1.2.3. Les significations de la notion de « guerre économique »

Pour le quotidien Les Echos, le sens de la guerre économique varie entre une continuation de la politique par d’autres moyens (économiques cette fois-ci), en remplacement des actions militaires par des actions économiques, comme dramatisation de la concurrence, ou encore comme forme sémiotique de la mondialisation.

En tous les cas, par l’utilisation de la métaphore de la guerre économique, on institue l’économie comme un espace de violence. Le paradigme devient également un modèle de représentation ou ce que M. Foucault appelle un modèle politique 147 . Dans un même temps la guerre économique est une forme sémiotique de la mondialisation, synthèse des changements et des risques, ainsi que des stratégies d’acteurs.

L’idée de changement est de nouveau fort présente dans le discours sur la guerre économique. J. Delors parle de la nécessité d’adapter « l’économie française à la nouvelle donne mondiale » (28 avril 1995) ; l’association Confrontation qui prône une réconciliation entre la nation et l’Europe affirme : « L’Europe ne prendra sens que comme trait d’union entre nations et monde, capable de former une fraternité autour d’un nouveau modèle de développement » ; pour caractériser ce nouveau type d’économie, on parle souvent des changements de la nature de la compétition économique qui devient « de plus en plus rude » (23 octobre 1995)

Sans doute, d’ailleurs, la mondialisation – la guerre de tous contre tous, la mondialisation comme chaos originaire – donne-t-elle une force nouvelle à la notion de guerre économique qui devient une réaction face à cette nouvelle économie.

Voici les principales significations que le journal Les Echos donne à l’expression « guerre économique » :

1. La guerre économique comme continuation de la guerre militaire entre les Etats

Forme de puissance, la guerre économique exprime une logique de concurrence entre les Etats. Elle est permanente, mais volatile en ce que concernent les alliances. Son caractère politique institutionnel est représenté comme évident, ainsi que sa nécessité. Cette forme de guerre implique le rassemblement de toutes les forces d’un pays autour d’un objectif de puissance économique établi au niveau national. Il s’agit d’une forme classique et historique de compétition qui accompagne l’histoire de l’Etat et qui constitue le lien le plus direct entre la guerre et l’économie.

a. Des causes économiques déterminent la stratégie géopolitique des Etats

Comme nous l’avons vu, la guerre pour les ressources représente une des principales explications économiques des guerres. Dans une référence critique au livre Saddam Hussein de J. Miller et L. Mylroie traitant de la première guerre du Golfe, deux de trois citations se réfèrent aux rapports historiques entre les actions de politique étrangère américaine et « la dépendance de la nation vis-à-vis du pétrole » (18 janvier 1991). Selon les auteurs du livre, l’Amérique devrait s’interroger sur une question « pas vraiment posée sur la place publique : pourquoi le pétrole bon marché devrait-il être l’un des intérêts vitaux de la nation ? ».

Les ressources premières définissent la stratégie des « guerre économiques » menées par les Etats. Ainsi, elle définit le domaine central des relations entre Etats comme étant le domaine économique. On parle désormais de relations économiques internationales  et de la géoéconomie . D’après une analyse de J.-L. Levet, « la démarche ultralibérale rejoint paradoxalement les conceptions nationalistes car toutes les deux conduiraient, se elles devenaient dominantes, au même résultat : la dissociation d’un bloc d’influence germanique et d’un bloc latin moins puissant, tandis que la Grande Bretagne renouerait davantage avec les Etats-Unis. » (9 octobre 1992).

En opposition, « la construction européenne trouve bien ses racines dans l’équilibre du couple franco-allemand, et la partie de l’opinion allemande opposée à Maastricht reproche au traité précisément de diluer la puissance de l’Allemagne et son symbole, le mark, dans l’Union économique et monétaire » (9 octobre 1992).

b. Les effets économiques des guerres

Le 17 décembre 1991, le journal Les Echos classe les actions terroristes de l’IRA dans le domaine de la « guerre économique » : « L’Armée républicaine irlandaise a réussi hier à provoquer le chaos à Londres, poursuivant la ‘guerre économique’ qu’elle a lancée début décembre en Angleterre » 148 Il s’agit des explosions de faible intensité, mais qui provoquent des « gênes » économiques dans la ville. Il s’agit d’après nous d’une utilisation abusive du terme, prouvant son « succès » dans le discours de presse.

