3.1.4. L’économie de guerre

Sous le terme d’économie de guerre on décrit non pas l’ensemble des rapports économiques en temps de guerre, mais leur adaptation aux exigences d’une guerre : un très large interventionnisme qui doit assurer l’approvisionnement de la population, de l’économie et de l’armée. Selon la nature de la guerre, une partie de la production est transférée du secteur civil au secteur militaire et les ménages contribuent au financement des coûts du conflit.

Dans les pages qui suivent nous allons nous baser sur l’exemple de l’économie française pendant la Première guerre mondiale pour illustrer les principaux moments de la mise en œuvre de cette politique économique particulière.

La guerre de 1914 – 1918 – première guerre qui est qualifiée de « mondiale » - acquiert sa dimension totale pendant le déroulement des hostilités et cela contrairement aux espérances des protagonistes. L’économie de guerre s’impose donc graduellement et en fonction des nécessités de l’armée ; elle représente également le passage d’une stratégie de guerre courte vers une stratégie adaptée à la « guerre totale ».

La mobilisation générale de l’été 1914 est suivie par un effondrement de la production industrielle et même par la fermeture de nombreuses entreprises. Les transports ferroviaires de marchandises et les circuits commerciaux ont été désorganisés compte tenu de leur utilisation prioritaire pour les besoins de l’armée. Dans tous les pays belligérants, les gouvernements ont pris la décision de fermer les Bourses de valeur pour empêcher toute spéculation, et de suspendre la convertibilité des monnaies en or afin de pouvoir financer au moins en partie l’effort de guerre par une inflation monétaire contrôlée. Partout on fait appel aux femmes, aux enfants, aux personnes âgées pour assurer les récoltes. Le Royaume-Uni qui avait d’emblée décrété le blocus des côtes allemandes, pour isoler les puissances centrales, continuait de commercer avec les pays neutres, comme la Hollande, en sachant très bien qu’ils servaient d’intermédiaires entre lui et les Empires centraux.

Mais aucun gouvernement n’envisageait l’idée d’une guerre totale donc aussi économique, entraînant une mobilisation de toutes les ressources financières et économiques, une intervention appuyée des Etats dans l’économie et une remise en question du libéralisme économique.

Le passage à l’économie de guerre commence en 1915, moment qui marque la disparition de l’illusion d’une guerre courte 127 . L’idée s’impose en 1916, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la guerre de position, la guerre des tranchées.

Pour analyser l’économie de guerre, nous aborderons d’abord les instruments du dirigisme étatique comme principale caractéristique de ce type de fonctionnement économique, et ensuite des aspects concernant l’organisation de la production de guerre et les sources de financement.

L’organisation de la production de guerre se fait en général difficilement, compte tenu des difficultés techniques, mais également des intérêts contradictoires des acteurs économiques. A cela s’ajoute le système des blocus, avec les problèmes liés à l’approvisionnement en produits alimentaires et sources énergétiques qui peuvent paralyser l’économie d’un état. Pendant la Première guerre mondiale, l’occupation par les armées allemandes de 9 départements situés dans les régions productrices de charbon et d’acier (Nord-Pas-de-Calais et Lorraine) a entraîné une perte non négligeable du potentiel industriel. Le Royaume-Uni et la France qui pouvaient s’appuyer pour leur ravitaillement sur leurs empires coloniaux, ont dû faire face à la guerre sous-marine déclenchée par l’Allemagne pour riposter au blocus de leurs côtes.

Dans une situation de désorganisation économique et de manque de ressources, l’intervention de plus en plus forte des Etats dans l’économie se présente comme la seule solution envisageable. En tant qu’exigence politique, l’interventionnisme de l’Etat dans l’économie est ainsi légitimé par la situation de guerre qui met en scène l’identité nationale et impose son expression sous la forme de la mobilisation par l’Etat de toute la nation.

