1. La « guerre économique » : une représentation de l’économie selon le modèle de la guerre

La signification des rapports entre guerre et économie se construit dans le temps long, sur au moins deux niveaux : les aspects économiques des actions guerrières (coûts de la guerre, les effets de la guerre sur les économies nationales), et similitudes que l’on peut tracer entre la guerre et l’économie à partir de la notion de concurrence.

Cependant, par rapport aux termes de base, la notion de « guerre économique » introduit deux éléments de différence sémantique.

D’un côté, la guerre économique désigne pour ses ceux qui emploient le terme un nouveau type de guerre , se plaçant ainsi dans la panoplie de concepts à maîtriser pour comprendre la complexité du monde actuel. La guerre économique semble ainsi s’inscrire dans une rationalité de conflictualité qui caractérise les rapports entre des états. Cependant, à la différence de la guerre classique, la guerre économique est définie dans ce contexte comme une conflictualité permanente et immanente, basée sur un risque omniprésent. Pour suivre le discours d’argumentation qui accompagne généralement les représentations de la guerre économique, nous remarquons le fait que cette nouvelle définition de la guerre implique principalement la justification d’une politique économique de l’Etat et la décision éventuelle de mesures semblables aux mesures de guerre dans le cadre de cette politique (mesures fiscales s’adressant aux particuliers ou aux entreprises, justification du chômage, justification de la crise économique, etc.). La représentation de l’économie selon le modèle militaire vise ainsi également à produire un effet de mobilisation collective – toujours au niveau de l’entreprise ou des citoyens - dans un domaine qui jusqu’à maintenant, dans la culture libérale, reste du domaine strict de l’intérêt privé.

De l’autre côté, l’expression guerre économique confère une nature guerrière à l’économie . Parler de la guerre économique implique une représentation spécifique de l’activité économique qui cesse d’être une forme d’échange enrichissante pour les partenaires, une activité pacifique opposée à la guerre. Cette fois-ci l’économie est représentée comme champ d’affrontement qui affirme et légitime une nouvelle forme de violence – la violence économique - et qui devient une motivation d’engagement collectif.

Nous nous retrouvons ici en plein combat idéologique entre une conception libérale de économie selon laquelle le libre commerce s’oppose à l’idée même de la guerre, et une conception protectionniste de défense des marchés qui est définie, autour d’un paradigme de l’affrontement, comme une forme de conflictualité économique guerrière entre des états. L’analyse historique des idées économiques met en évidence l’opposition dans le temps long de cette opposition idéologique entre les thèses interventionnistes qui prônent la suprématie du politique face à l’économique et les thèses libérales qui soutiennent la capacité autorégulatrice « naturelle » des marchés. Dans ce contexte, parler de la « guerre économique » c’est se placer au cœur du débat qui oppose encore aujourd’hui les deux positions. Nous pouvons inclure également ici le constat selon lequel la définition d’une position idéologique dans l’espace public passe obligatoirement par une clarification des choix économiques.

Malgré les multiples rapprochements entre l’économie et la guerre dans l’histoire, Bernard Esambert – manager, financier, expert en économie, plusieurs fois conseiller présidentiel – est considéré, par les « experts » de la guerre économique, comme l’inventeur de cette expression. Effectivement, à partir des années 70 136 il l’utilise publiquement : s’adressant aux étudiants de l’Ecole des mines et futurs ingénieurs, il les appelle « soldats de la guerre économique ». En 1991 il consacre à ce nouveau concept un ouvrage entier.

Pendant ces deux décennies, le sens de base de l’expression se cristallise : il s’agit, selon Esambert, d’un conflit généralisé entre nations ayant comme principal objectif la richesse et l’emploi . La guerre économique est une compétition à somme nulle, pendant laquelle le gain des uns représente la perte des autres. Les ennemis dans cette guerre sont potentiellement toutes les autres nations dans la mesure où celles-ci peuvent mettre en péril l’essor économique de l’Etat. La vision guerrière d’Esambert est circonscrite au processus de globalisation de l’économie mondiale qui remet en cause la maîtrise des marchés et des technologies au niveau national.

En ce sens, les premières utilisations de l’expression « guerre économique » dans le discours médiaté français dans le période 1970 – 1990 proposent toujours une double signification à la guerre économique. Il s’agit d’une utilisation de manière indéfinie et concomitante du terme comme métaphore de la concurrence accrue par la mondialisation et comme désignation d’une nouvelle forme de guerre avec un changement d’enjeux et des nouvelles pratiques économiques. L’utilisation ultérieure du terme dans la presse économique semble cristalliser cette deuxième signification et imposer la guerre économique comme forme sémiotique de la mondialisation.

La guerre économique devient ainsi une forme particulière de mise en œuvre et de mise en scène de la puissance, rendant visible une identité économique dans l’espace politique. Les déclinaisons du sens de l’expression « guerre économique » et les utilisations qu’en font les différents acteurs – ce que nous appelons le paradigme de la guerre économique - représentent finalement de nouvelles formes de légitimation politique.

Notes
136.

Notamment dans son ouvrage Le troisième conflit mondial, Plon, Paris, 1977, 330 p.