Un deuxième aspect attire notre attention : il s’agit du caractère secret que ces causes économiques possèdent dans le discours politique. Les guerres semblent toujours avoir des causes économiques, mais elles restent dans la majorité des cas, absentes dans les déclarations de guerre et sur la guerre. Les causes économiques ne sont-elles pas considérées suffisamment importantes pour justifier la décision politique de commencer une guerre ? La presse parle du lien entre intérêt économique et guerre, mais le sens est plutôt celui d’une accusation. Un réquisitoire qui met en cause dans une égale mesure l’absence de transparence dans le discours politique et le rapport que les politiques établissent entre intérêt économique et effort national de guerre.

Quel est le malaise, pourquoi ne pas affirmer ouvertement que nous faisons la guerre pour contrôler la production de pétrole – semblent se demander les journalistes du quotidien Les Echoc, faisant réapparaître dans le discours médiaté français – avec l’utilisation de l’expression « guerre économique » - le domaine économique comme domaine stratégique d’intérêt national.

c. Les actions économiques remplacent les actions militaires dans le cadre de la concurrence entre Etats

Dans la compétition économique entre Etats, les statistiques, les données chiffrés, les tableaux comparatifs sont tout autant de preuves pour prouver la qualité de « première économie mondiale ». Quand la Chine annonce ses résultats économiques au niveau national au début des années 2000 et qu’elle se situe désormais au cinquième rang mondial dans un classements des « pouvoirs économiques », un vent de panique souffle dans les pays occidentaux les plus développés. Ce type de classement met en scène des rapports concurrentiels conflictuels entre les Etats.

Une série d’alliances se forme à partir des raisonnements et des causes économiques.  En mai 1991 en réponse à une déclaration gouvernementale de Mme Cresson, les députés UDC s’interrogent, mettant en question l’engagement européen du Premier ministre : « On ne sait ce qui l’emporte en vous : la construction européenne ou le protectionnisme face aux Japonais et la guerre économique avec l’Allemagne ? » (23 mai 1991). On observe la dialectique entre politique/économie qu’implique l’opposition entre « ouverture politique européenne » et « protectionnisme économique ».

d. La guerre économique comme expression de la compétition commerciale entre les Etats

La concurrence économique entre Etats, dans le contexte d’une compétition mondiale entre « puissances industrielles » semble être un des objectifs de chaque gouvernement, selon une logique concurrentielle. On retrouve de nouveau l’économie comme forme de visibilité du pouvoir, comme symbole d’un Etat puissant et donc capable à dire son mot sur la scène internationale. Des bons résultats économiques au niveau national, une bonne position dans les classements concernant le PIB ou le taux d’exportations confèrent aux Etats une autorité politique à l’extérieur et, ainsi, des arguments de campagne électorale à l’intérieur.

Un article des Echos du 17 avril 1992 insiste sur la compétition entre les Etats-Unis, l’Europe et le Japon en ce qui concerne le commerce extérieur. Une abondance de chiffres – « les Etats-Unis ont enregistré un excédent de 2,6 milliards de dollars sur l’Europe occidentale en février, après 1,7 milliard en janvier. Pour la seule CEE, le surplus est de 2,47 milliards après 1,87 milliard en janvier. Le déficit commercial s’est même réduit avec le Japon pour tomber à 2,96 milliards de dollars contre 3,8 milliards le mois précèdent » - constitue la preuve évidente du fait que « les Etats-Unis ont récupéré leur forte position de compétitivité ». Cependant, si des accords économiques ne sont pas réalisés dans des domaines considérés – toujours selon l’article – comme « stratégiques », les pays peuvent déclarer de vraies « guerres commerciales ».

Nous observons également l’importance que l’exportation semble avoir dans l’expression de la puissance de l’Etat. Selon Mme Barbara Franklin, secrétaire américain au Commerce, « les Etats-Unis auront à faire face dans les mois à venir à un véritable défi à l’exportation car leurs principaux partenaires commerciaux enregistrent une très faible croissance ». Le rapport en quelque sort paradoxale entre importateurs et exportateurs, les dépendances entre Etats concurrents dans ce domaine rend la compétition économique encore moins transparente et revoie de nouveau aux « brouillard » de la guerre dont nous parle Clausewitz.

La faible croissance d’un Etat – qui exprime un manque de puissance économique – peut à moyen terme pénaliser un gagnant dans la compétition commerciale entre des pays, en réduisant son volume d’importations. Gagner ou perdre dans la compétition économique internationale devient ainsi une question aléatoire, qui fait apparaître un équilibre instable.

