1.1.1. « De la guerre économique » de P. d’Arcole

Pour P. D’Arcole la guerre économique est une réalité présente et mondiale. Il se propose par son ouvrage de « sensibiliser les Français aux enjeux du conflit économique et aux périls qui les menacent » et de « fournir au décideurs et à tous les citoyens quelques réflexions sur les moyens à mettre en œuvre pour ne pas perdre les batailles à venir » 141 . Pour ce faire, l’auteur dressera une comparaison entre la guerre militaire et la guerre économique en construisant un paradigme de définition de la guerre économique. Les chapitres correspondent à des éléments constituants de ce paradigme : les causes, la motivation et la propagande, la définition de l’ennemi, les objectifs de la guerre, la stratégie et la tactique guerrières, l’état d’esprit du guerrier et sa formation, les alliances, la défaite et la victoire.

Selon l’intention de son auteur, il s’agit d’une œuvre à vocation éducative qui explicitera les significations et les mécanismes de la guerre économique et qui apportera dans un même temps à ses lecteurs – évidement soldats dans cette guerre – des conseils utiles pour la mener à bien. Nous pouvons lire sur la quatrième page de couverture : « il ne s’agit pas d’un livre pour comptables de l’économie, mais pour capitaines de l’industrie … et du commerce – au sens le plus guerrier du terme ».

Dans le premier chapitre, intitulé De la nécessité de la guerre , l’auteur fait l’apologie de la guerre en mettant en avant ses « qualités » :

  • la guerre présente des débouchés économiques importants
  • la guerre externe est l’occasion de résoudre des problèmes internes : « Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’une guerre permet à une société de se purger de ses passions et de ses tensions. » (p. 27).
  • la guerre est un événement à caractère exceptionnel : elle représente « un plaisir, celui des choses exceptionnelles, qui cassent le quotidien » (p. 27)
  • la guerre peut avoir même une fonction affective : « La guerre est, avant tout, une source d’émotions incomparables » (p. 28).

Dans de son livre, P. D’Arcole met en scène le paradigme de la « guerre économique », qui se défini, selon lui, autour de plusieurs notions communes avec la guerre militaire : l’action guerrière, son caractère collectif, la définition de l’identité de l’ennemi.

  • L’importance de l’action

La réalité de la guerre économique semble pour l’auteur du domaine de l’évidence et l’accent est mis sur la nécessité de comprendre son fonctionnement comme condition préliminaire à l’action adaptée. Selon le modèle militaire, P. d’Arcole inscrit parmi les actions de la guerre économique l’attaque et la riposte, le siège et le blocus, mais également la menace et l’intimidation, la propagande et l’espionnage. On retrouve ici la figure de l’action comme marque du pouvoir, selon la donnée par H. Arendt (voir supra, p. 127)

La France pèche – nous dit l’auteur - par l’immobilisme et par la sur-sécurité qui ont comme causes l’histoire et l’incapacité de dirigeants actuels de prendre des risques, d’être à la hauteur du moment. L’action, le péril, l’audace sont les seules valeurs qui peuvent assurer la survie et la victoire d’une nation. L’action vitale est pour l’auteur condition de l’existence et de réflexion. L’action est définie comme poursuite d’un but et souhait de conquête. De plus, l’action est présentée comme principalement conflictuelle et, finalement, pour l’auteur « l’histoire de l’homme est l’histoire de ses conflits » (p.15). Comme pour H. Arendt, l’action exprime la puissance et de, plus, l’action risquée que représente la guerre peut constituer une forme supérieure de pouvoir, la forme même de l’existence humaine.

La puissance de l’action met en évidence l’identité singulière des acteurs. Les actions individuelles « donnent conscience d’exister », « rappellent à un individu qu’il est unique », « mobilisent ses qualités » - nous dit P. d’Arcole qui conclut : « L’action est un signe de vitalité et de jeunesse en ceci qu’elle suppose la poursuite d’un but, d’un rêve ou d’un idéal » (p. 22-23).

Ce qui généralement se définit comme résultat de l’action guerrière, de la violence, est la destruction et la mort de l’autre. C’est aussi le cas de la guerre économique : « les moyens à mettre en œuvre pour vaincre y sont aussi nombreux et subtils ; comme dans la guerre à proprement parler, ils ont pour objet d’abattre l’ennemi et de l’éliminer en assurant sa soumission et sa dépendance » (p. 29). Cependant, dans l’ouvrage, l’auteur considère que la violence, canalisée et collective, perd son aspect négatif, elles est sublimée et transformée dans une source de progrès. La construction du nouveau paradigme de la guerre économique comporte ainsi un processus de métaphorisation de la violence et de la mort.

