2.1.1. La « nouvelle économie » et la mondialisation

Située au centre de tout discours sur la guerre économique, la notion de mondialisation semble être aujourd’hui encore assez floue. Globalisation des échanges, circulation de biens, de l’information et de l’argent, concurrence mondiale, nouvelle forme de colonisation se sont seulement quelques unes des significations du mot « mondialisation ». Le succès du terme a certes rendu banal l’usage du mot, sans pour autant répondre pleinement aux questions concernant ses multiples implications. Si nous nous intéressons ici aux définitions de la mondialisation, c’est dans le but de mettre en évidence les aspects qui représentent des liens sémiotiques possibles entre la nouvelle définition de l’économie et le paradigme de la guerre : conflictualité accrue des rapports concurrentiels, déréglementation, perception de risque lié au changement et à sa rapidité et, finalement, le sentiment d’insécurité économique.

  • Le concept de « nouvelle économie »

D’après Michel Cartier 155 l’origine de la nouvelle économie peut se penser à partir de deux idées : celle du « nouvel ordre mondial », suscitée par la chute du Mur de Berlin et celle de « information highway », lancée aux Etats-Unis par Bill Clinton lors de sa campagne électorale en 1992. Il s’agirait, ainsi, d’un double rattachement de la nouvelle économie, d’un côté à l’histoire de la guerre froide, et de l’autre à l’imaginaire des nouvelles technologies de communication.

M. Cartier essaie de rationaliser le mythe de la nouvelle économie et analyse les étapes de celle-ci. Dans une première étape, celle de gestation – la nouvelle économie est plus une promesse qu’une réalité, remarque le chercheur. Aux Etats-Unis, « le mirage de cette époque fut d’avoir trouvé une solution (le Web) à un besoin très médiatisé mais non analysé (le commerce électronique », le principal enjeu des acteurs étant « l’accès au réseau ». Mais après le mythe, le désenchantement : la période prend fin par des pertes record dans la capitalisation boursière 156 . La crise touche particulièrement le secteur des télécommunications, première victime de l’enthousiasme économique lié aux nouvelles technologies.

La première étape de la nouvelle économie s’achève de manière dramatique, selon M. Cartier, deux événements marquant également la fin du mythe : les attentats du 11 septembre et les « tricheries » comptables par lesquelles les grands groupes du secteurs des communications (World Com, Vivendi Universal, Global Crossing, Adelphia Communication, Tyco, Qwest, etc.) cherchent à maquiller leur endettement. Dans les deux cas, l’effet immédiat est une perte de la confiance économique.

Il est intéressant de remarquer dans le contexte le rôle de l’imaginaire dans la structuration du désir économique. De la même manière que pour toute type d’action-pouvoir, l’action économique fonde sa combativité concurrentielle sur l’imaginaire du gain, de la planification et de la réactivité. Dans un même temps, l’action économique a besoin de la confiance comme base de l’existence contractuelle des alliances économiques. L’imaginaire économique se pense ainsi dans l’articulation entre concurrence et partenariat. Le changement que la notion de guerre économique produit dans l’imaginaire économique consiste cependant dans l’apparition de la peur économique. Etre en « guerre économique » signifie également le sentiment d’insécurité économique.

Après cette première période,

« les autres étapes qui suivent verront une progression plus « normale », c'est-à-dire peut-être plus lente au début, mais tout aussi importante. En d'autres mots, non seulement la nouvelle économie serait là pour rester, mais elle deviendrait un facteur de développement majeur de notre société du savoir », considère M. Cartier.

Il fait une synthèse des éléments majeurs de chaque étape de la nouvelle économie :

Les étapes de la nouvelle économie selon M. Cartier
Les étapes de la nouvelle économie selon M. Cartier

Pour illustrer le caractère novateur de l’économie actuelle, Michel Cartier dresse également une série de comparaisons entre l’ancienne économie et la nouvelle économie :

L’ancienne économie et la nouvelle économie selon M. Cartier
L’ancienne économie et la nouvelle économie selon M. Cartier

Les changements sont interprétés sur trois dimensions : technologique, économique et « sociétale ». Ainsi, du point de vue technologique, la nouvelle économie signifie le passage de l’analogique au numérique, des données aux connaissances, de la « grande quantité de données brutes » à des « synthèses de données », de l’ordinateur isolé au réseau, du « multimédia » au « plurimédia » et du « document statique » au « document dynamique ». Dans une vision quelque peu trop optimiste, l’économie nouvelle devient ainsi une économie de « contenu » et non plus de « contenant », de « coopétition » et non plus de « compétition », « de connaissance » et non plus « de masse ». M. Cartier observe également que la « société manufacturière » est transformée par la nouvelle économie en une « société du savoir » et que la « démocratie représentative » est remplacée par la « démocratie participative » et la « hiérarchie » devient « réseau ».