La guerre commerciale semble opposer les « vieilles et nouvelles nations industrielles » (18 août 1992). La position de « nouvel entrant » dans la compétition commerciale entre les Etats est handicapante en terme d’image. Obligatoirement différente de celles des industries occidentales de tradition, avec les moyens « hors norme » donc difficilement acceptables, la culture industrielle des pays asiatiques, par exemple, diminue leur légitimité à gagner des batailles économiques. Dans l’article cité, on nous en apporte la preuve : « la Swatch et SHM (…) ont réussi à démontrer que la guerre économique que se livrent vieilles et nouvelles nations industrielles sur le marché des produits de grande consommation, ne se solde pas forcement à l’avantage de ces dernières ». Les Suisses comptent « rendre la monnaie de sa pièce » au Japon, suite à une action de délocalisation de la fabrication de montres en Asie, qui pourrait entraîner le dépassement de la consommation japonaise annuelle de montres. Dans la guerre économique, comme dans la guerre militaire, les alliés ont toujours raison et « les amis de nos amis sont nos amis », tout comme les ennemis de nos amis sont nos ennemis. La firme suisse est ainsi « sauvée », même si son action pourrait être considérée – vue de Tokyo – comme une entreprise de concurrence déloyale. Le caractère idéologique du discours sur la guerre est une constante dans tous les types de confrontation conflictuelle de ce type.

e. Les guerres constituent des marchés porteurs : le complexe militaro-industriel et la reconstruction

En 1991 plusieurs articles publiés dans Les Echos concernent le sujet de la reconstruction après la première guerre du Golfe. Dans ce contexte, il est à souligner, par exemple, la faiblesse que représente la non-participation militaire du Japon à cette guerre, fait qui équivaut à son absence du marché de la reconstruction. « Absent militairement et politiquement de la guerre du Golfe, le Japon se résigne à l’être aussi du formidable marché de la reconstruction du Moyen-Orient » (4 mars 1991).

Les alliances réalisées pendant la guerre inscrivent souvent les guerres militaires récentes dans une vision économique de l’après-guerre, comme c’est notamment le cas de la Yougoslavie ou de l’Irak.

f. La guerre économique entre Etats vise l’affirmation de la puissance politique

Au début des années 90 les Etats-Unis sont en crise. Le Japon, qui ne fait pas partie des alliés de Washington dans la première guerre du Golfe ressentent le péril économique que peut représenter le retour « d’une Amérique politiquement puissante sur la scène internationale » (4 mars 1991).

L’Etat a également la possibilité d’imposer de mesures de défense économique . Quand Edith Cresson est nommée à la tête du gouvernement français en 1991, les partenaires économiques de la France sont inquiets face à de possibles mesures protectionnistes. Paris considère cependant que de telles mesures sont justifiées par « l’expansionnisme japonais ». En termes de puissance, ses actions économiques font l’effet de mesures militaires. Mme Cresson est appelée par la presse allemande « Jeanne d’Arc de la guerre économique » (17 mai 1991), l’image étant reprise d’ailleurs par des tabloïds britanniques. Le même événement politique est inscrit par les acteurs nippons dans la logique d’un ancien conflit économique avec la France, dix ans plus tôt, nommé par Les Echos « l’incident de Poitiers » 149 .

Un autre exemple est donné par l’article consacré à la visite à Paris, en 1991, du président russe Boris Eltsine, bon prétexte pour faire une analyse de l’économie dans la zone de l’ex-Union soviétique. L’indépendance des nouveaux états passe par l’indépendance économique, et notamment par l’émission d’une monnaie propre. Ainsi, le président ukrainien, Leonid Kravtchouk « fait imprimer au Canada de nouveaux billet de banque pour lancer sa propre monnaie au début de l’été » (5 février 1992). Moscou n’apprécie pas ce signe d’autonomie et à Nikolaï Chmeliov, cité dans le même article, d’affirmer : « ce sera la lutte à couteaux tirés entre les républiques, la porte ouverte aux nationalismes et aux désordres. Je suis très pessimiste, car le problème est d’abord politique ». Un autre économiste russe, un conseiller présidentiel, Andrei Fedorov, fait le lien direct entre la nouvelle monnaie et la puissance recouvrée par les anciens états satellites de Moscou en affirmant que « après l’Ukraine d’autres républiques décideront de créer leur propre monnaie, voire leur propre armée. » Les mêmes sources considèrent que cette décision de Kiev est une preuve du manque d’unité de la CEI, « bipolarisée entre les Etats tournés vers l’Ouest et ceux qui regardent plutôt vers l’Est ».

