2.1.4. Une vision guerrière de l’information

A côté de la circulation de biens et de moyens financiers, un autre flux définit la nouvelle économie : celui de l’information. Le concept de mondialisation relève deux aspects de la circulation de l’information : d’un côté le mythe de la liberté totale du flux de l’information rendu possible par l’existence du réseau Internet et, de l’autre côté, la naissance de l’information comme produit de la « nouvelle économie », ce qui met en évidence la nature de l’information jugée par sa rareté – comme tout bien économique – et, par là, la possession de l’information comme avantage concurrentiel.

Pour parler d’un « pouvoir » de l’information, il faut prendre en compte son double statut : symbolique et réel .D’un côté, l’information est définie comme une « mise en forme ». Pendant la communication, elle participe à la constitution d’un système de représentations. Dans ce sens, l’information a un rôle de médiation entre le réel de chacun et une représentation collective, la même pour tout le monde. Le pouvoir symbolique de l’information passe par sa transmission, qui contribue au renforcement du sentiment d’appartenance et joue un rôle de lien social.

Egalement, la définition de l’information dans le contexte de la « nouvelle économie » contribue à une nouvelle perception des rapports entre le temps et l’espace, avec notamment le concept de réseau. Il s’agit d’une logique économique qui substitue, à l’intérieur des marchés, les distances temporelles aux distances physiques et, à l’intérieur des entreprises, les flux rationnels à l’échange social, explique J.-J. Boutaud.

‘« Quant à l’espace, il va de soi que la logique de réseau tend à le dématérialiser, à le délocaliser, le temps réel se substituant à l’espace réel. La solidarité laisse pour négligeables le besoin d’ancrage spatial ou ses divisions matérielles apparentes, en bâtiment, en services, en régions, effacées par l’unité fondamentale du réseau. L’espace des lieux, si l’on peut dire, se convertit en espace de flux permanents d’informations entre sites interconnectés. » 179

Par ailleurs, l’information devient un pouvoir non pas par son échange, mais par sa possession. Le non-partage transforme l’information en une entité réelle et permet son utilisation comme « arme » dans une guerre basée sur la logique de l’ « asymétrie de l’information ». Ces dernières caractéristiques de l’information fondent sa nature d’arme de guerre économique. Ainsi, le paradigme de la « révolution informationnelle » et celui de la « société de l’information » se pensent également par l’estimation de l’avantage de la possession exclusive de l’information, ainsi que par une nouvelle définition du risque et de la sécurité, cette fois-ci pour les systèmes d’information.

Prix Nobel d’économie en 2001, George A. Akerlof, Michael Spence et Joseph E. Stiglitz, mettent en lumière les défaillances dans le fonctionnement des marchés sous l’angle de l’«asymétrie d’information ». Certains agents économiques détiennent davantage d’informations que leurs partenaires. Ainsi, les emprunteurs ont une meilleure connaissance de leur solvabilité que les prêteurs, les managers et les directeurs d’une entreprise ont une meilleure connaissance de la rentabilité de l’entreprise que les actionnaires et les assurés une meilleure connaissance de leurs risques d’accident que les assureurs.

Pendant les années 70, les lauréats posent les bases d’une théorie générale sur les marchés avec asymétrie d’information, ce qui ouvre la voie à un large éventail d’applications – de l’analyse des marchés agricoles traditionnels aux marchés financiers contemporains.

George Akerlof montre que lorsque les vendeurs disposent de plus d’informations que les acheteurs sur la qualité d’un produit, il se peut que seuls les biens de faible qualité soient échangés sur le marché. On parle d’un problème d’«antisélection ». Les travaux de Akerlof révèlent également la fréquence et l’importance des problèmes d’information.

Michael Spence analyse les réponses au problème d’antisélection de la part des acteurs les mieux informés. Dans le but d’augmenter leurs revenus, ceux-ci se lancent dans des actions coûteuses pour informer d’une manière crédible les acteurs moins informés. Spence montre dans quelles conditions ce processus de « signalling » peut fonctionner. Ses travaux montrent que le niveau de formation d’une personne permet de « signaler » sa productivité sur le marché du travail. Parmi les applications, l’auteur indique aussi l’usage par les entreprises des dividendes comme signal de leur productivité destiné aux marchés boursiers.

