2.2.2. L’État et la guerre économique : compétitivité et « patriotisme économique »

La logique de guerre économique met en scène d’une manière spectaculaire la dimension économique de l’Etat. : la victoire dans la concurrence entre pays est un enjeu majeur de puissance, ses rapports avec l’entreprise font l’objet d’une attention particulière, la problématique économique est définitoire dans les actions politiques entreprises, le discours politique emprunte des éléments de logique économique et insiste sur la nécessité de la mobilisation collective économique. Nous venons de citer ici les principaux domaines d’action de l’Etat français, tel qu’il se projette dans le contexte de la nouvelle économie.

Une série d’organismes étatiques ont comme unique mission de développer une réflexion économique comme aide à la décision en matière de politique économique. L’activité de ces organismes est sujet de critiques quant au choix des thématiques et, plus généralement, à leur encrage politique plus qu’économique.

Deux ensembles institutionnels caractérisent aujourd’hui la politique économique en France : les organismes de conseil économique gravitant autour du Premier ministre 220 et les structures centrées autour du Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, réunissant notamment les organismes de la statistique publique, des modèles et de la prévision économique. 221 On peut rajouter ici le Conseil économique et social, organisme économique institué au niveau constitutionnel (une loi organique détermine sa composition et son fonctionnement.

En 2003, le rapport parlementaire Evaluation et prospective : quelle organisation ? propose une réorganisation globale des organismes publics d’évaluation et prospective.

D’autres facteurs se rajoutent à cette remise en cause du système actuel de réflexion économique institutionnelle française.

La décentralisation impose de plus en plus de structures d’analyse au niveau des régions. L’existence de la Mission Interministérielle sur les Mutations Economiques 222 témoigne de la nécessité de croiser des regards et des informations différentes sur les territoires afin de pouvoir partager les diagnostics, anticiper les mutations et donner des marges de manœuvre aux décideurs économiques.

‘« Ces regards croisés devraient conduire à une connaissance fine du tissu économique de la région – notamment à l’échelle de sous-territoires à déterminer -, de la situation des différents secteurs d’activité et des filières, de la main-d’œuvre locale, ce qui permettrait in fine de dresser une carte des forces et faiblesses des territoires » 223 .’

Dans un même temps, le sujet est abordé au niveau des politiques européennes. En 2004 l’Union européenne recommande une plus large participation des acteurs économiques aux politiques économiques nationales, représentée par la notion de « gouvernance économique » 224

Finalement, dans une conception de type libérale, on se pose la question de savoir de quelle manière des prévisions et analyses économiques non institutionnelles (comme c’est le cas des think tanks 225 ) peuvent être intégrés aux processus de décision politique.

  • La politique nationale d’Intelligence économique

Après le Japon dans les années 70 et les Etats-Unis à la fin des années 80, la France met en place une politique d’Intelligence économique visant principalement la mise en place de mesures visant à sensibiliser les entreprises françaises face aux changements de l’économie mondiale.

Une première démarche commence en 1994 avec un rapport du Commissariat général du Plan 226 . En avril 1995 est créé le Comité pour la compétitivité et la sécurité économique, placé auprès du Premier ministre et comprenant sept membres élus pour deux ans (chefs d’entreprises, scientifiques, représentants de syndicat). Ce comité tombera en désuétude à partir de 1997 sous le gouvernement de L. Jospin qui ne renouvellera pas ses membres.

En juin 2003 le député (UMP) Bernard Carayon remet au Premier Ministre un rapport intitulé Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale. Pour son auteur, l’Intelligence économique doit faire l’objet d’une politique publique destinée à « garantir la cohésion sociale en assurant le développement économique ».

Quelques mois après, le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, institue par décret la fonction de Haut Responsable chargé de l’Intelligence économique.

« La compétition économique mondiale implique des efforts permanents afin d'améliorer la compétitivité de la France et de ses entreprises ; l'intelligence économique tient, dans ce contexte, une place primordiale en permettant de disposer d'une information pertinente et fiable et de protéger les données confidentielles ». 227

Le document souligne l’implication du Gouvernement dans les questions actuelles liées à l’économie et à la compétitivité des entreprises françaises, mettant l’accent sur la nécessité d’assurer une mobilisation collective autour de la recherche d’informations économiques pertinentes et de la protection de l’information des entreprises.

