2.3.1. La représentation de la violence économique

Le concept de la violence économique reste au cœur du paradigme de la guerre économique. En définissant l’économie comme une activité ayant comme but la concrétisation d’un pouvoir réel nous avons trouvé ici le rapprochement le plus direct selon lequel fonctionne l’analogie entre la guerre et l’économie dans la notion de guerre économique. La question qu’on peut poser reste cependant de savoir comment et dans quelles conditions l’économie constitue la représentation d’une activité violente. D’un côté, dans différents entretiens avec des chefs d’entreprise, nous avons enregistré leur refus de concevoir l’économie comme une activité guerrière par nature. De l’autre côté, différents autres acteurs – experts, hommes politiques, les médias - présentent comme évidentes les similitudes entre les deux activités.

Max Weber 243 fait une distinction nette - il parle même d’opposition - entre activité économique , définie comme « l’exercice pacifiqu e d’un droit de disposition d’orientation essentiellement économique » 244 et qui peut être aussi définie comme « rationnelle en finalité, donc planifiée » et l’activité à orientation économique , toute activité orientée en principe vers d’autres fins mais qui tient compte dans son déroulement de « faits économiques ou qui est d’orientation essentiellement économique mais utilise pour parvenir à ses fins des moyens violents  » 245 .

Dans un premier temps nous pouvons définir la violence économique en termes de légitimité et de régulation. Dans le cas de l’économie, ce qui fonde la logique de la violence est la problématique de la concurrence et du marché. L’apparition de la violence dans la représentation des faits économique marque la distinction entre logique de la croissance et logique guerrière. La question que les médias se posent en qualifiant un fait économique de « guerre » est de savoir dans quelle mesure la violence - généralement un acte de « prédation » ou ayant comme résultats des « morts » symboliques, à savoir des chômeurs – est-elle légale ou pas, est-elle justifiée ou pas.

La manière dont la notion est abordée dans le droit commercial est intéressante dans la mesure où le législateur essaie de définir la violence économique non pas comme un état de faits lié aux mécanismes « naturels » de fonctionnement du marché, mais comme un type de rapports entre des acteurs économiques.

En France, le terme de violence économique ne possède pas encore de consistance juridique claire. Des recherches en droit commencent à s’interroger sur la notion. En 2001, Audrey Huygens réalise une étude en droit des affaires et qui analyse la question de l’opportunité de consacrer le terme de violence économique comme vice du consentement . L’auteur s’interroge sur « le caractère surabondant que cette notion pourrait revêtir au contact des concepts juridiques déjà en vigueur » 246 . La violence économique semble donc ne pas avoir un sens précis dans le droit français et, au contraire, introduit des problèmes de définition. De part son manque de précision, il est considéré même comme « perturbateur » possible d’autres concepts juridiques.

L’intérêt pour le terme reste cependant évident et nous retrouvons la même problématique dans les recherches de Benjamin Garel qui étudie la notion de violence économique dans le droit américain. Le terme est également défini comme atteinte au consentement, considéré comme obligatoire dans la reconnaissance de la validité d’un contrat.

Dans ce contexte, la violence économique

« consiste à exercer des menaces et des pressions indues par les intérêts économiques et financiers de l’autre partie pour obtenir à tout prix son consentement » 247 .

On observe notamment l’introduction de la menace comme forme de violence et le fait que ce qui différencie la violence économique par rapport à d’autres types de violence est l’intérêt économique qui l’anime. Pour expliquer son observation – l’essor de l’utilisation du terme violence économique dans un contexte juridique – l’auteur de l’étude invoque l’incapacité du droit de répondre « aux nouvelle méthodes coercitives nées de la libéralisation extrême des économies de marché ».

Nous notons que même si on essaye, dans le cadre juridique français, de définir la violence économique comme type de rapports entre les acteurs, leurs actions semblent être justifiées par un état de choses qui serait le marché et ses règles concernant la concurrence. Nous retenons cependant cette nécessité perçue en droit de construire les sens d’un nouveau concept – la violence économique – et le fait que cette nécessité soit liée pour les juristes à un changement dans la réalité des faits économiques et des rapports entre acteurs économiques.

