1.1.2. « De la guerre économique mondiale » de B. Esambert

L’ouvrage publié en 1991 par Bernard Esambert comprend en grande partie des propos comparables à ceux de P. d’Arcole, mais le discours semble plus élaboré. Si le premier ouvrage constitue plus un recueil de conseils tactiques pour faire face au nouveau contexte économique actuel, le deuxième construit en détail et explicite le sens de l’expression « guerre économique ».

Nous retrouvons ici le constat concernant un état généralisé de compétition économique qui renvoie à la notion de guerre entre puissances économiques, doublé cependant d’un discours argumentatif centré sur la nécessité de réaction de l’Etat et des entreprises françaises face aux menaces que représentent aujourd’hui les actions économiques des acteurs économiques étrangers : une invitation à la solidarité et à l’engagement national dans un combat économique mondialisé.

Ainsi, l’auteur met en évidence principalement un état de guerre économique, expression directe du nouveau contexte général-mondial. Il est intéressant de remarquer que les verbes d’état sont plus nombreux dans notre corpus que les verbes d’action. Cette guerre – plutôt un état de guerre hobbesien – est justifiée par la nature même du contexte de l’économie mondialisée : un cadre de référence « fortement perturbé » où « plusieurs de nos certitudes ont disparu et le prévisible a fait place à l’imprévisible » (p. 19). Nous repérons ici une illustration de la croyance collective le plus répandue dernièrement selon laquelle notre actualité est définie en rapport à l’état de crise, de perte de repères et de la peur ainsi générée .

  • Le combat économique

La confrontation économique, la concurrence entre Etats est un des postulats du livre qui ne soulève aucun questionnement dans ce sens. Il y a et il y a toujours eu des « leaders » et des « challengers », nous explique B. Esambert. En définissant ainsi les rapports entre concurrents économiques, l’auteur met l’accent sur l’affrontement qu’implique cette relation. Par l’utilisation du paradigme de la guerre comme décor, la mise en scène de la notion de rivalité économique rapproche la concurrence de la violence guerrière.

Le combat économique comporte deux dimensions : il est inclus dans la nature même de l’action économique dans la concurrence sur un marché et il est inhérent à la politique économique de l’Etat dans la concurrence mondiale. La guerre économique fait ainsi le lien direct entre économie et stratégie de puissance développée par l’Etat. Dans le livre de Esambert, politique économique et politique étrangère sont « liées par une dynamique particulièrement spectaculaire » et « la diplomatie fait corps avec l’action économique » (p. 5).

Pour assurer le combat économique, B. Esambert insiste sur la nécessité de mobilisation, une autre liaison directe que l’auteur construit entre la guerre et l’économie. La guerre économique implique la mobilisation collective par tous les moyens des « forces vives d’une nation » (p. 54). Le choix de cette expression est également la preuve que l’auteur inscrit en effet la guerre économique actuelle dans la série des combats que la France a pu connaître dans son histoire.

Pour les pays vaincus pendant la Seconde guerre mondiale, le combat économique des Etats est une alternative, une possibilité de « revanche ». Il peut donc remplacer le combat et l’affrontement militaire. C’est le cas du Japon ou de l’Allemagne, « dépossédés d’un rôle politique » après Yalta, « ont trouvé une revanche dans leur développement économique ». (p. 17)

Il est intéressant de remarquer que la même logique a conduit à la fondation, en 1950, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, puis, en 1957, de la Communauté économique européenne. L’équivalence guerre-économie est pensée en termes de puissance. Les vaincus de la Deuxième guerre mondiale acquièrent un pouvoir économique, ce qui équivaut à l’avantage obtenu avec les moyens militaires et peut même le mettre en péril. En utilisant la notion de guerre économique on suggère la possibilité d’un transfert d’identité du plan politique au plan économique et la création donc d’une appartenance économique.

  • La violence économique

Le lexique de la violence économique est utilisé avec beaucoup de soin par B. Esambert. Cette notion ne fait pas l’objet d’une attention particulière et ne figure pas parmi les concepts du paradigme de la guerre économique expliqués en détail par l’auteur, comme c’est le cas pour les armées, les armes, la stratégie. Il s’agit d’un discours rhétorique qui va sublimer la violence soit par la négation même du concept, soit par la mise en évidence de son importance réduite par rapport à la dimension d’enjeu national de la confrontation économique.