En conclusions, M. Cartier synthétise les cinq caractéristiques de la nouvelle économie, que nous analyserons dans une perspective critique :

Une économie « globale »

La globalisation de l’économie est portée, nous dit Cartier, par la politique de fusions et la création de grands groupes, organisations économiques qui ont comme objectif le contrôle sur un territoire-marché. Ces nouvelles structures internationales s’appuient sur des institutions mondiales comme l’Organisation Mondiale du Commerce ou le Fonds Monétaire International, ainsi que sur de nouveaux réseaux financiers qui assurent leur fonctionnement. M. Cartier parle également d’une « expansion » de ces sociétés à travers le monde et du fait qu’elles « diminuent le rôle des Etats-nations ».

On observe dans cette conception de la nouvelle économie trois aspects qui nous intéressent particulièrement. Premièrement, l’économie se pense désormais par le prisme des géants économiques, qui devient ainsi des « décideurs » absolus, des acteurs économiques mais également politiques à une échelle mondiale. La force économique s’impose naturellement comme la mesure d’une puissance sans représentativité. Deuxièmement, cette puissance se fait contre l’Etat-nation. Agissant et imposant leur force sur un marché mondial, la grande entreprise se pense comme concurrente du pouvoir souverain de l’état sur son territoire. Troisièmement, le territoire perd son importance au profit du marché. La géopolitique devient une géoéconomie. D’un côté les territoires se pensent en fonction de leur intérêt économique (main d’œuvre, pouvoir d’achat, ressources, politique économique) et, de l’autre, le monde est partagé en trois zones économiques : l’Europe, les Etats-Unis et l’Asie.

Une économie « du savoir »

M. Carter se réfère ici à la baisse de prix et à la forte valeur ajoutée générés par la « nouvelle économie », caractérisée par un technicité particulière. Nous pouvons rajouter que cette économie est également celle de l’immatériel. La nouvelle économie dématérialise les services classiques du circuit économique. La vente par Internet, par exemple, va transformer toutes les pratiques développées autour des notions comme « surface de vente », « distribution », « fidélisation de la clientèle », etc.

Une économie « multipliée par Internet »

M. Carter développe l’idée que la « globalisation » de la nouvelle économie est facilitée par l’existence d’entreprises qui utilisent le réseau Internet et « ignorant les barrières isolationnistes ou les frontières des Etats ».

Cette approche déterministe semble tributaire à un des mythes de la « nouvelle économie », à savoir les changements sociaux que supposent l’existence et l’utilisation du « réseau des réseaux ». Il est intéressant de remarquer également ici l’importance donnée non pas uniquement à la « machine », mais également à l’aspect économique de celle-ci. C’est, en quelque sorte, dire que l’Internet, en changeant les lois économiques et les rapports entre acteurs économiques, changera en même temps notre manière de percevoir et représenter le monde.

Une économie « liée à l’attention » : personnalisée

« A cause de son caractère interactif, nous explique M. Cartier, cette économie est liée à l'attention que doit lui porter le consommateur ».

La nouvelle économie devient ainsi une économie de la demande et non plus de l’offre. L’analyse de la consommation s’affine et l’entreprise « personnalise » les rapports avec ses consommateurs. Nous nous retrouvons dans un espace de communication économique qui imite le dialogue. Le marketing « One to One » remplace le marketing de masse et la communication économique « individuelle » remplace la communication vers un « segment de cible ». Chaque marque met en place des « lignes vertes » qui devraient permettre à l’acheteur un contact téléphonique direct avec le producteur du bien consommé. L’acheteur est ainsi impliqué dans les choix de l’entreprise en termes de produits, distribution ou communication. L’imaginaire du « client-roi » se développe vers une sorte d’illusion de médiation économique entre le client et l’entreprise. Dans un même temps, nous pensons que cette démarche contribue à la création et au développement des groupements de consommateurs – on observe une multiplication des associations, à partir de « 60 millions de consommateurs » et jusqu’à l’« Association des voyageurs sur la ligne de TGV Paris-Arras » – qui vont cristalliser les bases politiques des rapports offre/demande économique.