Joseph Stiglitz concentre ses travaux sur les réponses au problème d’antisélection de la part des acteurs moins informés représentant l’autre partie d’un marché. Ces acteurs obtiennent de l’information auprès des acteurs mieux informés. On parle d’un processus de « screening ». Par exemple, les compagnies d’assurances classent leurs clients selon différents degrés de risque en leur proposant un éventail de contrats où les primes de faibles montants correspondent à des franchises d’autant plus élevées.

Ces théories confortent l’idée de ce qu’on appelle la nature immatérielle de l’économie. L’information, les connaissances, deviennent des valeurs inscrites dans la rationalité économique et les acteurs économiques commencent à mettre en place des systèmes de gestion (inclusivement comptable) des composantes immatérielles de leur activité. Dans ce contexte, c’est l’information qui fait de l’économie un champ de guerre.

Face à l’asymétrie de l’information, les acteurs économiques qui ne disposent pas des mêmes informations se sentent obligés de mettre en place de mesures de « protection ». Si l’information peut être utilisée comme « arme », son absence, est perçue comme un manque de défense. De la même façon, nous parlons d’information stratégique pour les acteurs économiques et du besoin d’interdire aux autres l’accès à cette information.

Définie comme une réalité sociale construite à partir des infrastructures techniques et d’une culture de la communication électronique, la société de l’information pose également le problème de la sécurité de l’information. Le développement quantitatif et qualitatif de l’utilisation des technologies de l’information et des communications nous fait parler de la sécurité du système d’information dans son ensemble : cryptographie pour protéger la confidentialité et l’intégrité des données, les transactions financières etc. Mais, des « attaquants » ont également les moyens de réaliser plus rapidement des « intrusions », ayant des conséquences plus vastes et plus graves.

Ainsi, le réseau Internet devient également un théâtre de la guerre économique où des « pirates » peuvent exploiter les failles du système et les « agents de sécurité » ont de plus en plus du mal à remonter leur piste. Des statistiques récentes du CERT 180 montrent que le nombre d’incidents signalés susceptibles d’affecter la sécurité du système d’information fait plus que doubler chaque année. On a dénombré 3 734 tentatives de piratage – réussies on non – en 1998, elles sont passées de 9 859 en 1999 à 21 759 en 2000, puis à 52 658 en 2001.

Pendant la dernière décennie, les Lignes directrices de l’OCDE régissant la sécurité des systèmes d’information, publiées en 1992, ont défini les principes sur lesquels devait s’appuyer la sécurité de l’information. Les pays membres, aiguillonnés par les événements du 11 septembre, révisent ces Lignes directrices pour prendre en compte le nouvel environnement des réseaux. Cette révision vise à promouvoir une vraie « culture de la sécurité », en sensibilisant davantage aux impératifs de la sécurité et en préconisant à tous les niveaux une responsabilité conjointe des participants qui utilisent des systèmes d’information, notamment via des réseaux.

Une des réponses à cette tendance est la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité, rentrée en vigueur le 1 janvier 2004, et qui se propose d’apporter une solution au problème de la criminalité informatique. Récemment, les autorités américaines ont également ratifié la Convention, qui entrera en vigueur aux Etats-Unis au 1er janvier 2007. L’insécurité informatique est un problème mondial, donc la réponse doit être également mondiale.

La « nouvelle économie » est considérée comme l’économie « du savoir ». La maîtrise de l’information, le processus par lequel l’information devient connaissance, ainsi que la gestion des connaissances au sein de l’entreprise deviennent des objets d’étude pour les économistes.

On parle ainsi d’une « économie intelligente » 181 et d’entreprises intelligentes, à savoir de systèmes ouverts, capables de comprendre et maîtriser l’environnement dans lequel ils évoluent. L’ Intelligence économique – traduction française de l’anglais Business Intelligence , qui renvoie également à la notion d’ « espionnage » – est définie comme un ensemble de pratiques concernant le travail avec l’information économique. Les arguments généralement proposés par les promoteurs de l’Intelligence Economique se réfèrent au concept d’ information utile et stratégique . La sélection de l’information, au sein d’une masse d’information brute de plus en plus élevée, la transformation de cette information brute en information élaborée, pleinement utilisable, sont des tâches de plus en plus complexes qui nécessitent une organisation de plus en plus rigoureuse. La pertinence des sources , le signal faible , la diffusion aux bons destinataires , au bon moment et sous la bonne forme , voici le lexique spécifique de l’Intelligence Economique.