Une fois installée, l’économie de guerre fonctionne généralement autour d’un réseau complexe de partenaires directement ou indirectement contrôlés par les Etats: les hommes politiques fixent les priorités, votent des lois et des budgets exécutés par des ministères concernés (guerre, travail, colonies, main d’œuvre) ; les Etats-majors militaires déterminent les besoins des armées et exposent leurs conceptions sur la façon de faire la guerre ; les entreprises liées directement ou indirectement à l’industrie de l’armement reçoivent des commandes et les exécutent. En France, en Allemagne, comme au Royaume-Uni ou en Russie, les gouvernements organisent les commandes militaires auprès des grands industriels : en Allemagne, Krupp – le fabricant du célèbre canon « Grosse Bertha », ou en France Renault - l’un des pionniers dans la construction de chars d’assaut. L’économie de guerre génère d’énormes flux financiers et comporte des enjeux que les Etats s’efforcent de maîtriser.

Cette première expérience de dirigisme incite les gouvernements à rester très impliqués dans la vie économique après la fin de la guerre. La Première guerre mondiale, en se transformant en une guerre longue et totale, a finalement imposé l’intervention directe et durable des Etats dans l’économie, dans sa régulation, dans l’émission massive de la monnaie de papier. Cette politique imposée par les nécessités de la guerre, a certes été menée en concertation avec les industriels et les milieux d’affaires, mais elle prenait néanmoins le contre-pied du libéralisme économique traditionnel. Il s’agissait bien d’un tournant important, d’une rupture dans l’histoire économique des pays industrialisés.

La production de guerre représente la mesure directe de l’impact économique des guerres sur l’industrie. Les principales tâches économiques des gouvernements en guerre sont de mobiliser la main d’œuvre, d’assurer le ravitaillement des populations civiles et de faire face aux tensions sociales découlant des pénuries et des restrictions.

Pour assurer la main d’œuvre nécessaire à l’économie de guerre, en France, dès juin 1915, une loi a permis de retirer du front les ouvriers qualifiés dont l’industrie de guerre avait besoin. Il fallut aussi utiliser les prisonniers de guerre, les réfugiés ou la main d’œuvre immigré, et également recourir à la main d’œuvre féminine. Les « munitionnettes » travaillent dans les usines d’armement et exercent bien souvent pour la première fois une activité salariée qui se substitue à leur rôle traditionnel de mère au foyer. Toujours pendant la Première guerre mondiale, les Alliés utilisent également la main-d’œuvre issue des colonies : La France enrôle plus de 180 000 travailleurs venus d’Indochine et d’Afrique du Nord, le Royaume-Uni environ 100 000 Chinois.

Dans la même période la durée légale du travail passe de 12 à 14 heures par jour et le travail de nuit est généralisé.

La taylorisation, c’est-à-dire la rationalisation du travail permettant d’utiliser sur des machines une main d’œuvre peu qualifiée dans des tâches simples et répétitives tout en augmentant la productivité a été développée dans les grandes entreprises avec l’aide financière des Etats.

En matière de ravitaillement, face à la pénurie, les gouvernements réglementent les échanges extérieurs, instaurent le rationnement et ont recours aux réquisitions et aux taxations pour tenter d’enrayer la hausse des prix.

La première source de financement de l’économie de guerre reste le recours à l’impôt facilité par la centralisation de l’économie. Cependant, comme en France pendant la Première guerre mondiale, l’imposition supplémentaire peut susciter de vives résistances et ne pas donner les résultats escomptés.