La violence économique est ainsi juridiquement définie comme forme de dominance . La Cours de cassation de Paris fonde un de ses arrêtés sur une nouvelle définition de la violence dans son caractère économique :

« Seule l’exploitation abusive d’une situation de dépendance économique faite pour tirer profit de la crainte d’un mal menaçant directement les intérêts légitimes de la personne, peut vicier de violence son consentement » 248 .

Pour faire le lien entre violence économique et guerre économique, il faut penser la violence dans le cadre plus ample que représente la série d’actions guerrières. Il est intéressant de remarquer, dans cette définition juridique, deux éléments qui participent, dans notre optique, à la construction du paradigme de la guerre économique : d’un côté, en considérant la violence économique comme moyen de soumettre la volonté (consentement) on respecte le modèle guerrier de Clausewitz, et, de l’autre côté, par l’utilisation des notions de peur et de menace cette définition place la violence économique dans le domaine de l’imaginaire.

Dans la construction de la violence économique comme élément constituant de la guerre économique nous notons cependant deux opérations nécessaires: la prise en compte de la multiplication des sens qu’implique la notion même de violence guerrière – notamment dans la généralisation de la violence comme absence de médiation en temps de guerre, mais également dans la nature culturelle de la définition de la violence – et une prise en compte de la dimension collective de la violence guerrière.

A la différence de la violence d’un acte singulier, la violence guerrière devient la nature même des rapports entre protagonistes. Le consentement est stipulé dans un contrat qui met en valeur, par son existence, les relations de confiance qui s’établissent entre les signataires du document. Le non respect des clauses de la confiance mutuelle et l’utilisation de la force devient un acte de violence et les rapports entre les parties se transforment en une forme d’affrontement. Inversement, un accord conclu entre deux acteurs est un acte de consentement qui exclue la violence.

Dans le récit concernant Mittal et Arcelor, les actions et les négociations visent l’accord final de fusion entre les deux entités économiques. Cependant, la réalisation de l’accord est représentée dans les médias comme une série de violences, à partir de l’annonce même de l’intention de Mittal et en passant par une série de pressions que les deux parties mettent en œuvre pendant plusieurs mois. La violence des tractations est une forme de violence économique qui ne fait pas partie de la définition juridique de cette notion. La violence armée peut être utilisée comme moyen de pression diplomatique. Avant le déclenchement des opérations militaires de l’OTAN au Kosovo en 1999, les équipes de négociateurs internationaux utilisent dans les négociations avec Belgrade la menace des frappes aériennes comme moyen de dissuasion . Par la suite, l’image de la violence est légitimée par la nécessité d’en arrêter une autre violence  : les bombardements de l’OTAN visent à stopper les actions militaires yougoslaves contre l’armée des albanais du Kosovo. De la même manière, nous remarquons que la rhétorique contre de la violence économique coexiste parfois avec des formes violentes de manifestation, comme pour ATTAC ou d’autres organisations anti-mondialistes. Il y a, donc, une connotation implicite pour la « bonne » et la « mauvaise » violence.

De plus, le contexte général social peut influer sur la définition des limites entre violence et non-violence. Avec le même sens des rapports de dominance entre les acteurs considérés comme forts et d’autres considérés comme faibles, la violence économique est également définie dans le droit de la famille, notamment dans la problématique des rapports homme/femme. Ce sont les associations de protection des droits de la femme qui parlent en premier de cette forme de violence conjugale, qui se manifeste « par des comportements et des actions qui empêchent une personne d’accéder à sa liberté économique », précise une association canadienne 249 . Et quelques exemples sont cités: interdire ou fortement déconseiller à sa conjointe de travailler à l’extérieur du foyer ; contrôler le budget de sa partenaire et saisir les revenus de celle-ci ; ne pas partager avec justesse le budget familial ; contrôler les dépenses pour les besoins essentiels, etc. Dans ces documents d’information, l’association considère la violence économique comme « la plus méconnue » forme de violence conjugale. Ces affirmations nous semblent intéressantes parce qu’elles nous permettent de dire que la violence – comme la folie – est un critère social, défini différemment en fonction de la culture ou de l’époque.

Comme forme spécifique de dominance, la violence économique peut nous rappeler la violence guerrière comme expression de la force et du pouvoir. La guerre économique prend en compte la finalité économique de l’action guerrière, ce qui peut être interprété comme l’ajout d’une dimension politique à l’activité économique. La production, la distribution et la consommation de biens ne sont pas, en eux-mêmes, des actions conflictuelles ou des générateurs d’affrontement. C’est l’orientation – qui implique une approche stratégique et donc le positionnement face à d’autres acteurs semblables – qui place l’activité économique premièrement en contexte concurrentiel et, par la suite et dans certaines conditions, en contexte d’affrontement, donc guerrier.