  • Le caractère collectif de l’action guerrière

Dans le livre, la guerre économique est également action collective, elle est l’affaire de tous. Seule une mobilisation générale mise en oeuvre par les politiques peut assurer la victoire. L’action collective est considérée comme une forme supérieure d’action, de par la qualité de l’engagement qu’elle suppose. « Les enthousiasmes collectifs, en libérant les individus de leurs pudeurs et de leurs hontes, leur rendent en même temps que leur ardeur l’envie de se dépasser. Les héros sont rarement isolés, et il n’y a jamais de saints en dehors des religions » (p. 23).

L’action exaltée est une manière d’exprimer le désir d’agir, désir qui fait souvent l’objet des discours politiques de type mobilisateur. Comme dans le cas de la violence collective de la guerre militaire, l’activité économique peut nécessiter – rajoute l’auteur - des moments extrêmes d’action collective. « Dans ces instants-là, les moyens de chacun sont exaltés, ses audaces prennent le pas sur ses timidités, ses culots sur ses scrupules, et il s’en trouve transcendé » (p. 23). L’action collective représente pour l’auteur un moment d’oubli de la singularité, un moment où l’individu « se fonde dans la collectivité » (p. 23).

Nous remarquons ici l’importance particulière que l’auteur accorde également à l’action comme forme de puissance collective. Cependant, ce que P. d’Arcole appelle « collectif » n’est pour nous que l’absence de la médiation singulier/collectif et son remplacement par l’existence d’une instance collective imaginaire.

  • L’ennemi dans la guerre économique

Quant à l’ennemi – son identification exacte par les leaders de la nation est une condition de la victoire – P. D’Arcole nous donne la réponse qui lui semble simple et évidente : « toutes les autres nations du monde » (p. 39). Dans un chapitre consacré à la figure de l’ennemi il va revenir avec deux précisions : les vrais ennemis économiques de la France sont aujourd’hui, dans l’ordre, les Etats-Unis, l’Allemagne et le Japon, mais toute autre pays représente, à tout moment et de point de vue économique, des ennemis virtuels. La volonté de puissance est naturelle pour les nations et elle s’exerce tout aussi naturellement au détriment des autres.

De plus, l’auteur fait une typologie de l’ennemi intérieur. Voici les catégories répertoriées ici : les inconscients, les partisans farouches de l’ordre existant, les rentiers, les peureux, les traîtres, les responsables qui ne le sont pas beaucoup. En un mot, tous ceux qui ne veulent pas participer à ce que l’auteur nomme la guerre économique ou qui, peut-être, tout simplement s’opposent à l’idéologie qui fait l’apologie de la guerre dans l’économie. « Ils sont tous frileux et défensifs, véritables Maginot de la pensée économique » (p. 54). Leur principal tort est de miner le moral de la nation « pour faciliter la tâche conquérante des adversaires » (p. 35).

En tous le cas, même si l’ennemi est une figure extrêmement large, voire floue, dans le contexte de la guerre économique, le partage identitaire ami/ennemi et l’identification claire des adversaires restent des composantes de base de la bonne conduite de chaque « bataille économique », des devoirs pour ses acteurs : « Il ne faut pas que quiconque puisse se dérober, il faut que chacun puisse répondre à cette simple question : ami ou ennemi ? » (p. 40).

Pour P. d’Arcole, la guerre économique est un phénomène d’actualité : elle commence dans les années 70. La guerre économique est articulée à une réalité de l’économie actuelle - le développement des échanges économiques internationaux – et devient une conséquence directe de cette actualité : « les nations sont devenues extrêmement dépendantes les unes des autres » (p. 127).

Le temps de la guerre économique est également celui de la durée. Le défi est permanent, l’avantage concurrentiel n’est jamais définitivement acquis. Cette constance est déterminée par une constance de la menace, du risque économique. « La difficulté de la guerre économique réside dans le caractère souvent flou, imprécis, sournois, des attaques qu l’on subit » (p. 132). La guerre économique est ainsi pensée comme une préoccupation continue d’attaque ou de riposte, l’auteur nous parle de la nécessité de la persévérance, de la « constance dans l’effort » (p. 124).

Il nous semble identifier ici une différence significative entre le paradigme de la guerre économique et le paradigme de la guerre : si, pour le cas de la guerre classique, la durée est représentée par une structure narrative, par une succession de moments qui vont refonder la temporalité de l’action politique et de la violence, dans la guerre économique le temps est linéaire, sans indistinction entre des différents moments successifs et, donc, sans début et sans fin.