Une économie de « territoires-marchés »

Malgré l’existence du « cyberspace », précise tout de même M. Cartier, « la nouvelle économie demeure très territoriale. Elle s’incarne là où vivent les clients ». Son observation vise principalement à limiter le mythe de l’immatérialité de la nouvelle économie. Pour nous, la notion de « territoire-marché » devient significative dans le contexte de la concurrence économique « guerrière », en inscrivant la finalité du combat économique dans un espace définit non plus par ses frontières (territoire), mais par un lieu de rencontre entre une offre et une demande économique (marché).

Nous remarquons la place importante accordée, dans la vision américaine de la nouvelle économie, à l’informatique, à la gestion de l’information économique, ainsi qu’aux alliances entre grands groupes et à la bourse. Nous notons également le temps court qui définit cette vision du changement économique. Elle implique une prise en compte d’une dynamique particulière : les cycles d’évolution de cinq ans, l’accent mis sur « le flux », « la migration », « la volatilité ». Selon nous, c’est un aspect qui contribue à la construction d’une temporalité spécifique dans les représentations de la guerre économique.

  • La vision française de la « nouvelle économie »

En juillet 1998, le ministre de l’Economie des Finances et de l’Industrie du gouvernement français, Dominique Strauss-Kahn, demande aux membres du Conseil Economique et Social d’examiner si l’on pouvait parler, à propos de la croissance américaine, d’une « nouvelle économie ». Le Rapport Daniel Cohen et Michèle Debonneuil est présenté en séance plénière le 2 juin 2000.

L’analyse se propose de savoir si les changements intervenus depuis plusieurs années aux Etats-Unis et liés notamment à la diffusion des technologies de l’information et de la communication peuvent constituer ou non les éléments d’une nouvelle révolution industrielle.

La réponse des auteurs du Rapport est affirmative : on est bien en présence d’une telle révolution, transformant les modes d’organisation des entreprises et les relations entre producteurs et consommateurs. En outre ils mettent l’accent sur le décalage existant dans le domaine des TIC entre les Etats-Unis et la France et plus généralement l’Europe. Daniel Cohen et Michèle Debonneuil soulignent les bénéfices tirés par les Etats-Unis de leur position de leader dans ces industries, leur principale inquiétude reposant sur le fait qu’il serait plus facile pour un pays de bien utiliser ces nouvelles technologies de l’information quand il en est lui-même producteur.

Le thème des technologies de l’information et de la communication (TIC) préoccupe donc particulièrement l’analyse économique française de cette période. Michel Didier et Michel Martinez 157 comparent les définitions proposées par l’OCDE, le Département du Commerce américainet par l’INSEE et le SESSI en France.

La définition du secteur des TIC – selon Didier et Martinez
La définition du secteur des TIC – selon Didier et Martinez Idem

Source : Commissariat général du Plan

Le point commun à toutes les définitions d’un secteur des technologies de l’information et de la communication est que celui-ci comprend la production de matériels de traitement et de communication de l’information et les services rendus possibles par l’usage de ces matériels. Cependant, les différences dues à la prise en compte ou non de diverses activités (par exemple la distribution ou les services de radio et de télévision) peuvent entraîner des écarts importants dans les comparaisons internationales. La question qui se pose finalement est d’évaluer le rôle joué par l’informatique dans la croissance économique et dans le fonctionnement de la nouvelle économie. Mais le flou qui entoure les limites du secteur traduit une vraie incertitude sur le modèle de croissance implicite.

Cette définition purement sectorielle de la notion de nouvelle économie peut être considérée comme une limite du Rapport. Pour beaucoup d’observateurs, c’est l’économie dans son ensemble qui connaît depuis le début des années 90 des modifications structurelles radicales. L’idée est soulignée par Olivier Davanne 159 , dans les commentaires qui accompagnaient le document :

‘« D’une part, les progrès enregistrés dans le domaine de l’informatique et des techniques de télécommunication, qui ont notamment rendu possible le développement spectaculaire du réseau Internet, ont des conséquences sur tous les secteurs économiques. Ils changent notamment progressivement, de façon assez générale, l’organisation du travail et la façon d’acheter et vendre les différents biens et services. D’autre part, au-delà de l’innovation technologique, d’autres forces puissantes tendent à remodeler le fonctionnement général de nos économies : citons notamment la globalisation économique et financière, en partie liée aux progrès réalisés en matière de télécommunication, et la tendance à la dérégulation des marchés (flexibilisation du marché du degrés très divers selon les pays). Dans une approche très générale, l’étude de la nouvelle économie serait ainsi l’étude générale de toutes ces importantes mutations (technologiques, commerciales, politiques …) et de leurs conséquences. » 160

Un deuxième élément perturbateur dans la perception des TIC est le déterminisme technique trop simplificateur. Le « village global » de McLuhan est plus que nié par les événements récents. L’idée d’une interdépendance mondiale liée à la baisse considérable des coûts de communication en temps réel semble faire oublier l’importance de la multi culturalité et de ses effets sur les relations économiques.