Des actions de politique économique interne seront ainsi interprétées selon une grille conflictuelle du type « guerre », dans notre cas selon l’ancienne grille de la guerre froide, preuve de la capacité du paradigme de la « guerre » à imposer des critères spécifiques d’intelligibilité des actions politiques en ajoutant une dimension conflictuelle à la signification des décisions de différents acteurs. Kiev se déclare inquiet de la stabilité de la monnaie russe, le rouble, et demande « que l’Occident l’aide à constituer un fonds de stabilisation de cette nouvelle monnaie » en même temps que Moscou interprète son geste comme une réaction contre la Russie. Le scénario se répétera en 2006, quand la presse française parle de la « guerre du gaz » entre Moscou et Kiev.

Dans un article sur le Traité de Maastricht, François Périgot – alors président du Conseil National du Patronat Français – affirme que l’enjeu fondamental de la construction européenne est « la capacité des pays d’Europe occidentale d’affirmer leur puissance économique et leur rayonnement dans le monde. C’est la condition essentielle du maintien des systèmes d’organisation politique, économique et sociaux qui sont les nôtres et des valeurs de civilisation dont nous sommes porteurs. » (8 septembre 1992). Dans un contexte de « compétition nouvelle »« les espaces nationaux [ne sont] plus à la dimension des enjeux économiques », l’Union européenne représente pour l’auteur une condition essentielle de réussite économique des pays qui y en font partie, réussite qui est liée à un espace nouveau de concurrence mondiale. Cette concurrence ressemble à une guerre mondiale et le vocabulaire militaire utilisé est la preuve : Maastricht devient « un mécanisme incontournable de concertation et de convergence des politiques économiques, enfin et surtout une arme de dissuasion majeure 150 », les entreprises sont « les fantassins de l’Europe », « disposées en ordre de bataille », ou « les troupes livrées sans défense aux prédateurs du monde entier » qui attendent qu’on leur donne « les ultimes moyens de leur victoire ». Cependant, l’ennemi reste diffus et aléatoire – la guerre doit être menée contre tous ceux qui « menaceraient nos positions », contre « les prédateurs du monde entier ». L’auteur, qui parle au nom de l’entreprise, demande une mobilisation politique générale et prolonge la métaphore de la guerre économique en comparant les entreprises avec l’armée en temps de guerre : on doit pas donc abandonner les entreprises françaises « en rase compagne », elle qui sont « sollicitées chaque jour d’investir, de créer plus d’emplois, de prendre des risques et de défendre nos couleurs dans le monde ». « Ce serait pour elles un abandon si la nation refusait d’afficher aux yeux du monde une volonté dont elles ont besoin pour mener leur combat ». La figure du risque reste d’ailleurs une des figures les plus importantes du discours de l’économie libérale, qui assure ainsi un lien paradigmatique avec la notion de « guerre économique » .

Le récit de la guerre moderne est admirablement respecté dans cet article. Tout y est : l’objectif politique de puissance, la compétition, les troupes prenant des risques, le besoin de mobilisation générale. De plus, comme le système économique fait partie des valeurs avancées du monde occidental, il doit être défendu au même titre que le système politique et social. Pour respecter la tradition occidentale, l’auteur parle d’un « libéralisme humaniste et solidaire, moralement exigeant ». La guerre économique existe donc, elle constitue une réalité a priori du monde d’aujourd’hui, ce qui compte finalement et d’imposer les règles du jeu. L’enjeu de puissance passe par cette capacité à imposer des normes morales dans l’espace politique, économique et social mondial. « Telle est pourtant la mission de l’Europe, l’ardente responsabilité de notre génération : berceau d’une certaine civilisation, porteuse de valeurs humanistes où la personne, sa liberté, sa responsabilité sont au centre de tout, l’Europe a édifié un modèle d’organisation économique et sociale aussi précieux que coûteux : elle a le devoir de le conserver et de le transmettre aux générations futures. » (8 septembre 1992).

2. La guerre économique comme forme de concurrence entre entreprise et Etat

Le paradigme de la guerre économique inscrit les rapports entre l’Etat et les entreprises situées sur son territoire dans une relation d’ambiguïté. D’un côté, la nationalité des entreprises légitime le discours des Etats sur l’économie nationale leurs politiques de concurrence au niveau mondial. De l’autre, comme le domaine économique tend toujours à acquérir un statut d’indépendance par rapport de l’Etat, l’entreprise tentera d’affirmer son propre pouvoir politique.

