve à l’abri des attaques maritimes) assurera le contrôle du monde entier et donc de la puissance.

Cette carte (de la propre main de Mackinder) montre la conception du monde du « père » de la géopolitique britannique, qui postulait une confrontation entre les puissances maritimes du « croissant extérieur » (Grande Bretagne, Etats-Unis, Japon) et les puissances du « croissant intérieur » (Europe continentale, Moyen-Orient, Chine) pour le contrôle du « pivot central »
Cette carte (de la propre main de Mackinder) montre la conception du monde du « père » de la géopolitique britannique, qui postulait une confrontation entre les puissances maritimes du « croissant extérieur » (Grande Bretagne, Etats-Unis, Japon) et les puissances du « croissant intérieur » (Europe continentale, Moyen-Orient, Chine) pour le contrôle du « pivot central »

Alfred Rosenberg, l’idéologue du parti nazi allemand, fait connaître cette thèse à Hitler qui l’adopte entièrement et la transforme en doctrine guerrière pendant la deuxième guerre mondiale. L’espace vital – Lebensraum – devient dans ce contexte la garantie de la survie de la nation.

Pour l’idéologie nazie le fait que l’identité soit présentée comme étant en danger et ayant besoin d’une conquête territoriale équivalente de la prospérité économique pour survivre justifie et légitime la guerre.

‘« La politique extérieure de l'Etat raciste doit assurer les moyens d'existence sur cette planète de la race que groupe l'Etat, en établissant un rapport sain, viable et conforme aux lois naturelles entre le nombre et l'accroissement de la population d'une part. L'étendue et la valeur du territoire d'autre part » 117 .’

Nous allons reprendre plus loin le thème de la dimension imaginaire de la guerre économique et de la représentation du risque qui légitiment, selon le même modèle, la guerre économique aujourd’hui.

Si Mackinder propose « une lecture géographique de l’histoire universelle », l’instrumentalisation de la théorie de l’espace vital par l’idéologie nazie à comme but une construction particulière de l’identité de l’Allemagne par rapport à la puissance britannique et en passant par la guerre. L’objectif de la conquête de la « terre centrale » est finalement l’acquisition de dispositifs de puissance – géopolitiques et économiques –plus importants, et donc l’obtention de la première place dans une confrontation pensée comme concurrentielle.

Ces dispositifs de puissance passent par les dimensions de l’espace sous contrôle mais aussi par le caractère unitaire du territoire. La guerre de conquête territoriale est présentée comme potentiellement unificatrice et l’unité est le résultat de la conquête elle-même. La recomposition de l’espace par la guerre promet ici l’assurance de la souveraineté et de l’unité comme condition de base de la puissance.

La puissance de l’Etat est définie comme puissance de la nation dans l’idéologie nazie qui développe et adapte la théorie de l’espace vital, le territoire conquis doit être en même temps « nettoyé » d’autres populations « mineures ». L’identité allemande semble suffire pour démontrer sa supériorité naturelle face aux étrangers ennemis car différents. Cette différence ne tient pas à un processus de différenciation explicable par une succession des faits historiques, mais elle est imposée par la supériorité allemande définie comme telle. La conflictualité identitaire dans l’idéologie nazie est uniquement basée sur la supériorité naturelle et raciale. La puissance de l’Etat devient ainsi la puissance de la seule nation allemande.

‘« L'existence de la vieille Autriche, plus que celle de tout autre Etat, était liée à la puissance de son gouvernement. Il lui manquait cette assise d'un Etat national qui, vienne à lui manquer la direction proprement dite, possède toujours dans son origine ethnique une force qui assure sa conservation. L'Etat ethnique peut quelquefois, grâce à l'inertie naturelle de ses populations et à la force de résistance qu'elle implique, supporter de façon étonnante et sans en souffrir gravement de longues périodes de mauvaise administration ou de mauvaise direction; c'est ce qui se passe souvent alors que toute apparence de vie a disparu d'un corps et que l'on se croit en présence d'un cadavre, jusqu'à ce que soudain le « passé pour mort » se relève et donne au reste de l'humanité des manifestations étonnantes de sa vitalité intacte » 118 .’