En fin de compte, le secteur des industries de l’information et des télécommunications est la part visible d’une transformation beaucoup plus large des économies industrielles.

  • La mondialisation : le changement

Malgré la multitude des opinions répertoriées sur les causes et la nature des changements qu’implique la « nouvelle économie », les analystes reconnaissent généralement l’ampleur de la transformation en cours couverte par la notion de mondialisation. Les biens et services de la nouvelle économie ne sont que des moyens à la disposition des hommes et des institutions. Il est vrai que la dynamique de la globalisation coïncide avec l’émergence des TIC celles-ci vont faciliter et accélérer le phénomène de la mondialisation en offrant de nouvelles opportunités d’investissement à l’échelle mondiale. Mais, ce sont avant tout les stratégies et les comportements des acteurs qui détermineront le potentiel de la nouvelle économie et nommeront celle-ci la « mondialisation ».

Le phénomène de la mondialisation est connu depuis la naissance de l’économie des formes précapitalistes. L’idée est reprise par Charles-Albert Michalet qui définit la mondialisation comme « un phénomène complexe qui comporte au moins trois dimensions qui sont étroitement interdépendantes : celle de la mobilité des biens , celle de la mobilité des activités de production , celle de la mobilité des capitaux financiers enfin ». 161 L’auteur explique que ces trois dimensions ont constamment coexisté dans l’histoire de l’économie, et que c’est uniquement leur place relative qui a varié dans le temps. 162

Durant une très longue période allant de « l’économie-monde » des XIVe et XVe siècles jusqu’aux années 60, le développement des échanges commerciaux constitue une constante dans l’économie. A partir des années soixante, émerge une nouvelle configuration, celle de « l’économie multinationale » qui supplante « l’économie internationale ». Avec elle les flux d’investissements directs à l’étranger et les opérations de délocalisation se développent avec un taux de croissance plus rapide que celui du commerce. Les acteurs principaux deviennent les groupes multinationaux industriels et financiers. Depuis le milieu des années 80, s’est installée la configuration de « l’économie globale », caractérisée par la croissance plus forte et la rentabilité supérieure des activités portant sur les mouvements de capitaux financiers.

L’histoire de la mondialisation est donc l’histoire du mouvement des marchandises, de l’argent et des hommes à travers le monde. Mais elle est aussi l’histoire des rapports de l’économie et du politique 163 . Le capitalisme se constitue, selon Max Weber, entre le XIIe et le XIX siècle, période dans laquelle on ajoute successivement aux systèmes de marché des conditions précises : détention des moyens de production par des entreprises vouées à la recherche du profit et main-d’œuvre contrainte de se vendre. Pilotées par les Etats, les grandes compagnies de commerce ont concouru à renforcer les puissances nationales. A la différence, la mondialisation de la fin du XXe siècle représente le développement d’une globalisation financière dans laquelle la puissance des entreprises tend à subordonner les Etats aux intérêts privées provoquant ainsi une crise du politique.

Il nous semble d’ailleurs significatif la différence sémantique entre le français « mondialisation » et l’anglais « globalisation », comme expression de deux visions différentes de la même réalité économique. Si la globalisation est un concept plus centré sur la notion d’échange, de circulation, de flux, la mondialisation apporte certainement une valeur politique de l’économie, mettant l’accent sur la puissance que régit les rapports entre acteurs économiques. Comme conséquence, à la différence de la « globalisation », la « mondialisation » implique la notion de « menace » que représente la nouvelle économie, ce qui articule l’économie à la violence et à la guerre.

  • La mondialisation - une menace

La notion de mondialisation fait l’objet de nombreuses études. Entre 1991 et 1999, le GEMDEV 164 lui accorde un intérêt particulier. Avec la publication de l’ouvrage collectif Mondialisation : les mots et les choses 165 , les chercheurs se proposent d’apporter des éclaircissements interdisciplinaires (géographie, économie, histoire et science politique) d’une notion qui semble s’imposer dans l’espace public français.