Déjà au début des années 90, conformément aux propos de B. Esambert, le discours sur la guerre économique hésite entre une guerre entre Etats et une guerre entre entreprises concurrentes. Au moment où les entreprises commencent à dépasser les limites des Etats, le thème de la « nationalité » de l’entreprise devient un leitmotiv du discours des médias. Les avis des économistes sont controversés mais, malgré cette difficulté, les politiques parleront toujours d’une économie nationale où, comme solution de compromis, d’une identité européenne des grands groupes. En visite à Tokyo en mai 1991, Jacques ne compte pas « dévoiler son plan de bataille dans cette nouvelle guerre économique décisive » (22 mai 1991). Il s’agit à l’époque d’un conflit d’intérêts économiques entre la CCE et le Japon. « L’avenir de l’Europe en semi-conducteurs » en dépend. En échange de la réalisation d’un groupement de grands patrons de l’électronique (Philips, SGS-Thomson et Siemens) l’Europe promet « une augmentation des crédits européen de recherche ».

A. Perrot 151 se demande quels sont les éléments qui permettent de définir la nationalité des entreprises : le style du management, les capitaux, la localisation du siège, les emplois ou l’origine des brevets ? Il n’y a pas de réponse tranchée. Pourtant, les délocalisations « émeuvent encore beaucoup à la fois les autorités nationales, les médias, l’opinion publique, etc. ». On oppose de plus en plus souvent la logique de la concurrence à la politique industrielle des Etats et on se pose la question du droit des Etats à intervenir dans les mécanismes économiques qui semblent régir désormais elles seules par les « lois » de la mondialisation l’activité économique. De plus, cette intervention se traduit par des aides d’Etat envers les entreprises ce qui est généralement perçu comme « un transfert des contribuables vers les entreprises et que donc, en termes de redistribution des richesses, il s’agit plutôt, pour pousser le bouchon un peu loin, d’un transfert des pauvres vers les riches » 152 .

Comme dans le cas de la puissance guerrière, l’Etat apprécie la puissance qu’une économie florissante peut lui accorder. Mais comme avec l’armée, cette cohabitation entre pouvoir politique et pouvoir économique reste ambiguë et peut s’avérer risquée.

Dans une critique de l’ouvrage La révolution des pouvoirs de Jean-Louis Levet et Jean-Claude Tourret, le journal Les Echos (6 mars 1992) insiste sur quelques constats des auteurs cités :

- « Les grandes entreprises tissent des réseaux d’action qui ignorent les frontières et remettent en cause la souveraineté des Etats-nations ». On note une différence faite entre l’« entreprise » et la « grande entreprise », puis la compétition qui est clairement exprimée entre l’Etat et cette entreprise que nous devinons internationale et, en même temps, produit spécifique de la mondialisation.

- « Dans ce contexte, les gouvernements sont conduits à s’extraire de leur cadre domestique pour devenir acteurs de l’économie mondiale en soutenant leur tissu d’entreprises pour tout à la fois combattre le chômage, améliorer la compétitivité, conquérir de nouveaux marchés ». La réaction de l’Etat, face à cette « menace », semble être un repositionnement en termes de politique économique qui passe par un soutien plus important à « leur tissu d’entreprises », à comprendre qu’il existe deux sortes d’entreprises, d’un côté les entreprises échappant au contrôle de l’Etat et potentiellement ennemies, et, de l’autre, « nos entreprises », qui peuvent aider l’Etat à sauvegarder sa puissance. De plus, ce nouveau contexte globalisé oblige les Etats à articuler de manière permanente les actions internes de politique économique et l’affirmation à l’extérieur de leur capacité à agir en tant qu’ « acteur de l’économie mondiale ». Les objectifs de cette internationalisation des politiques économiques des Etats sont les marques de sa puissance économique : l’emploi, la compétitivité et le contrôle des marchés.

- « Pour les auteurs, la capacité de résister aux Japonais doit passe par deux étapes essentielles. D’une part, créer les conditions d’une ‘nouvelle alliance’ entre les états et les entreprises (…). Deuxième condition : la naissance d’un patriotisme économique européen ». De nouveau la guerre économique passe au niveau des Etats (entre la France et le Japon, dans ce cas) et dans cette guerre l’Etat et ses entreprises doivent faire corps commun. De plus, dans la dernière phrase, la guerre comporte une dimension internationale en opposant des structures comme l’Union européenne à des grandes puissances économiques du jour : le Japon et les Etats-Unis. L’Union européenne devient ainsi une solution pour la France dans la guerre économique mondiale.