Stratêgia – l’art de mener l’armée – implique : un ennemi déjà défini par le pouvoir politique ; des troupes ; la maîtrise des techniques (armes, tactique, transmissions, logistique) ; un objectif : la victoire et la motivation de vaincre.

L’utilisation de la violence dans ces conditions devient une condition accessoire pour l’atteinte de l’objectif et elle se mesure uniquement en termes d’efficacité : nombre de vie perdues, puissance de l’armement à utiliser. De plus, cette efficacité de la violence suit en même temps une logique « en miroir » : mes pertes représentent des gains pour l’adversaire et inversement. L’effectif des troupes et la force de frappe comptent comme outils dans la comparaison continue qui m’oppose à l’ennemi. La violence guerrière est donc une violence instrumentalisé.

Dans le contexte général de la mondialisation, la violence économique est synonyme d’« attaques » entre acteurs économiques, comme les Offres publiques d’achat hostiles, les campagnes qui visent à nuire l’image d’un concurrent, etc. Elle signifie également le déséquilibre entre une préoccupation faible de l’aspect social et une préoccupation accrue pour l’intérêt financier de la part des entreprises. Il s’agit ici notamment de licenciements et de délocalisations.

Concernant l’OPA qui fait l’objet de notre analyse, le discours du Monde hésite entre, d’un côté, une représentation du combat concurrentiel entre Mittal et Arcelor comme un duel privé et, de l’autre, sa représentation comme un événement inscrit dans une logique plus complexe de guerre économique.

Lakshmi Mittal, le patron de Mittal Steel, « lance un raid sur Arcelor » (1 février), est un « prédateur tranquille » (7 février 2006) et son OPA est « une attaque purement financière » (14 avril 2006). Il « serait prêt à faire quelques concessions » (5 mars 2006) mais Arcelor annonce une alliance avec une autre société pour « contrer l’OPA de Mittal » (26 mai 2006). Un mois après Arcelor « reporte son rachat d’actions et laisse la porte ouverte à Mittal » (20 juin 2006) pour que seulement cinq jours plus tard le journal annonce « la naissance du géant Arcelor-Mittal » (25 juin 2006) suite à un accord réalisé entre les deux sociétés.

Le lexique utilisé pour mettre en scène ce récit emprunte des termes « guerriers » qui s’accumulent vers la fin de la période analysée : armes, hostilité, assaut, assaillant, attaque, défense, offensive, bataille, front, camp sont des mots qui interviennent régulièrement dans le discours créant ainsi une association entre l’affrontement de deux acteurs et un vrai combat guerrier.

Jusqu’ici, l’événement pourrait être facilement inclus dans une rubrique « fait divers ». Des éléments anecdotiques viennent compléter le décor. Nous avons choisi d’intégrer dans notre texte une citation plus longue qui nous semble particulièrement illustrative :

‘« Lundi 26 juin. Luxembourg. Arcelor et Mittal Steel annoncent au monde leur mariage après cinq mois d'une guerre sans concession. L'ambiance est glaciale. Deux hommes s'embrassent : les frères Zaoui - Michael, 49 ans, et Yoël, 45 ans - se retrouvent « dans le même camp » après cette longue bagarre. Le premier travaille pour la banque d'affaires Morgan Stanley et a conseillé Arcelor, le second oeuvre chez Goldman Sachs et s'est battu aux côtés de Mittal. Tous deux chapeautent, pour leur boutique, les activités de fusions et acquisitions en Europe. Même père, même mère, même métier. Pourtant il n'y a là rien de génétique. » (« Deux frères au cœur des OPA », 1erjuillet 2006) ’

Sur ce deuxième plan, le discours construit d’abord un rapport de correspondance entre le combat de Mittal et d’Arcelor et les rapports concurrentiels entre états. Ainsi, comme il y a « front commun de Paris et Luxembourg face à l’OPA de Mittal Steel sur l’Arcelor » (1er février 2006), Le Monde pense que l’Inde « s’inquiète de la montée du protectionnisme en Europe » (3 février 2006), cite un ministre indien qui considère que « toute réaction basée sur « la couleur de la peau » remettrait en question les fondements actuels du commerce mondial » (14 février), pour annoncer finalement que, même si « la Belgique refuse de soutenir Arcelor contre Mittal Steel » (10 février 2006), l’Inde « menace l’Europe de représailles commerciales » (17 février 2006), Quand le président Chirac fait une visite en Asie le journal titre « M. Chirac en chef de ‘l’entreprise France’ en Asie » (18 février 2006).