« L’utilisation croissante, dans les sphères médiatique, politique et sociale, du terme "mondialisation", concept qui revêt des réalités multiples et complexes a conduit le GEMDEV à mener une réflexion sur les réalités qu'il recoupe », précisent les auteurs pour motiver leur démarche.

La question centrale de l’ouvrage reste de savoir dans quelle mesure la notion de mondialisation « est-elle une réalité ou une nouvelle manière de décrire le réel », quelle est donc la part d’idéologie dans les discours sur la mondialisation.

Les auteurs mettent en évidence la multitude de définitions possibles de la notion de mondialisation. Ainsi, le processus peut susciter à la fois, homogénéisation et différenciation, cohérences et distensions, oppositions et dislocations.

Dans un même temps, les auteurs s’interrogent sur la continuité dans le temps de la notion de mondialisation et sur les changements éventuels qui fondent aujourd’hui un sens nouveau de ce terme. De la même façon, malgré un accord général sur la préexistence de mondialisations dans l'histoire, on enregistrent des divergences importantes sur ce qui caractérise la mondialisation d’aujourd’hui par rapport aux précédentes.

En continuation de cette observation concernant la diversité d’approches, nous avons pu remarquer des éléments de discours contribuant à la construction d’une double définition de la notion de mondialisation qui correspond à la différence sémantique entre le terme français de « mondialisation » et l’anglais « globalisation ».

Pour le Cercle des économistes 166 , le terme « nouvelle économie » désigne à la fois une réalité microéconomique et une thèse macroéconomique. La réalité microéconomique est le remarquable essor d’entreprises et de services d’un type nouveau portés par une révolution technologique de grande ampleur. L’aspect macroéconomique prend en compte le fonctionnement de l’économie prise dans son ensemble, qui aurait changé au cours des années récentes, autorisant ainsi la perspective d’une croissance durablement plus forte.

Pourtant, dans le même contexte d’explication d’un changement avec l’allure d’une « révolution », il en ressort des risques et des menaces : la nouvelle économie pourrait conduire à une aggravation des conflits et des inégalités ; la rapidité du changement met en péril le système entier et sa régulation :

‘« La nouvelle économie risque au total d’être plus nouvelle qu’on ne le prévoit aujourd’hui, et de nous contraindre à des efforts d’imagination, de reconversion et de restructuration qui soient à la hauteur des immenses progrès en jeu. Il y aura des engouements excessifs et des crises, des fractures qui s’étendront et de nouvelles qui se créeront. Il faudra donc inventer des comportements coopératifs, de nouvelles instances de régulation et de solidarité. Nous avons en fait la chance de vivre une révolution industrielle tellement radicale qu’elle en devient une révolution d’ensemble. » 167

Ainsi, après une décennie 90 placée sous le signe de la mondialisation triomphante, avec des promesses de prospérité et de croissance basées sur l’esprit de libéralisme et d’ouverture, la mondialisation est perçue en France - comme nous l’avons vu dans l’analyse du corpus Les Echos – en tant que risque majeur. Les principaux éléments de rupture et de risque sont définis en termes de rapidité des échanges, déréglementations et inégalités, ce qui impose au contexte économique mondial un sentiment d’insécurité.

Dans son Histoire de la mondialisation , R. Bénichi 168 aborde le problème des inégalités que la mondialisation peut engendrer. Il rappelle que la mondialisation, relancée par les Etats-Unis après la seconde guerre mondiale, reste cependant aujourd’hui inachevée puisque de vastes espaces ne sont pas encore intégrés dans le marché mondial et nourrit plus que jamais les espoirs et les enthousiasmes des uns, les inquiétudes et les rejets des autres.

En mai 2003 le supplément mensuel Enjeux Les Echos publie un dossier intitulé « La mondialisation à bout de souffle » . L’image prédominante est celle d’une « économie mondiale en panne » pour les trois grandes zones « locomotives » de la création de richesses mondiale (Etats-Unis, Union européenne et Japon), mais aussi pour les pays émergents.

Les entreprises sont « fragilisées par leur pertes et par le poids de leur endettement » ce qui conduit « à des faillites plus nombreuses ». On se pose aussi la question de savoir s’il n’y a pas «risque de guerre froide économique, avec la dérive hégémonique des Etats-Unis ».