Il est intéressant de remarquer que le Haut responsable chargé de l’Intelligence économique est placé auprès du secrétaire général de la défense nationale, ce qui représente pour nous une inscription du paradigme de la guerre économique dans la réalité des pratiques du gouvernement français.

Le responsable de l’Intelligence économique a pour mission

‘« d'assurer la synthèse et d'organiser la diffusion de l'information disponible en matière d'intelligence économique et de veiller à l'élaboration et, le cas échéant, à la mise en oeuvre des mesures à prendre en ce domaine » 228 . ’

Dans le Communiqué de presse annonçant la signature du Décret, il est précisé que pour réaliser ses fonctions, le Haut Responsable chargé de l’Intelligence économique

‘« bénéficiera du concours de tous les services de l’Etat compétents dans le domaine de l’intelligence, du renseignement et de l’action économiques » 229 .’

Quelques jours après, une réunion à Matignon portait sur la nomination dufutur Conseiller chargé de l’Intelligence. La presse commence à parler d’Alain Juillet comme choix possible. Le portrait dressé à cette occasion met l’accent sur deux compétences nécessaires pour le poste : la connaissance du monde du renseignement et celle de l’entreprise. Le Monde synthétise la double carrière d’Alain Juillet :

‘« Agé de 61 ans, M. Juillet, neveu de Pierre Juillet, l'ancien conseiller spécial de Georges Pompidou à l'Elysée, a en effet mené de front, durant de nombreuses années, deux carrières : l'une, longtemps secrète, d'agent de la direction des opérations au sein des services spéciaux, et l'autre, officielle, de dirigeant de sociétés privées » 230 .’

Effectivement, depuis 1970, M. Juillet, diplômé de l'université américaine de Stanford et de l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), a longtemps œuvré dans l'industrie alimentaire, successivement chez Pernod-Ricard, Jacobs Suchard France, à l'Union laitière normande - où il lancera le camembert Cœur de lion -, dans le groupe Andros (il s'y occupe des produits frais de Mamie Nova), puis à France Champignon, dont il prend la présidence en 1998. En 2001, M. Juillet est appelé à la tête de Marks & Spencer France pour y mener à bien la fermeture des magasins décidée par la maison mère britannique. Cette mission achevée, il est appelé, en novembre 2002, par Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, à la direction du renseignement extérieur de la DGSE, devenant ainsi le numéro trois de cette institution.

Cette nomination, intervenue finalement le 31 décembre 2003 , le choix de la personne en charge et les missions qui lui sont confiées représentent une décision double, à la fois de politique de défense et de politique économique qui confère à l’Intelligence économique en France un caractère particulier : l’information économique appartient désormais au domaine du renseignement d’Etat et son statut peut être assimilé au statut de l’information en temps de guerre.

D’ailleurs, la presse relève facilement le sens guerrier de cet acte politique, en l’intégrant dans une série historique cohérente :

‘« Depuis la fin de la guerre froide, la quête d’informations à caractère industriel, commerciale ou bancaire, est devenue stratégique, notamment dans les secteurs d’activités « sensibles », comme les industries de défense, l’aéronautique ou l’informatique. » 231

A partir du 1er janvier 2005, A. Juillet commence à mettre en place une série de mesures : la mise en place de responsables de l’intelligence économique dans différents ministères, inclusivement au niveau des Affaires étrangères, une cellule étant prévue auprès de chaque ambassade française à l’étranger ; la mise en place de pilotages régionaux de l'intelligence économique par les préfets ; la création d'un "référentiel" destiné aux professionnels de la formation en matière d'intelligence économique ; la création d'une fédération des professionnels de l'intelligence économique.

  • Le « patriotisme économique » français

Le « patriotisme économique », partie intégrante du paradigme de la guerre économique, représente la toute récente réponse du gouvernement français au problème qu’une doctrine néo-libérale peut poser aux pouvoirs politiques. Une guerre de mots qui rend compte, une fois de plus, de la nature idéologique des discours sur la guerre.

