3.2. Guerre – économie – pouvoir

Les gouvernements politiques considèrent depuis toujours le domaine économique et le domaine militaire comme les principales sources de pouvoir.

Cette idée constitue en Chine antique l’essence même des principes légistes 129 . Les conflits et les guerres étant pratiquement quotidiens, la force militaire du souverain constitue le garant et la source de son pouvoir, ainsi que le moyen essentiel pour résoudre ses problèmes. Un souverain sage devait donc maintenir une armée puissante. Pour rendre le pays militairement fort, il faut d’abord mobiliser le peuple. Cela implique plusieurs conditions : le pays doit être en ordre et accepter le principe de la guerre : les citoyens seront simples, disciplinés et actifs, prêts à supporter l’effort de guerre. Les légistes reconnaissent la force comme critère décisif du détenteur du pouvoir, et, en premier lieu, ils considèrent l’importance de la force militaire.

L’économie constitue la deuxième forme de la puissance pour les légistes. Elle est aussi cruciale pour le roi que la force militaire, dans la mesure où la force militaire dépend de la force économique. Les légistes sont ainsi les premiers à souligner de manière aussi systématique l’intégration de l’art de guerre et de l’économie dans une stratégie globale de puissance.

Pour les légistes la guerre est considérée comme un prolongement naturel du politique. Un moyen d’action rigoureux du souverain, seul détenteur du pouvoir. Il est intéressant de remarquer cependant que ce n’est pas la guerre en elle-même qui intéresse les légistes, mais l’armée, comme moyen de contrôle de la population. L’armée c’est la mobilisation, c’est le quadrillage minutieux du pays en territoires, c’est la mise en place d’un système de responsabilité collective. Si Sun Zu, dans son Art de la guerre, insiste sur le coût que représentait pour un pays la mobilisation de la population, les légistes, au contraire, voient dans la mobilisation permanente du peuple un moyen de gouvernement.

L’époque des légistes correspond en Chine à l’époque des Royaumes Combattants 130 , ce qui conforte la conclusion selon laquelle le détenteur du pouvoir est celui qui possède le plus de force. Par cette position le légisme s’oppose au confucianisme qui hérite de l’idée traditionnelle chinoise selon laquelle le détenteur du pouvoir est décrété par le Tiang Ming, à savoir le Mandat céleste. Quand le Ciel, gouverneur suprême de l’univers, choisit quelqu’un, il lui donne le pouvoir pour appliquer sa volonté sur terre. C’est ainsi qu’en Chine ancienne les empereurs s’appellent Tian Zi, fils du Ciel. Or, le Ciel peut punir le roi « méchant » quand il ne contente plus le peuple, en suspendant sa procuration. Pour les confucianistes, le Mandat céleste doit être complété par le perfectionnement continu des qualités personnelles du détenteur du pouvoir. Sa bonté, sa bienveillance, la fraternité et l’indulgence, conduisent ainsi à une politique moins sévère. Si le détenteur du pouvoir parvient à cette perfection, il sera soutenu inconditionnellement par le peuple. Cela lui assure un pouvoir sûr et stable. Ce principe s’applique également dans les relations internationales : quand le roi d’un pays se consacre sincèrement à se perfectionner et à aimer son peuple, les rois et les peuples des autres pays l’admirent et lui sont soumis. Son pouvoir s’élargit automatiquement et sans conquête. Cela démontre encore une fois la conviction des confucianistes : pour eux, la politique et l’éthique sont inséparables.

Au contraire, en prônant la force – militaire et économique – comme seule source de pouvoir du roi, les légistes prêtent leur attention au renforcement du pays et à la guerre. Les légistes possèdent une conscience plus claire de la relation entre la guerre et la politique : ils englobent les études de la stratégie et de la tactique dans leur système politique en envisageant la problématique du détenteur du pouvoir.

Parmi les penseurs classiques occidentaux, Machiavel est peut-être le plus proche de nous, par son insistance sur l’importance de la force et ses études sur l’art de la guerre. Selon lui, l’élément crucial pour un prince, qui veut acquérir ou conserver le pouvoir, est d’avoir des forces suffisantes. La guerre, les institutions et les règles qui la concernent, constituent les seuls objectifs auxquels un prince doit consacrer ses pensées et son application, et dont il lui appartient de faire son métier. La guerre est la véritable profession de celui qui gouverne et par elle, non seulement ceux qui sont nés princes peuvent se maintenir à ce rang, mais encore ceux qui sont nés simples particuliers peuvent souvent devenir princes.