3. La guerre économique comme expression sémiotique de la mondialisation

Michael Porter, l’un des fondateurs de la pensée stratégique économique contemporaine publie en même temps le livre L’avantage concurrentiel (1985), qui traite des rapports concurrentiels entre entreprises et L’avantage concurrentiel entre nations (1986). Il explique comment, dans une région donnée, et par la synergie entre Etat et entreprise, de « grappes industriels », groupement d’acteurs économiques nationaux, parviennent à une domination du marché mondial.

Dans ce type de propos, l’activité économique en général est présentée comme étant une forme de guerre. Et comme généralement une guerre cache une autre, il existe aujourd’hui une nouvelle forme de guerre idéologique entre deux écoles économiques : l’ultralibéralisme et l’interventionnisme.

Selon la logique libérale, les Etats doivent répondre à une nouvelle demande, celle de créer une nouvelle dynamique face à la globalisation de l’économie. D’après l’économiste français J.-L. Levet 153 la mondialisation comme « processus de valorisation des ressources matérielles et immatérielles à l’échelle de la planète, change la notion même de souveraineté, en remettant en cause les conditions de l’efficacité de l’action de l’Etat ». Cela peut signifier une nouvelle forme de définition de la souveraineté, cette fois-ci en termes d’efficacité économique.

Les succès du marché intérieur n’étant plus suffisants pour participer à la nouvelle compétition mondiale, les Etats doivent, selon le même auteur, être capables d’assurer « de la valeur ajoutée et de la cohésion sociale ». Le sens politique de l’économie prend, avec la mondialisation et donc avec la « guerre économique », une nouvelle dimension : comme « les nouveaux outils de souveraineté sont d’ordre technologique, industriel et culturel » l’économie devient le principal domaine de la puissance et la cohésion sociale doit servir cet intérêt. D’une compétition économique entre des Etats qui vont comparer leurs indicateurs d’économie interne et assurer de classements, la mondialisation oppose les Etats, dans une « logique de l’affrontement concurrentiel qui prévaut désormais ». Cette logique à un coût, comme toute guerre : il s’agit de sa « dynamique destructive et termes d’emplois et d’infrastructures industrielles. »

Cependant, dans un article publié dans Les Echos, J.-L. Levet affirme son opposition à la doctrine néolibérale (9 octobre 1992). Il plaide, par exemple, plutôt pour une Union européenne comme « espace politique commun » non limité à une « zone de libre-échange ». Dans ce contexte, le traité de Maastricht est « une réponse à ces dérives institutionnelles et idéologiques [ultralibérales], et l’expression d’un nouvel élan politique ». Les pistes clés de l’Europe politique sont la citoyenneté européenne, l’extension modérée des pouvoirs du Parlement européen, l’institution d’un comité consultatif des régions. Finalement, cette dimension politique est la seule à pouvoir donner à l’UE « les moyens de créer une nouvelle dynamique face à la globalisation de l’économie ».

Ce débat idéologique est basé principalement sur le même problème du rôle de l’Etat dans le contexte de la mondialisation et, plus généralement, sur les rapports qui peuvent exister entre le politique et l’économique. La position de J.-L. Levet est clairement exprimée dans l’article cité et vise un équilibre entre les deux doctrines, avec cependant une préférence vers la deuxième : il souhaite une « réinsertion de la politique de concurrence dans une politique de construction d’une Europe industrielle », un modèle de coopération européenne comme forme d’autorité et donc comme « facteur de paix économique » et une Union européenne comme une instance de régulation, « un opérateur mondial contribuant à la solution des problèmes internationaux qui dépassent les compétences des Etats agissant séparément ».

L’Etat exprime le pouvoir de la norme politique ; depuis quelques siècles l’Etat est le seul détenteur de la force légitime et l’économie est définie comme nationale. La mondialisation est utilisée comme contexte de remise en question de cet ordre avec des nouvelles structures de pouvoir, selon une logique de privatisation du pouvoir politique .

a. La guerre économique comme contexte motivant des mesures politiques exceptionnelles

Il s’agit soit des demandes de la part des entreprises, soit d’un argumentaire utilisé par l’Etat pour imposer les mesures impopulaires.