Pendant la guerre les gouvernements peuvent recourir à des emprunts sur leur territoire. Au total, début février 1915, l’Etat emprunta en France environ 7,7 milliards de francs, dont 3 milliards provenaient des « Bons de la défense Nationale », surtout par les départements agricoles ; 800 millions venaient des rentes à 3,5 % et 3,9 milliards avaient été prêtés par la Banque de France. Le 13 février 1915, pour faire face aux dépenses militaires croissantes, des "Obligations de la Défense Nationale"sont émises sans limitation et, comme pour les bons, l’intérêt à 5 % est payable d’avance et exonéré d’impôt. La propagande par l’affiche devient le moyen le plus efficace pour mobiliser les esprits et les moyens financiers. Elle fait appel à l’esprit patriotique, aux civils paysans pour les soldats et demande, entre 1915 et 1918 à "souscrire" à quatre emprunts pour la Défense Nationale, notamment : "Contre les Allemands""Pour la victoire", »Pour la solidarité avec les soldats et leur retour".  (voir Annexes, p. 12 – 16)

Selon Georges Clemenceau, le succès des emprunts est 

‘« la suprême attestation de la confiance que la France se doit à elle-même quand on lui demande pour la victoire, après celle du sang, l’aide pécuniaire dont la victoire sera la garante » 128 . ’

Les emprunts se font également à l’étranger. Afin de faire face aux dépenses énormes occasionnées par la Première guerre mondiale, les belligérants souscrivent des emprunts auprès des pays neutres, et notamment des Etats-Unis, premier créancier d’une Europe qui sort ruinée de la guerre. Nous pensons que ces effets économiques de la Première Guerre mondiale peuvent être pensés comme une première mise en œuvre de la mondialisation contemporaine de l’économie. Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, cette politique imposera le Plan Marchal qui définit en grande partie les relations entre les Etats-Unis et les pays de l’Europe Occidentale dans la période de l’après-guerre.

Le blocus désigne tout d’abord un élément de tactique faisant partie de la guerre militaire. Investissement d'une ville, d'un port ou d'une position militaire quelconque occupée par l'ennemi en vue d'empêcher toute communication avec l'extérieur, le siège des villes pour empêcher tout apport de secours ou de vivres, le blocus est utilisé tout au long de l’histoire des guerres. Au départ le blocus vise uniquement l’affaiblissement physique de l’ennemi confronté au manque de vivres, et, ainsi, à faciliter l’attaque militaire et la victoire.

Le 21 novembre 1806 Napoléon décrète le blocus continental comme système d'exclusion générale visant d’interdire à l'Angleterre tout accès sur le continent européen. Le blocus fait ainsi partie de la stratégie générale des guerres napoléoniennes qui impose à la France la conquête des territoires pour en assurer le contrôle : Napoléon annexera dans ce but les villes de Hanse, Brême et Hambourg et, malgré l’éventuel mécontentement de Moscou, il empêchera également les échanges commerciaux des Russes avec les Anglais. Le blocus économique fait partie des stratégies militaires de la Première et la Deuxième guerre mondiale. Pendant la Guerre froide la politique des blocs est basée aussi sur le principe d’un blocus économique réciproque par les deux parties.

Par extension, le blocus désigne aujourd’hui l’ensemble des moyens mis en œuvre pour tenter d'empêcher un pays d'entretenir des relations commerciales normales avec les autres nations. Dans ce sens, le blocus sort du réel de la guerre et représente une première forme non militaire de guerre. Habituellement utilisé comme un moyen diplomatique de continuer à négocier sans recourir à la guerre, il est géré sur le plan international et entre dans le champ d’application des lois internationales.

Notes
127.

Si le conflit commence par une stratégie de guerre courte, une série d’événements changent la nature du conflit à partir de 1915 : l’utilisation des armes et techniques nouvelles (gaz de combat, chars d’assaut, mitrailleuses, aviation…) ; l’élargissement des théâtre des opérations (la campagne en Turquie ; l’entrée en guerre de nouveaux pays (par le Traité secret l’Italie se rallie à la Trple Entente)

128.

 Discours que G. Clemenceau, Président du Conseil de ministres, ministre de la guerre, prononce devant la Chambre des Députés à l’investiture de son gouvernement, le 20 novembre 1917 ; http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/clemenceau/clem3.asp (dernière consultation : 23 septembre 2003)