Cependant, penser le temps de l’action guerrière économique c’est penser – comme dans le cas de la guerre militaire – la rapidité. Le temps de l’action et de la réaction nécessite une stratégie adéquate, une stratégie de l’efficacité immédiate et basée sur la surprise, la légèreté et l’esprit d’improvisation. La rapidité de l’action guerrière fait d’ailleurs partie intégrante de la stratégie militaire allemande – le Blitzkrieg – qui se propose de surprendre l’adversaire et de limiter, ainsi, ses facultés de réaction. De plus, pour P. d’Arcole la rapidité semble s’inscrire, toujours selon le modèle militaire, parmi les moyens de propagande : « une action conçue pour être rapide favorise la mobilisation des acteurs, car une armée se mobilise plus facilement pour un objectif rapproché que pour un but lointain » (p. 101).

Tous ces éléments – faisant partie d’un discours rhétorique argumentatif classique – se trouvent dans un registre de légitimation de la guerre économique. Comme dans le cas de la guerre classique moderne, la guerre économique est pour l’auteur une affaire de l’Etat : il est censé d’assurer la canalisation de la violence individuelle naturelle et il vise en même temps l’imposition d’un pouvoir. Ainsi il appartient aux « responsables de la nation, non de supprimer ces tendances à la violence, ces pulsions qui poussent les hommes à dominer les autres hommes, mais, au contraire, et sans qu’il faille s’en tenir là, de les canaliser pour mieux les utiliser. » (p. 24)

La structure même du livre « De la guerre économique » est en fin de compte une des marques qui définissent la rhétorique de type argumentatif utilisée par P. d’Arcole. L’éloge de la guerre reste l’élément principal de cette argumentation : « l’histoire de l’homme est l’histoire de ces conflits » (p. 19) ; « la guerre demeure une des activités les plus nobles et les plus magnifiques de l’homme » (p. 28).

Affaire de pouvoir et de destruction de l’autre, la guerre économique a toutes les qualités de la guerre militaire : elle est un phénomène par lequel « les nations essayent, par tous les moyens, de gagner des influences nouvelles, des marchés nouveaux, qu’elles souhaitent prendre aux autres nations, espérant ainsi les réduire à la faiblesse, à la dépendance, et finalement à la servitude » (p. 32)

Cette vision est illustrée par des enchaînements logiques et des relations cause/effet d’une logique simpliste. Si la guerre est fréquente dans l’histoire de l’humanité cela signifie que la guerre a ses vertus. Dans le cas contraire « il faudrait en conclure à la morbidité fondamentale de l’espèce et à son tempérament suicidaire » (p. 26) ; toute autre nation est un ennemi potentiel de la France parce que « c’est dans l’ordre des choses » (p.35).

Le livre abonde également en affirmations type sentence et jugements sans preuves : « la guerre économique est commencée » (p. 9) ; la victoire économique de la France est une affaire de la nation ; en cas de victoire, les guerres économiques « apportent à un peuple la paix et la prospérité » (p.31) ; la guerre économique « nous a été déclarée » (p. 33).

Avec ce livre, nous sommes devant un système de représentation de la guerre dans lequel la mort réelle n’existe pas. Une inversion de valeurs qui pousse l’auteur à affirmer que le seul point faible de la guerre économique – qui fait d’elle une action « moins prestigieuse » que la guerre militaire – est l’absence du péril de la mort. De la même manière, la violence économique c’est l’audace, voire un catalyseur du changement, seule solution possible face à la « crise contemporaine généralisée ».

L’auteur semble être en possession de vérités incontournables – acquises pendant son activité de responsable économique – et vouloir à tout prix nous les dévoiler. Il utilise d’ailleurs en exergue la citation de Nietzsche : « Les vérités que l’on tait deviennent vénéneuses ». Mais son identité reste un mystère : il utilise un pseudonyme et la note de l’éditeur ne comporte aucun détail précis. Ainsi, P. d’Arcole est « responsable d’un grand groupe industriel français », « un des stratèges d’une holding particulièrement inventive », « familier des grands dossiers internationaux ».

La problématique de la menace, du risque et de la crise constitue une préoccupation majeure de l’auteur, l’absence de la mort ne diminuant en rien la vision paranoïaque que P. D’Arcole nous offre dans son livre sur le monde d’aujourd’hui.

Notes
141.

P. D’Arcole, op. cit., p. 9 ; les citations font partie de l’Avertissement qui commence par une phrase-accroche : « La guerre économique est commencée. Tout autour de la planète, des manœuvres de bataillons équipés d’armes réelles ont pour objet de défaire des ennemis et de réduire la puissance des nations adverses. Tout l’indique ».