1.2.2. Les fonctions de l’expression « guerre économique » au niveau du discours

Au niveau du discours, nous avons partagé notre corpus en trois catégories, en fonction de la nature de l’utilisation du terme : comme déterminant conjoncturel pour un événement sans rapport avec la guerre économique ; comme déterminant d’un fait économique qui va être définit comme étant une illustration de la guerre économique ; comme sujet thématique, l’article se proposant dans ce cas d’expliquer le sens même de l’événement. Nous avons également formalisé ces résultats :

Corpus Les Echos : Les fonctions discursives de l’expression « guerre économique »
Corpus Les Echos : Les fonctions discursives de l’expression « guerre économique »

Un premier constat quantitatif nous permet de remarquer, vers la fin du corpus, une diminution de l’utilisation du terme comme référence contextuelle et une importance de plus en plus accrue accordée à la « guerre économique » comme événement et comme sujet proposé pour débat. Cela traduit, d’après nous, un changement dans la forme d’intelligibilité que propose l’expression analysée : la guerre économique présente désormais moins la marque de la « main invisible » qui guide le fonctionnement de l’économie mondiale ; en la représentant comme un événement particulier, le récit médiaté met en scène et fonde l’identité des acteurs de la guerre économique. La « guerre économique » acquiert ainsi un statut de référence au réel.

1. La première fonction du terme est celle de représentation d’un contexte général, d’ordre économique, qui gouvernerait aujourd’hui les comportements des acteurs au niveau mondial. Cette fonction est utilisée généralement dans des discours visant la critique des pratiques d’acteurs qui ne sont pas conformes à ce contexte, de risque, menace, instabilité, crise. Dans ce cas, la notion de guerre économique reste extrêmement floue ; elle influence indirectement les pratiques des états ou entreprises, qui subissent le contexte de guerre économique et n’interviennent pas directement comme protagonistes de celle-ci.

La guerre économique est une « loi du marché » et non pas un type de rapports entre acteurs. Elle impose cependant une ligne de conduite, représente la marque de la menace et du risque, un signal d’alarme.

« Nous sommes en guerre économique allant crescendo », nous dit Jean-Pierre Melon (6 juin 1996). Dans ces conditions, la seule solution envisagée par l’auteur serait la démocratisation des pratiques d’Intelligence économique. On demande à l’Etat d’assurer « une logistique efficiente et une information pertinente et actualisée en permanence sur les mouvements des concurrents ». Le thème de l’information économique reviendra souvent dans les textes analysés, la « guerre de l’information » étant souvent synonyme de « guerre économique ».

Mais une des principales illustrations du risque qu’entraîne la guerre économique reste le chômage : « Le chômage est le fruit de la guerre économique » (11 avril 1996) ; dans les Pays de la Loire on enregistre également les résultats d’ « une guerre économique et sociale qui s’est traduite par la perte de 9.000 emplois dans la région en dix ans » (25 juin 1996).

L’ « omniprésence » de la guerre économique, son caractère « immanent » sont des arguments utilisés pour demander à différents acteurs une implication, une action, une prise de conscience. Avertissant du sort précaire de la petite entreprise, qui vit « dans un climat permanent d’hostilité », un Courrier des lecteurs (15 mai 1996), intitulé « De la petite entreprise et de sa solitude » son auteur, Christian de Maussion présenté en tant que « professeur à l’Université Paris I », demande une intervention ferme de l’Etat afin de « mobiliser les hommes au travail » en opposant ce désir de travail à une image des salariés « formés approximativement, instruits dans le culte de l’Etat-providence et résolument hostiles à l’économie de marché ». De la même façon, Aïssa Dermouche – qui intervient le 5 juin 1996 dans la rubrique « Le Point de vue » avec une critique du livre La France en panne d’entrepreneurs de Patrick Fauconnier - dénonce un système éducatif français non adapté au marché de travail. Ainsi, il parle de « la cécité des décideurs politiques dans la guerre économique qui est pourtant devenue notre décor quotidien ». C’est justement cette guerre – « contexte économique et social difficile dans lequel nous sommes » - qui doit motiver l’Etat à repenser sa politique en matière d’éducation, tenant compte des « besoins du marché » et des entreprises, affirme l’auteur.

On remarque donc que les seules précisions concernant la « guerre économique » sont dans ces exemples les domaines dans lesquels elle marque son impact : l’accès à l’information économique, le soutien des petites et moyens entreprises, l’efficacité de enseignement. Des constantes restent la crise, l’insécurité et le risque de chômage, ainsi que les critiques face à un Etat qui – dit-on – ne sait pas s’adapter aux « nouvelles réalités » de l’économie mondiale.

2. Dans sa deuxième fonction, le terme « guerre économique » propose un mode d’intelligibilité des événements économiques divers comme occurrences de la guerre économique. Dans ce cas, on observe une dramatisation de la concurrence, une mise en scène de la violence économique et, également des acteurs économiques. Il s’agit donc d’un parallélisme sémantique entre guerre économique et pratiques d’acteurs qui deviennent des illustrations de cette guerre dans une rhétorique argumentative.