Nous retrouvons de nouveau B. Esambert, cette fois-ci dans un article signé dans le journal Les Echos en tant que Président du conseil d’administration de l’école Polytechnique (24 mars 1992). La guerre économique serait un contexte suffisant pour proposer des changements importants dans la stratégie de cette institution d’enseignement. « Face à la ‘guerre économique’, la prestigieuse école Polytechnique attaque sabre au clair, et élabore des projets tous azimuts ». Parmi ces mesures : « trilinguisme, stages à l’étranger, échanges internationaux, ‘visiting professors’ », une vraie « révolution culturelle » pour cette institution. L’enseignement se propose de se rapprocher des entreprises et établit des systèmes de partenariat avec celles-ci (groupe Générale des Eaux, Caisse des Dépôts, Crédit national…), de se concentrer sur la recherche appliquée ou de réaliser « une formation complémentaire en biologie, en collaboration avec l’Ecole de Santé des Armées de Lyon ».

La logique de ces changements est entièrement circonscrite à la logique de guerre et à l’importance d’avoir des « soldats » bien formés aux « métiers des armes ». On note également que pour préparer la guerre économique, la France aurait besoin, selon B. Esambert, d’une réelle coopération entre l’Etat et les entreprises, voire d’une réelle implication de l’entreprise dans les affaires de l’Etat. Une solidarité économique dans laquelle les différentes natures des acteurs se confondent dans un économisme national et idéologique.

b. La guerre économique comme forme de légitimation de la violence économique

En mai 1991 la Confédération Générale des cadres propose au gouvernement le lancement d’un grand emprunt de l’Etat pour relancer l’économie française menacée par un contexte de crise. « Nous sommes en guerre économique contre le Japon, peuple expansionniste » - affirme dans un article publié dans Les Echos (28 mai 1991) le président des cadres, Paul Marchelli, qui précise que les victimes de cette situation sont les « trois millions de chômeurs » et que le chômage est cause de violence sociale économique : les grèves. P. Marchelli lance un avertissement : « nous sommes au bord d’explosions en cascade ».

A son tour, J.-L. Levet considère que la logique qui prévaut désormais est celle de « l’affrontement concurrentiel » au niveau mondial. A son tour, il avertit que la conséquence directe de cette logique est une « dynamique destructive en termes d’emplois »(9 octobre 1992).

Dans un même temps, nous enregistrons des prises de positions contre la guerre économique : il s’agit de ce que nous pouvons appeler des formes de pacifisme économique.

« On sent bien ce que ce dessein, dans sa raison, a d’un peu fou, de contre nature. Les communautés de haine ont été jusqu’ici (et restent encore souvent) un levier bien plus naturel et puissant pour fédérer les hommes et les faire avancer que les projets de communautés fraternelles. Quand il parle de « guerre économique », le langage trahit bien la pérennité de ce ressort agressif auquel il faut encore faire appel pour galvaniser le courage et l’énergie de masses réputées pourtant pacifiques » (Flavilla, 17 décembre 1991). Il s’agit de créer ainsi une opposition entre la barbarie, la haine d’un côté et la modernité de l’autre. « Maturité culturelle suprême ou variante contemporaine de l’instinct de survie ? ». La guerre économique est ici évidemment un retour vers la forme originaire de la guerre définie par un manque de culture et de réglementation.

L’Union européenne est considérée par J.-L. Levet (9 octobre 1992) comme un possible « facteur de paix économique ». En s’opposant à la logique de guerre imposée d’après lui par la doctrine néolibérale, l’auteur écarte « les pièges du pacifisme économique (désarmement unilatéral) et du protectionnisme défensif (nationalisme) » et mise plutôt sur les valeurs dont l’Europe est porteuse. Le seul problème reste la capacité de coopération au niveau des pays de l’Union européenne qui assurera la puissance et l’autorité nécessaires pour imposer ces valeurs. « L’Union européenne peut fournir un exemple de coopération unique dans le monde, faire naître une conscience européenne à l’égard du reste du monde et une énergie nouvelle pour peser sur les relations internationales et être ainsi un facteur de paix économique ».

c. La guerre économique comme la mise en question du rôle de l’Etat

En soulignant que la mondialisation de l’économie remet en cause les conditions de l’efficacité de l’action de l’Etat et change la nature de la souveraineté (économique) d’une nation, J.-L. Levet précise les domaines de cette perte de puissance : « La politique monétaire se heurte de plein fouet à la libre circulation des capitaux qui, avec les nouvelles technologies de communication, prend une ampleur jamais égalée. Les politiques de maîtrise du marché intérieur voient leurs effets s’atténuer au fur et à mesure que les marchés domestiques se branchent sur le marché mondial. L’ouverture de l’économie et l’accroissement des importations atténuent le rôle de régulation globale que la politique budgétaire a pu avoir dans le passé » (9 octobre 1992). La solution proposée par l’auteur passe par une coopération intergouvernementale au niveau de l’Union européenne – qui voit ainsi son rôle politique réalisé – qui, finalement, provoquera « un regain de dynamisme démocratique à l’échelle locale et nationale ».