La mondialisation signifie également l’internationalisation des malversations et de ce que l’on peut appeler le gangstérisme financier. L’affaire Enron met en cause tout le système comptable américain et mine la confiance des investisseurs dans la transparence de l’information économique communiquée aux actionnaires par les grands groupes. Plus récemment, la société Hewlett-Packard est secouée par un scandale d’espionnage « mêlant espionnage d’administrateurs et de journalistes et règlements de comptes entre membres du conseil » 169 , l’espionnage étant une figure qui articule gangstérisme et guerre.

Pour ne pas oublier que l’insécurité, elle aussi globalisée par l’existence des « réseaux terroristes » au niveau mondial, a aussi un effet négatif sur la circulation des biens et des services et pénalise le système d’intégration internationale.

« Si, de l’avis de tous, la mondialisation est irréversible, elle aborde une étape délicate. Pragmatiques, les chefs d’entreprises s’adaptent en tentant de minimiser les effets d’une évidence : une économie sous tension internationale est peu propice à la prise de risque, à l’innovation, à la croissance. » 170

Pour notre étude, l’importance de ces constats réside notamment dans l’image de crise profonde et globalisée qui est associée à la mondialisation. Elle semble une ouverture impossible à maîtriser, avec des risques méconnus, menaçants, ce qui a comme résultats une confiance minée, un effondrement des marchés boursiers, une baisse des investissements et une augmentation sévère de l’écart entre pays riches et pays pauvres.

Notes
155.

Michel CARTIER est professeur de communication à l’Université du Québec à Montréal depuis 1975 ; il travaille particulièrement sur les nouveaux médias et sur la nouvelle économie. Voir son site Internet www.michelcartier.com

156.

M. Cartier parle de plus de 11 milliards de dollars de pertes entre 2000 et 2002 pour les entreprises inscrites dans les deux bourses américaines : Nasdaq et Wall Street

157.

Le poids des technologies de l’information et de la communication dans le système productif  - recherche conduite par Rexecode pour le Commissariat général du Plan

158.

Idem

159.

O. Davanne est diplômé de l’Ecole Polytechnique et de l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE) ; à partir des années 80 il occupe diverses fonctions en tant qu’analyste et conseiller économique : au Cabinet du ministre de l’Economie et de Finances (1992-1993), au Cabinet du ministre de l’Emploi et de la Solidarité (1997-1998), au Conseil d’analyse économique (1998-2003)

160.

DAVANNE, Olivier – « Commentaires au Rapport Cohen/Devonneuil », in Conseil d’Analyse Economique - Nouvelle économie, La Documentation française, Paris, 1998, p.56

161.

MICHALET, Charles-Albert - « La globalisation, une dimension majeure de la nouvelle économie », dans Espérances et menaces de la nouvelle économie, Descartes &Cie, Paris, 2000, pp. 51-65.

162.

Le thème de la mondialisation reste une constante dans les écrit de C.-A Michelet ; en 2004 il publie Qu’est-ce que la mondialisation et en 2005 participe à l’ouvrage collectif Les nouvelles régulations de l’économie mondiale

163.

A voir dans sur cet aspect : NOREL, Philippe – L’invention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, Editions du Seuil, Paris, 2004, 545 p. 35

164.

Le Groupement d’Intérêt Scientifique pour l’Etude de la Mondialisation et du Développement est une structure interuniversitaire et interdisciplinaire, créée en 1983 et rattachée au Ministère de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche ; voir leur site Internet www.gemdev.org (dernière consultation le 2 septembre 2006)

165.

GEMDEV – Mondialisation : les mots et les choses, Paris, Editions Khartala, 1999

166.

Crée en 1994, le Cercle des économistes regroupe une trentaine d’universitaires – parmi lesquels Elie Cohen, Pierre Dockès, Bernard Jacquillat, Anne Perrot, Dominique Roux – qui se proposent d’organiser un débat économique „cruellement absent“ dans l’espace public français ; voir le site Internet du groupe : www.lecercledeseconomistes.asso.fr

167.

Le Cercle des Economistes - Espérance et menaces de la nouvelle économie, Descartes & Cie, Paris, 2000, p. 14

168.

BENICHI, Régis – Histoire de la mondialisation, Paris, Vuibert, 2e édition, 2006, 342 p.

169.

Eric Leser, correspondant de New York - « Crise chez Hewlett-Packard pour une affaire d’espionnage », Le Monde, 11 septembre 2006

170.

VIRARD, Maire-Paule - « La mondialisation à bout de souffle ? » - Enjeux Le Echos, n° 191, mai 2003, pp. 54-67