La stratégie économique de Microsoft peut conduire, selon Yves-Michel Marti, auteur de l’article « Les risques cachés des services en ligne » (23 octobre 1995) à une perte, même partielle, du « contrôle de votre configuration informatique ». Nous remarquons également ici la formulation à la deuxième personne, l’auteur nous adresse de manière directe son avertissement personnel qui devient, par la suite, un avertissement général et national. Pour Marti, une mauvaise utilisation des nouvelles technologies informatiques et notamment de l’Internet «peut éventuellement constituer une menace pour l’indépendance de notre pays ». Les faits économiques sont ainsi interprétés selon une logique guerrière, ce qui fait des acteurs économiques des protagonistes de cette guerre.

Dans l’article « Coopération : un service « haut de gamme » (4 avril 1995) le journaliste Edouard Hubert appelle les Coopérants du service national (CSN) des « soldats de la guerre économique » 144 . Cette analogie fait référence aux fonctions des CSNE, des jeunes qui font leur service national en entreprise 145 - qui ont comme objectif de promouvoir le développement des sociétés françaises à l’étranger. Ainsi, la guerre économique signifie ici une entreprise de « conquête » des marchés extérieurs et de l’économie nationale, sous les commandes d’un Etat - « Etat majeur », semble être organisée selon le modèle hiérarchique militaire.

3. La troisième fonction du terme est celle de mettre en lumière la notion même de guerre économique. Les articles proposent des pistes de réflexion sur le sens de cette notion, mais également procurent des informations relatives aux pratiques définies comme étant spécifiques à la guerre économique (management stratégique, intelligence économique).

Le vrai questionnement concernant la notion de « guerre économique » commence en 1995 et, notamment, 1996. Le 20 septembre 1996 Favilla 146 intitule son éditorial « Guerre économique ». Il oppose deux façons de comprendre l’expression : comme un « synonyme de compétition » ou comme « une vraie guerre qui laisse derrière des victimes » et penche pour la deuxième explication. Le monde décrit dans cet article est peuplé par des « chefs de guerre », des « porteurs de guerre économique sans frontière », des « perdants de la guerre économique », des entreprises « guerrières ». Il déplore cependant la « fracture sociale » que cette guerre semble nous conduire vers une « société duale » : elle produit une séparation entre deux mondes, « celui de ces armées permanentes que sont devenues des entreprises qui ne visent plus qu’à prendre des parts de marché comme on prenait hier des places fortes et celui de la société civile à qui l’on fait le reproche de vouloir vivre en paix ».

Nous avons trouvé dans les pages du quotidien économique des prises de positions favorables ou hostiles à l’idée de recouvrir l’actualité économique contemporaine par la notion de « guerre économique ». Le 9 novembre 1995, le journal donne la parole, dans la rubrique Courrier, à Daniel Gauthier qui se présente comme « un simple citoyen » et qui parle de « l’absurde concept mercantiliste de guerre économique ».

Un autre type de questionnement soulevé par les divers intervenants concerne le niveau de responsabilité économique qui correspond à la guerre économique. Deux aspects sont à souligner ici. Premièrement il s’agit d’une différenciation des pratiques d’acteurs en temps de « guerre économique » et, finalement, de la définition d’au moins deux types de cette guerre : compétition économique entre entreprises et compétition entre états. Deuxièmement, ce débat configure une nouvelle mise en scène de la conflictualité existante dans les rapports entre entreprise et politique économique de l’état, représentative pour la conflictualité potentielle entre intérêt privé et intérêt public. La guerre économique devient ainsi une forme de dirigisme d’état et les entreprises « se trouvent, en fait, les otages d’une guerre économique à laquelle elles ne participent pas. » (16 novembre 1995)

Ainsi, le journal construit les significations de la guerre économique par des interrogations successives. Pour répondre, on organise un débat autour du terme, on donne la parole aux intervenants extérieurs.

La spécificité de la définition donnée par Les Echos met en avant le fait qu’elle se fait parallèlement sur au moins deux niveaux : par une définition polyphone de l’expression guerre économique et de ses éléments et par une mise en scène de l’action guerrière dans le domaine économique .

Notes
144.

Rappelons que cette expression est utilisée en 1970 par Bernard Esambert qui s’adresse ainsi aux étudiants de l’Ecole Polytechnique.

145.

A remarquer le fait que les Coopérants du service national substituent en 1993 les Volontaires du service national apparus au lendemain de la décolonisation ; ayant au départ une mission administrative, à partir de 1983 les volontaires remplissent également la fonction de prospection de marchés pour le compte des entreprises françaises.

146.

Favilla est le pseudonyme de l’éditorialiste des Echos. Sur le site Internet du quotidien nous avons trouvé cette précision : « Depuis près de quarante ans, il donne tous les jours son opinion sur l’actualité économique ou politique française. C’est l’un des journalistes les plus lus des Echos. Et pourtant, il n’existe pas, Favilla… C’est en effet sous ce nom qui signifie « petite étincelle » en italien qu’a été créée dans les années soixante, par Jacqueline Beytout, une chronique quotidienne représentant la « pensée du journal », à une époque où les éditoriaux de la Rédaction étaient rares. Mais Favilla a évolué depuis longtemps : la signature cache aujourd’hui un collectif de trois personnalités, extérieures au journal, et impliquées dans la vie active, privée ou publique… Leurs noms ? Chut. Ils ne seront jamais dévoilés ! »