La figure du chômeur est la figure centrale de la mise en scène de la violence économique. B. Esambert parle des « chômeurs, ces âmes mortes de la guerre économique » (p. 139) 142 . Seulement, la violence économique est notamment l’apanage de l’agression des « ennemis économiques » face à laquelle notre devoir est d’assurer une défense appropriée. Les victimes de la guerre économique, comme dans la guerre militaire, constituent une « faiblesse ». Le chômage « affaiblit le tissu de la société » et c’est pour cela que « tout doit être mis en place pour le réduire » (p. 172).

Cette instrumentalisation de la violence rapproche beaucoup le discours de B. Esambert du discours de la propagande en temps de guerre militaire.

  • Les acteurs de la guerre économique

Le discours de B. Esambert sur la guerre économique met en scène deux types d’acteurs : les Etats et les entreprises.

Pour faire face aux conditions de guerre, l’entreprise est appelée à être « créative ». L’auteur reprend ici l’idée selon laquelle l’entreprise représente principalement l’énergie créatrice de l’entrepreneur, figure à vocation prométhéenne. L’innovation et l’invention technique deviennent les principaux atouts de la victoire économique dans la lutte contre la concurrence ; elles constituent les « vraies richesses » de la nation.

De plus, Esambert souligne le rôle de l’information et des connaissances, définies comme des valeurs immatérielles, sources de richesse dans la nouvelle économie : «géographie du savoir et géographie du pouvoir vont désormais coïncider » (p. 12). Dans un contexte de guerre économique, l’entreprise est le gestionnaire d’une « intelligence collective ». L’usage de cette expression est intéressant, renvoyant d’un côté à la même notion de supériorité de l’action collective et de l’autre à un engagement économique réalisé par la motivation des salariés au sein de leur entreprise.

L’Etat est défini uniquement en fonction de la politique économique, qui devient ainsi sa principale dimension et fonde, donc, la représentation de son pouvoir. L’objectif principal de l’Etat doit être « de créer le meilleur environnement possible pour que la clé d’un niveau de vie élevé, c’est-à-dire la productivité, soit la plus élevée possible» (p. 193).

L’Etat économique est également défini en fonction de son positionnement dans la concurrence économique au niveau mondial. Le Japon est le pays de la « culture de la mobilisation » (p. 61) ; Taiwan, la Corée du Sud, la Malaise sont des « tigres et dragons » (p. 92) ; l’Allemagne – « le premier de la classe européenne » (p. 95) et la France « le dernier de la classe des grands » (p. 99).

Dans la guerre économique, les entreprises sont les « combattants » - « au front exportant massivement, à l’arrière en défendant un marché régional ou en franchissant les frontières en débarquant sur le territoire « ennemi » » (p. 177) - et l’Etat joue le rôle du général – il doit « encourager les entreprises à mieux se battre » (p. 193).

  • L’espace de la guerre économique

Comme pour la guerre militaire, l’objectif de la guerre économique est la conquête ou la reconquête des marchés/territoires.

Mais l’espace symbolique de la guerre économique est également un espace idéologique - « L’économie mondiale est en voie d’unification totale, car le libéralisme est depuis peu la seule religion économique » - une définition de la mondialisation comme espace idéologique commun, et non plus comme un marché économique planétaire.

Dans tous les cas, la guerre économique transforme la compétition économique en une confrontation mondiale. « La crise pétrolière de 1973 – nous rappelle l’auteur - agira comme un révélateur et montrera en outre le caractère agressif que peuvent revêtir certains épisodes de la guerre économique » (p.42).

La géopolitique devient la géoéconomie et le développement des économies asiatiques pendant les années 80 détermine Esambert à affirmer que le Pacifique est désormais « le centre du monde économique » (p. 89). Nous pensons que cette crise du début des années 70 amène à repenser, à recomposer les territoires et les espaces de l’économie politique dans le monde.

Pour Bernard Esambert, la guerre économique est une forme particulière de mise en scène de l’action économique et des stratégies de puissance. L’Etat et « ses » entreprises – comme les soldats d’une armée – ont un but commun : l’objectif de cette guerre est la maîtrise des marchés, la victoire dans le combat qu’implique la concurrence économique. Le discours garde, comme le livre de P. d’Arcole, un discours argumentatif mais, par la définition de la « guerre économique », B. Esambert se propose de participer à la mobilisation des acteurs.

Si dans le premier ouvrage analysé nous nous trouvons devant un discours sur la guerre, cette fois-ci nous sommes plutôt devant un discours de la guerre. Par son implication directe, l’auteur et son discours deviennent eux-mêmes des acteurs de la guerre économique.

Notes
142.

L’image du chômeur comme victime de la guerre économique sera ultérieurement largement reprise dans la presse française, notamment après 1999, pour appuyer les sujets concernant la « crise économique ».