Colbert (1619 - 1683) applique en France les principes de la doctrine mercantiliste. Il mène une politique dirigiste à la tête du gouvernement de Louis XIV, sa politique étant de donner à la France son indépendance économique et financière. En effet, quand celui-ci accède au pouvoir en 1661, la France vient de connaître une dizaine d’années de quasi-paix civile et extérieure. Colbert en profite pour créer des manufactures royales (tapisseries des Gobelins, porcelaines de sèvres, armement à Saint Etienne) et pour subventionner ou passer des contrats avec celles qui produisent des navires, du savon, du verre. Dans sa conception « guerrière » du développement économique, Colbert utilise les manufactures pour imiter les productions des Etats voisins et se rendre indépendant de leurs fournitures. Il n’hésite pas à débaucher des ouvriers étrangers pour ouvrir ces manufactures. Parallèlement, il applique les principes mercantilistes en matière de commerce extérieur, réglemente précisément les méthodes de production afin d’améliorer la qualité des produits français, et institue une codification très stricte et très rigoureuse du travail. Pour favoriser les échanges commerciaux il développera les infrastructures ; canaux, routes royales. Il fait planter la forêt des Landes pour la construction navale et fait appel à la Ligue hanséatique pour peupler d’artisans, constructeurs, cordiers les chantiers de construction navale dans les ports principaux du royaume. Pour le recrutement des équipages il met en place – à la différence de l’enrôlement forcé des matelots de la marine marchande en Angleterre – le nouveau procédé de l’Inscription Maritime qui remplace la « presse » 131 .

Il institue des compagnies commerciales : la Compagnie des Indes Orientales pour l’Océan indien, la Compagnie des Indes Occidentales dans les Amériques, la Compagnie du Levant pour la Méditerranée et la Compagnie du Sénégal pour l’Afrique. Il est aussi à l’origine de la création de comptoirs et de ce qui sera le début du peuplement de la Nouvelle-France (Québec).

Aujourd’hui, le colbertisme reste une doctrine qui désigne toute forme de politique industrielle menée par l’Etat. Plus largement, le colbertisme est assimilé au dirigisme, qui prône l’intervention active des pouvoirs publics dans le cadre de l’économie capitaliste.

Historiquement, l’apparition de la science économique au milieu du 18e siècle peut être pensée sur une double articulation : elle correspond à l’affirmation des états-nations et elle marque un renversement des rapports entre économie et Etat. Selon nous, le moment représente le début d’une conflictualité qui sera plus ou moins visible au fil du temps. Cette conflictualité repose ainsi sur la coexistence dans un même système social d’un côté de l’économie politique qui rend compte des rapports entre Etat et économie en définissant l’économie comme une stratégie de puissance de l’Etat et de l’autre côté sur le concept de « lois naturelles de l’économie » constitue la base théorique d’une conception qui trouve sa légitimité dans l’affirmation de l’économie en dehors des intérêts de l’Etat. Cette conflictualité peut motiver – dans les pratiques et les discours des acteurs – de « prises de positions » successives soit dans la faveur de l’interventionnisme étatique (le « patriotisme économique » de Dominique de Villepin) soit dans la faveur d’une marge de manœuvre plus importante pour l’entreprise (la doctrine néo-libérale).

Notes
129.

Le légisme est un curent de pensée développé en Chine à partir du 4e siècle av. J.-C. S’opposant notamment au confucianisme, les légistes mettent en valeur trois concepts : la loi, la position de force et les techniques de contrôle. Voir sur ce sujet ZHEN ZHOU XU – L’art de la politique chez les légistes chinois, Economica, Paris, 1995 

130.

Il s’agit de huit grands royaumes qui émergent en Chine vers le milieu du 4e siècle av. J.-C. L’âge des Royaumes combattants (453 – 222 av. J.-C.) se caractérise par des affrontements particulièrement sanglants qui ont comme résultat l’annexion de provinces les plus faibles 

131.

Avant 1669, le système de recrutement était celui de « la Presse », c’est-à-dire la capture dans les localités du littoral, des hommes dont la marine avait besoin pour compléter les équipages des vaisseaux du Roi ; ce système montre cependant ses limites : il ne pouvait pas permettre la montée en puissance d’une marine royale destinée à protéger l’expansion du Commerce extérieur et à combattre les autres puissances maritimes telles que l’Angleterre ou la Hollande.