Lors de sa deuxième conférence de presse à Matignon, le 27 juillet 2005, le Premier ministre Dominique de Villepin évoque les grands axes économiques du Gouvernement, visant à « recréer les conditions de la confiance » autour d’un « véritable patriotisme économique ». Sur le plan de l’action politique, de Villepin souhaite trouver des « moyens efficaces pour protéger les entreprises sensibles contre des actions hostiles » et annonce des mesures permettant le contrôle des investissements étrangers dans les secteurs sensibles de l’économie française 232 .

Depuis, le terme de « patriotisme économique » est utilisé de plus en plus dans le discours du gouvernement français et cela malgré les critiques de la part de certains acteurs économiques.

Début 2006, et après avoir rédigé le rapport parlementaire sur l’Intelligence économique, le député (UMP) Bernard Carayon publie un livre intitulé Patriotisme économique. De la guerre à la paix économique qui dénonce la crise que peut engendrer une faiblesse de l’Etat face au règne d’une « concurrence libre et non faussée » 233 . L’auteur décrit les outils et les méthodes dont la France et l’Europe doivent se doter pour contrer la crise et plaide en faveur de la « paix économique, portée par une Europe puissance ».

En dehors de l’orientation idéologique de ce type de discours, nous retenons les efforts du gouvernement français de faire face à ce qu’il perçoit comme une montée en puissance de l’économique. Nous retrouvons d’ailleurs le même thème dans les discours récents prononcés dans le cadre du débat autour de la future campagne présidentielle française. Un des points centraux de ce débat constitue la nécessité de répondre, par une adaptation des mécanismes de décision de politique économique, aux nouveaux enjeux politiques de l’économique.

Notes
220.

Notamment le Conseil d’analyse économique (CAE) et le Commissariat général du Plan (CGP) qui gère plusieurs instituts de recherche comme l’Institut de Recherche économique et sociale, le Centre d’études prospectives et d’informations internationales, le Service économique, financier et international etc.

221.

Il s’agit du Conseil national de l’information statistique (CNIS), des services statistiques ministérielles (SSM) et de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)

222.

Mise en place en janvier 2003, la Mission a comme objectif d’améliorer l’intervention publique en matière de mutations économiques « afin de mieux prévenir l’impact social et territorial de restructurations » ; elle est relayée en région par des Observatoires des mutations économiques qui se mettent en place courant 2004

223.

Cette citation fait partie du texte introductif du Groupe de travail « Le suivi des mutations économiques » crée en mars 2005 par le Comité Régional pour Information Economique et Sociale Midi-Pyrénées

224.

Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen (COM/2004/0581) – Renforcer la gouvernance économique et clarifier la mise en œuvre du pacte de stabilité et de croissance , 3 septembre 2004, consultable à partir de l’adresse http://eur-lex.europa.eu/ (dernière consultation mars 2005)

225.
226.

Le rapport "Intelligence économique et stratégie des entreprises" est réalisé par Henri Martre, ancien PDG de l’Aerospatiale

227.

Décret n° 2003-1230 du 22 décembre 2003 instituant un haut responsable chargé de l'intelligence économique

228.

Idem

229.

Communiqué du Premier ministre - Nomination d'un responsable chargé des questions relatives à l’intelligence économique, 1 décembre 2003

230.

ISNARD, Jacques – « M. Intelligence économique » à Matignon, Le Monde, 11 décembre 2003

231.

Idem

232.

Le décret  du 30 décembre 2005 prévoit l’obligation des sociétés étrangères de présenter des garanties supplémentaires dans le cas d’investissements dans des secteurs dits « sensibles » de l’économie française ; plusieurs secteurs sont ainsi concernés : les casinos, les activités de sécurité privée, les activités de recherche et de production d’antidotes, des matériels d’interceptions des communications, la sécurité informatique, les biens et services à double usage (civil et militaire), la cryptologie et toute industrie fournissant le ministère de la défense (marchés secret défense, recherche et commerce en domaine de l’armement).

233.

CARAYON, Bernard – Patriotisme économique. De la guerre à la paix économique, Editions du Rocher, Monaco, 2006, p. 21