Ainsi, F. Morin définit l’Intelligence Economique comme un processus en deux temps :

« Il faut d’abord mémoriser les interactions, (c’est-à-dire concevoir l’architecture de la mémorisation et organiser l’implémentation des informations) ; et il faut, dans un second temps, interagir sur la mémoire, processus qui passe par une organisation de l’interaction et par ce que l’on peut appeler aussi une émergence interactive (c’est-à-dire le processus de création de connaissances nouvelles) 182  ».

Cette citation attire particulièrement notre attention dans la mesure où elle constitue ce que nous appelons l’imaginaire de la maîtrise, totale et absolue, de l’information, autour duquel se construit le paradigme de l’Intelligence économique. L’auteur est conscient que la maîtrise de l’information dans le cadre d’une entreprise suppose également la maîtrise de la communication. Pour Morin, comme pour la majorité des promoteurs de l’Intelligence économique, la circulation de l’information dans un système organisationnel peut être figée dans une « architecture » qui comporte les mémoires, les échanges, et la production des connaissances. Une information parfaite et une transmission parfaite de l’information, puis un contrôle total de la création de connaissances, sans pertes, inscrivent l’information dans une parfaite rationalité économique, constituant ainsi le rêve de l’Intelligence économique.

Dans la course à la compétitivité et à la performance, l’Intelligence économique est également présentée comme un outil essentiel de compréhension et de maîtrise de son environnement, qui permet aux gestionnaires de l’entreprise de déterminer les choix d’action stratégiques. Pour Jean-Louis Levet,

‘« l’intelligence économique constitue désormais le mode de pensée et le mode d’action de la société de l’information et de la connaissance dans laquelle nous rentrons » 183 . ’

En plus des techniques d’action spécifiques d’aide à la décision qui peuvent faciliter les choix offensifs et d’anticipation du management stratégique, la démarche de l’Intelligence Economique constitue pour l’auteur un changement progressif du mode d’organisation des entreprises. Une démarche transversale qui rend l’entreprise plus adaptée à une circulation et à un partage de l’information. Une démarche dans laquelle la mobilisation des personnels – qui s’acquiert par la confiance - est déterminante. Levet parle d’une « culture collective de l’information » dans une « organisation apprenante », de la valeur de la « connaissance commune » comme source de succès des entreprises.

L’intelligence économique devient ainsi un « système de pensée » qui place l’information économique en lien direct avec le niveau décisionnel de l’entreprise. A la différence d’autres responsables qui peuvent traiter de l’information en entreprise, le spécialiste en Intelligence économique fait partie intégrante de la sphère du pouvoir en entreprise, en même temps que l’information stratégique sur laquelle il travaille.

Dans cette perspective, l’Intelligence économique n’est plus seulement

‘« l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques » 184  ’

Elle articule désormais

‘« la maîtrise des techniques d’accès et de traitement de l’information à la gestion de connaissances, par l’apprentissage collectif et la coopération, dans le but d’éclairer le processus décisionnel » 185 . ’

L’Intelligence économique se pense ainsi entre deux dimensions contradictoires. D’un côté on prône une « démocratisation » de l’information, c’est-à-dire une démystification de la dimension de pourvoir de l’information. L’information appartient à tout le monde en entreprise, elle doit circuler et aider au travail d’équipe qui devient un travail collaboratif. Le libre accès à l’information pour tous les salariés d’une entreprise contribue à la diminution des rapports hiérarchiques et à l’augmentation des responsabilités partagées. De l’autre côté, nous savons déjà que la possession exclusive de l’information est désormais définie – par les théories de l’asymétrie de l’information – comme un des principaux avantages concurrentiels.

Dans ce cas, le concept de travail avec l’information économique tel qu’il est définit dans le cadre de l’Intelligence économique renforce la comparaison possible entre rapports économiques et rapports guerriers par une similitude créée entre information et renseignement.

De plus, l’expression « guerre de l’information » fait désormais partie du paradigme de la guerre économique », les deux termes étant assez souvent utilisés comme synonymes. La guerre de l’information – considérée comme un nouveau défi du XXIe siècle – se joint ainsi aux changements appelés par la mondialisation. L. Francart considère que la société de l’information comporte naturellement en elle-même les germes de la guerre de l’information et que la « nouvelle économie » ne représente pas uniquement une course pour les nouvelles technologies, mais elle impose

« de modifier notre vision des relations entre pensée et l’action, d’instaurer de nouvelles formes de gouvernance adaptées aux exigences des citoyens » 186 .