O. Dassault exprime le point de vue des entreprises (18 décembre 1992) en estimant nécessaire « de définir le rôle de l’Etat et celui des entreprises et de les replacer dans leur cadre naturel d’action afin d’éviter la confusion actuelle, mais aussi de permettre une réflexion prospective qui paraît indispensable. Le rôle de l’Etat devrait être de favoriser l’environnement des entreprises, de recentrer ses actions à l’exportation et de tout mettre en œuvre pour ne pas entraver l’efficacité des entreprises ». Principaux acteurs de la guerre économique, les entreprises doivent être secondées par l’Etat qui doit faire de ce soutien la principale préoccupation politique. Seule, selon O. Dassault, à pouvoir assurer une « économie puissante et prospère », l’entreprise assure également la principale source de pouvoir aux politiques. La puissance de la force économique et du vainqueur de la violence économique de la concurrence et de la mondialisation confère un rôle « politique » aux entreprises.

On trouve dans le corpus des exemples qui relieront les niveaux idéologique, économique et politique comme étant en relation d’interdépendance. « Une guerre de religion sous-tend la guerre économique qui elle-même conditionne de plus en plus les choix politiques » (14 août 1991).

d. Les institutions économiques supranationales et la « diplomatie économique »

Pour J.-L. Levet (9 octobre 1992) le projet politique de l’Union européenne demeure une solution pour la diminution des rôles des Etats dans la compétition économique liée à la mondialisation. L’avantage consiste dans une forme de coopération qui assurera en même temps une synergie en termes de puissance et un renforcement politique national. « Enfin, l’Union devrait être à la fois un opérateur mondial contribuant à la solution des problèmes internationaux qui dépassent les compétences des Etats agissant séparément (environnement, pauvreté, sécurité) ; une instance de régulation qui suppose une reconstruction et une relégitimation des institutions, depuis les communes jusqu’à l’Union ; un facteur de renouveau démocratique, car, paradoxalement, le défi institutionnel de l’Union ne pourra être relevé sans un regain de dynamisme démocratique à l’échelle locale et nationale ».

Voici, de manière synthétique, les principaux sens de l’expression « guerre économique » développés dans le corpus analysé :

Corpus Les Echos : les principales significations de l’expression « guerre économique »
Continuation de la guerre militaire entre Etats
La guerre économique est une forme de concurrence entre Etats
La géoéconomie : les causes économiques déterminent la stratégie des Etats
Les actions économiques remplacent les actions militaires
La guerre militaire constitue un marché économique
La guerre militaire a des effets économiques
Concurrence entre entreprise et Etat
La violence économique de la concurrence
Les entreprises : « soldats » de la guerre économique
Expression sémiotique de la mondialisation
La guerre économique est une cause d’insécurité économique
La guerre économique remet en cause les compétences de l’Etat
Légitimation du « patriotisme économique »
Affirmation de la « gouvernance mondiale » et de la « diplomatie économique »
Notes
147.

FOUCAULT, Michel – Il faut défendre la société, Seuil/Gallimard, Paris, 1997

148.

Londres désorganisée par la « guerre » de l’IRA, Les Echos, n° 16037 du 17 décembre 1991, p. D

149.

Des produits venant d’Asie sont confisqués par la douane française à Poitiers ; métaphore renvoyant à la bataille de la Poitiers (732) au cours de laquelle Charles Martel s’oppose à la progression des Sarrasins d’Abd-er-Rahman.

150.

Il s’agit des mots qui définissent l’arme chimique au temps de Charles de Gaulle.

151.

PERROT, Anne – « Comment définir le concept de nationalité de l’entreprise », in Les Entreprises européennes dans la compétition mondiale » - les Actes des Rencontres économiques du Cercle des économistes, Aix-en-Provence, 2004, p. 27

152.

Idem, p. 28

153.

LEVET, Jean-Louis – La Révolution des pouvoirs : les patriotismes économiques à l’épreuve de la mondialisation, Economica, Paris, 1992