Mais la violence économique peut être également représentée – dans une démarche de rhétorique politique – comme violence collective. La réalité économique des offres publiques d’achat, par exemple, impose des changements dans la législation des pays de l’Union européenne. Après des débats qui ont duré quatorze ans, les représentants des pays membres arrivent à un accord. La Directive du 21 avril 2004 fixe les règles minimales communes aux Etats membres en matière d’OPA. A ce niveau, une nouvelle « bataille » entre dirigisme et libéralisme a lieu. Motivé par le « raid hostile » du groupe de télécommunications britannique Vodafone sur Mannesmann, « le gouvernement allemand de l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder a bataillé jusqu’au bout pour garder des possibilités de contrôle, infligeant un désaveu à la Commission Prodi et à son commissaire au marché intérieur, le libéral néerlandais Frits Bolkenstein, devenu ensuite célèbre en France pour sa directive services. », rappelle Le Monde deux ans plus tard, le 4 mars 2006, dans le contexte de l’OPA lancée par Mittal Steel contre Arcelor.

Le Monde met en scène une relation cause effet entre l’OPA de Mittal et les débats animés à l’Assemblée nationale française qui discute justement le projet de loi sur les offres publiques d’achat. « La vulnérabilité des groupes français inquiète le Parlement », titre le journal le 4 mars 2006. Le journal inscrit également dans le contexte le débat concernant une nouvelle direction de politique économique proposée par le Premier ministre, rappelant ses propos du 27 juillet 2005 : « Dominique de Villepain avait déclaré vouloir ‘rassembler toutes les énergies autour d’un véritable patriotisme économique’». Le Monde définit par ailleurs cette orientation de politique économique du gouvernement comme « un plan de défense des entreprises françaises contre les offensives étrangères » (1er mars 2006). Le plan prévoit également un projet de loi sur l’épargne salariale qui vise une implication plus forte des actionnaires salariés dans les décisions concernant le capital des entreprises, ce qui devient dans un titre du Monde « L’actionnariat des salariés au secours des entreprises » (2 mars 2006). Dans la foulée, le journal rappelle la liste des entreprises « OPAbles » définie par le Gouvernement et fait un lien entre la fusion entre Suez et Gaz de France, projet soutenu par le ministre de l’économie, Thierry Breton, et les intentions exprimées par la société ENEL 250 de lancer une OPA sur Suez (4 mars 2006, dans l’article « Le débat sur le patriotisme économique et les OPA s’amplifie »).

Le traitement de la « bataille » économique entre deux entreprises concurrentes dans une politique économique générale, la prise de mesures législatives pour assurer la « défense » de ces entreprises des « attaques » de l’étranger nous semble le moment où l’action politique confère à la violence économique un caractère de « guerre ». Le patriotisme économique implique la mobilisation de tous autour de la notion d’économie nationale qui devient ainsi l’enjeu de cette guerre économique. C’est uniquement de cette manière que la notion de violence économique peut être pensée comme une violence collective qui devient ainsi un élément dans le nouveau paradigme de la guerre économique.

  • La « mort » économique

Un autre problème lié à la violence économique et celui de l’exclusion . Ainsi, la violence économique est définie comme forme d’exclusion sociale : chômage de masse, misère, précarité, travail sous payé, absence de perspectives. Nous avons remarqué une utilisation importante de l’expression « violence économique » dans les discours de différentes organisations militantes contre la mondialisation ou la libéralisation généralisée de la société. Jean-Pierre Lachaussée, par exemple, définit la violence économique comme « toute acte délibéré, destiné à produire des profits au seul bénéfice d’une entreprise, et conduisant à l’exclusion, ou à la paupérisation d’une population » 251 .

Toute violence porte en germe l’idée d’exclusion, de suppression de l’autre. Au début de notre analyse nous pensions que l’exclusion économique – le chômage – représentait dans le cadre du paradigme de la guerre économique, une métaphorisation de la disparition physique, de la mort .