L’auteur introduit la notion d’« infosphère » pour définir ce que lui-même considère comme un changement de la nature de l’information. Ainsi, la question centrale de l’ouvrage qui lui est consacré reste à savoir dans quelle mesure

« la notion d’information telle que nous la concevions auparavant n’est-elle pas en train de changer pour devenir une nouvelle forme d’action » 187 .

Voila comment un paradigme comme celui de « l’agir communicationnel » peut devenir, dans un contexte économique perçu comme un milieu hostile, celui de l’« agir informationnel ». Si jusqu’ici nous avons pu remarquer une intrusion de la rationalité économique dans la conception de l’information, ce que cette vision apporte de plus est une rationalité guerrière : l’information est considérée comme une arme réelle ; elle perd son caractère symbolique, elle cesse d’exister comme facteur d’échange et de médiation ; elle se pense uniquement en fonction de sa capacité de destruction de l’ennemi. L’ « infosphère » est le domaine de « l’informaction » 188 , définie comme l’ensemble des « différentes phases d’intégration de l’action dans le contexte des mondes et des champs ».

L’auteur précise qu’il s’agit de trois phases : l’action pour l’information , qui comprend « la collecte d’information et la gestion du savoir » ; l’action avec l’information , qui permet la décision ; l’action par l’information, qui concerne « la capacité à utiliser l’information pour transformer le contexte ».

Ainsi, la société de l’information devient une société de la guerre de l’information, car – argumente l’auteur –

« désormais, la distinction des états de guerre et de paix, héritée d’une législation internationale fondée sur l’Etat-Nation, fait place à des états de crise dans lequel une répartition claire du partage des responsabilités entre civils et militaires, entre Etat et société privée, entre institutions et société publique, implique d’autres critères de différenciation » 189 .

Voici la manière selon laquelle L. Francart 190 nous présente la vision de son « infosphère » :

Les niveaux de maîtrise de l’infosphère
Les niveaux de maîtrise de l’infosphère Projet politique de société

Le modèle renvoie aux stratégies de travail de l’information mises en œuvre par les services militaires de renseignement et aux méthodes de travail avec l’information en période de guerre. Ainsi, le traitement de l’information devient-il un des points importants de contact entre la logique militaire et la logique économique.

Notes
179.

BOUTAUD, Jean-Jacques – Sémiotique et communication. Du signe au sens, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 55

180.

CERT – Computer Emergency Reponse Team de l’Université Carnegie-Mellon, Etats-Unis

181.

MORIN, François – « L’intelligence économique au service d’une économie intelligente » - dans J.-L Levet (sous la direction de), L’intelligence économique : mode de pensée, mode d’action  , Economica, 2001

182.

Idem, p. 34

183.

Jean-Louis Levet (sous la direction de) – Les Pratiques de l’Intelligence Economique, Economica, Paris, 2002, coll. L’intelligence Economique, p. I – Introduction à la collection

184.

« Intelligence Economique et stratégie d’entreprise », Rapport du groupe de travail présidé par Henri Martre, Commissariat général du Plan, La Documentation française, 1994

185.

Jean-Louis LEVET, L’intelligence économique : mode de pensée, mode d’action, Economica, 2001

186.

FRANCART, Loup – Infosphère et intelligence stratégique. Les nouveaux défis, Economica, Paris, 2002, p. 2

187.

Idem, p. 7

188.

Idem, chapitre « L’info-action ou informaction », p. 90-92

189.

Idem, p. 95

190.

Le général de Brigade (2S) L. Francart dirige l’Agence d’Intelligence Stratégique EURODECISION-AIS. Au cours de l’année 2000 il a été directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) ; auparavant, chargé de mission à l’Etat-major de l’Armée de terre, puis chef du Centre de recherche doctrinale de l’armée de terre, il a été l’initiateur de la nouvelle doctrine d’emploi des forces et a développé une approche globale pour l’emploi des forces armées dans une stratégie de contre-violence destinée à prévenir, contrôler, contenir l’escalade de la violence.