Le « nettoyage » des territoires conquis sépare aussi l’idéologie nazie des politiques de colonisation, même si le concept géopolitique d’espace vital était un slogan politique populaire pendant la création de l’Allemagne unifiée en 1871. A cette époque, Lebensraum désigne un espace vital additionnel formé par l’ajout de colonies, selon les exemples des empires anglais ou français. Hitler modifie le concept de Lebensraum. Plutôt que de créer des colonies pour agrandir l’Allemagne, il voulait élargir l’Allemagne à l’intérieur de l’Europe. Dans l’idéologie nazie, Lebensraum désigne l’expansion de l’Allemagne vers l’Est avec recherche d’unité du peuple allemand et de la terre (le concept nazi de sang et terre).

Un moment important dans la transformation de la théorie de l’espace vital en idéologie qui constitue la base du déclenchement de la Deuxième guerre mondiale est l’année 1926, quand Hans Grimm publie Un peuple sans espace ( Volk ohne Raum ). Le titre est devenu un slogan populaire pour les national-socialistes. Ce roman suggère que l’Allemagne était un pays surpeuplé et avait donc besoin de colonies pour trouver un débouché pour sa surpopulation. Il met en scène l’odyssée d’un colon allemand encouragé par l’aventure et les grands espaces africains. Grimm fait partie d’un mouvement de droite développé dans l’Allemagne des années vingt qui, selon Stefan Breuer 119 , pose les bases d’un « nouveau nationalisme » allemand pour solder les comptes de la droite traditionnelle avec la modernité, en tournant le dos au conservatisme wilhelminien d’avant 1914, et en acceptant notamment le processus de la rationalisation. La « révolution conservatrice » se définit d’abord comme une renaissance spirituelle, fondée sur le trésor de la langue, décrit comme « l’espace spirituel de la Nation » 120 .

L’idéologie nazie s’explique par la filiation d’Adolf Hitler dans le courant pangermanique. Après la première Guerre mondiale le pangermanisme ne disparaît pas, malgré (ou grâce) à l’influence réduite de l’Allemagne en Europe. Ce type de discours, marqué notamment par l’apparition de Mittel Europa de Friedrich Naumann, le roman de H. Grimm et Main Kampf de Hitler, est une illustration exemplaire de l’identité du vaincu créée par l’après-guerre.

Dans le même contexte notons l’existence pendant la République de Weimar, de la Société Coloniale Allemande (Deutsche Kolonialgesellschaft) qui continuait à propager, malgré la défaite de l’Allemagne dans la première guerre mondiale, la nécessité pour l’Allemagne de conquérir des colonies. Le vice-président de cette société était le maire de Cologne, qui plus tard devenait le premier chancelier de la République fédérale d’Allemagne à partir de 1949, Konrad Adenauer.

Il est donc intéressant de souligner le fait que la théorie de l’espace vital représente l’articulation, dans une vision politique de la guerre, du concept de territoire, de la conception de la nation et d’une politique économique.

Notes
116.

Sur ce sujet voir notamment LE BRAS-CHOPARD, Armelle – La guerre. Théories et idéologies , éd. Montchrestien, EJA, Paris ; 1994, pp. 114-119

117.

HITLER, Adolf – Mein Kampf, Deuxième tome, ch. 14 « Orientation vers l’Est ou politique de l’Est », p. 337 ; variante numérique de la traduction française de 1926, accessible à partir du site de http://www.nsdapao.org/adolf-hitler-mon-combat-mein-kampf-1926.pdf

118.

Idem, Tome premier, ch. 3 « Considérations politiques générales touchant mon séjour à Vienne », p. 39

119.

BREUER, Stefan – Anatomie de la Révolution conservatrice, Maison des Sciences de l’Homme, 1996, p. 23

120.

Selon Hugo von HOFFMANSTHAL, qui popularise dans les années vingt l’antienne de la « Révolution conservatrice » ; il milite pour la création du Festival de Salzbourg comme manifestation de l’« art total »