Le thème de la mort est un des éléments majeurs de la représentation médiatée de la guerre. Le privilège du politique est le recours à la violence collective, donc à la mort collective. La justification de la mort collective, du "sacrifice du sang versé" se fait par l'évocation de la survie collective.

Pour Freud la mort propre est irreprésentable. Nous sommes tous convaincus, dans l'inconscient, de notre immortalité. Pour cela souvent, devant la mort, nous continuons à être spectateurs. Même quand on a affaire à la mort d'un être cher, l'attitude face à la mort comporte deux attitudes opposées qui entrent en conflit : "l'une qui reconnaît la mort comme anéantissement de la vie et l'autre qui la dénie comme ineffective." 252 Entre nous et cet état originaire s'interpose une attitude culturelle-conventionelle à l'égard de la mort. Cependant, la guerre nous enlève ce traitement conventionnel de la mort. "Elle nous contraint de nouveau à être des héros qui ne peuvent croire à la mort propre ; elle nous désigne les étrangers comme des ennemis dont on doit provoquer ou souhaiter la mort : elle nous conseille de passer outre à la mort de personnes aimées. La guerre, elle, ne se laisse pas abolir; aussi longtemps que les peuples auront des conditions d'existence si diverses et que leur répulsion mutuelle sera si violente, il y aura nécessairement des guerres » 253 .

Dans représentation médiatée de la guerre, la mort est collective (qu'elle soit la mort des "nôtres" ou la destruction des "leurs"), symbolique, parfois esthétique. Sacralisée, la mort devient acte d'héroïsme. "En situation de guerre, les mots finalement butent sur les actes, et sur le pire d'entre eux, la mise à mort. C'est en cela que leur répétition ne peut rien par rapport à la spécificité radicale de cette situation." 254 , nous dit D. Wolton qui oppose la mort réelle, individuelle à la répétition médiatique.

Le paradigme de la guerre transfère à la mort des significations spécifiques car il s’agit là du sens même des actions menées par ses protagonistes : la disparition de l’autre. La rhétorique de la mort dans le discours des médias 255 remplie une fonction importante, et elle participe à la construction de l’événement. Derrière la mort, par exemple, on représente l’action de donner la mort et plus particulièrement la responsabilité de cette action. La différence entre la responsabilité collective et la responsabilité individuelle de la mort permet ainsi de définir la légitimité de la guerre. Tuer « à bout portant » ou tuer « en combat » change la nature de la mort que l’on donne. De même, la mort des civils et des militaires est traitée différemment dans le récit des médias : seule la dernière est acceptée en situation de guerre, la mort des civils est plus répréhensible que celle des militaires. D’ailleurs, la caractéristique des guerre modernes est le souci permanent de créer plus de distance entre la personne qui donne la mort et sa victime, comme si cette distance rendait l’acte plus facile et diminuait son degré de responsabilité. Les attaques aériennes sont préférées dans les interventions contemporaines aux interventions terrestres, d’un côté pour diminuer le nombre de « pertes » (nos soldats tués au front) et, de l’autre côté, pour éloigner le soldat de la mort des ennemis.

Dans les discours qui ont comme objet la guerre économique comme mode d’interprétation de l’économie mondialisée – qui mettent donc en avant le principe de la compétition et le caractère « naturellement » violent des rapports de concurrence – les chômeurs apparaissent, en effet, comme les principales victimes de cette guerre. Mais, au moment où cette notion de guerre économique est traitée par les médias en tant qu’événement les chômeurs occupent une place visiblement moins importante. Après la fusion entre Mittal et Arcelor, Le Monde affirme que cette alliance pourrait cependant « entraîner près de 30 000 suppressions d’emplois » (2 juillet 2006). L’article est la seule référence à ce sujet dans cette partie de notre corpus.

Il nous semble que le degré d’importance attribué à la représentation de la mort pendant une guerre dépend du besoin de penser la légitimité de la violence. Comme nous l’avons déjà vu, le discours médiaté sur la guerre est également un discours de légitimation de l’action guerrière. Dans ce cadre, la violence devient un élément qui contribue à la construction des identités des acteurs en tant que protagonistes de la guerre, un argument rhétorique supplémentaire - mais extrêmement fort par le fait qu’il implique la représentation de la mort – du discours idéologisant qui accompagne et définit l’action guerrière. Pour prouver le caractère amical de son Offre Publique d’Achat, Lakshmi Mittal promet que « l’emploi sera maintenu » (31 janvier 2006), mais Le Monde considère que « la menace de la fermeture, en 2009 ou 2010, de l’unique usine de Mittal Steel au Luxembourg va alimenter la controverse sur l’OPA hostile lancée le 27 janvier par Mittal Steel sur Arcelor » (5 février 2006).

La violence économique ne peut être représentée comme une violence guerrière que si des intérêts économiques nationaux pourraient justifier un chômage de masse. Que si on applique la logique de la guerre qui transforme les victimes en « dommages collatéraux ». Une des limites du traitement, dans le récit médiaté, de la guerre économique en tant qu’événement est justement cette impossibilité de penser des victimes collectives de l’économie.

Dans la guerre militaire, la violence est le plus souvent un point de non-retour. Un reporter du Monde affirme avant le déclanchement de des opérations de l’OTAN au Kosovo : « Aucune option n’est exclue, mais on est encore loin d’avoir atteint le point de non-retour » (21 janvier 1999). Tandis que la guerre militaire représente l’entrée totale dans ce « brouillard » qu’implique l’utilisation de la violence physique par les soldats, la guerre économique sert plutôt à qualifier de violences des actions économiques.

La principale différence qui exprime le passage entre le paradigme de la guerre à celui de la guerre économique reste la représentation de la violence en l’absence de la mort. Cependant nous notons ici un point commun, à savoir le manque de visibilité de l’action guerrière – militaire ou économique -, le « brouillard » commun pour les deux paradigmes. Pour la guerre économique, le manque de visibilité sur les systèmes de réglementation économiques dans les médias, le vide législatif – nous ne savons plus qui assume la responsabilité de la régulation de l’économie mondialisée : les entreprises, les états ou les organismes internationales – se rajoutent au vide de sens que représente la guerre. C’est ce manque de visibilité qu’apparente l’économie à la guerre.

Notes
243.

Les citations de Max WEBER font partie du premier tome de l’ouvrage Economie et Société, Pocket, Paris, 1995 (trad. Julien Freund, Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand, Eric de Dampierre, Jean Maillard et Jacques Chavy). Rappelons qu’il s’agit de la traduction en français de l’ouvrage Wirtschaft une Gesellschaft, paru à Tübingen en 1956, plus de 30 ans après la mort de l’auteur. Les années 50 marquent en Europe la montée de la guerre froide, nous sommes en pleine opposition entre socialisme et libéralisme.

244.

WEBER, Max - Ed. cit., p. 101

245.

Idem, p. 102

246.

HUYGENS, Audrey – La violence économique – Mémoire de DEA, Droit du contrat, droit des affaires, Université Lille 2, 2001 ; http://www2.univ-lille2.fr/eddroit/recherche/memoires/0102/contrat/huygensa01.pdf(site consulté le 23 mars 2004)

247.

GAREL, Benjamin – La violence économique dans le droit américain – Mémoire de DEA, Droits de Common Law, Université Paris 2, 2003, http://www.u-paris2.fr/cda/M%E9moire%20Benjamin.pdf (dernière consultation : février 2006)

248.

Arrêt de la Cour de Cassation du 3 avril 2002

249.

Il s’agit de la Fédération de ressources d’hébergement pour les femmes en difficulté, association québécoise ; voir son site Internet : www.fede.qc.ca

250.

Ente Nationale per l’Energia Elletrica est la société nationale italienne d’électricité, principal producteur d’énergie du pays. Créée en 1962, elle a été profondément reformée en 1999, à l’occasion de l’ouverture du marché italien de l’électricité.

251.

Jean-Pierre Lachaussée fait partie de l’ATTAC (Association pour une Taxation de Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens)

252.

Freud, Sigmund – « Actuelles sur la guerre et la mort », dans Œuvres complètes. XIII, P.U.F., Paris, 1988, p. 153

253.

Idem

254.

Wolton, Dominique - op. cit. , p. 156

255.

Voir notre Mémoire de DEA qui traite de la représentation de la guerre dans les médias à partir de la couverture de la guerre de Kosovo (1999) par la presse française ; nous avons repris quelques exemples dans les Annexes, p. 46 - 81