2.3.2. La construction médiatée des acteurs de la guerre économique

Dans les représentations de la guerre, la construction de l’identité des acteurs du récit consiste en une reconfiguration des acteurs selon une logique de l’affrontement. Les catégories /ami/-/ennemi/ sont explicitées et motivées dans une rhétorique conflictuelle qui précède la guerre et la révèle par la suite. Pour l’après-guerre, cette rhétorique transforme ces catégories dans le couple vainqueur/-/vaincu/. Si l’affrontement est propre à toute confrontation politique, la spécificité de la guerre réside dans la logique de violence collective qui l’accompagne.

En termes de représentation des identités, le contexte de la guerre apporte deux éléments significatifs : d’un côté, l’identité des parties en conflit se construit par opposition et selon une logique de réduction binaire qui peut se faire sur différents critères : nous/les autres ; les bons / les mauvais ou encore agresseur / victime ; vainqueur / vaincu ; de l’autre côté, les identités sont définies selon des critères en lien avec l’univers paradigmatique de la guerre : des valeurs déterminantes comme l’appartenance, le territoire, la dimension collective et celle politique des actions menées.

En 1991, la presse française construit les identités des protagonistes en rapport avec les deux guerres du Kosovo. Dans une première phase – que nous intitulons informative – Le Monde  relate des faits ponctuels. L’information de base est celle des agences de presse, principalement AFP, parfois Reuters, et rarement Associated Press. Les termes le plus souvent utilisés sont « les parties en conflit », sans connotation particulière.

Au début, la dénomination collective des parties en conflit constitue le seul moyen de définir le conflit. Pour désigner les militaires, les termes utilisés sont :

« soldats » ou « militaires » de l’armée yougoslave

« indépendantistes Albanais » ou « rebelles »

On oppose ainsi une armée régulière, l’armée yougoslave, à une « guérilla », l’Armée de Libération de Kosovo (l’UCK).

Le 11 janvier 1999, la presse reprend une déclaration du secrétaire général de l’OTAN, Javier Solana, qui utilise l’expression « les troupes de Milosevic » : la détermination possessive établie entre les troupes et Milosevic induit d’idée de la responsabilité politique directe du président yougoslave dans le conflit du Kosovo. Pour la partie albanaise, les termes « rebelles » et « guérilleros » sont progressivement remplacés – entre le 5 et le 15 janvier 1999 - par « membres de l’Armée de libération du Kosovo »,

Avec la deuxième phase du discours médiatique – phase qui correspond, en temps réel, à l’incident de Racak 256 - nous constatons l’apparition de plus en plus fréquente de termes ou d’expressions qui représentent des différences de sens par rapport aux dénominations initiales. Généralement, un terme ou une expression porteur d’un sens nouveau apparaît d'abord dans une citation étant ensuite utilisé par des journalistes, en diverses variantes. Le chef de la mission des vérificateurs de l'OSCE, William Walker utilise le syntagme "soldats serbes" (Le Monde, 17 janvier 1991) en désignant les responsables du "crime contre l'humanité" de Racak. Pendant la même période Le Monde ne fait plus la distinction "yougoslave" / "serbe" : "l'armée serbe", "les troupes serbes" ou simplement "les Serbes". Le terme « yougoslave » est de moins en moins utilisé, ce qui rend plus facile l’opposition serbe/albanais et éloigne les conséquences en termes de droit international d’un changement du statut d’un territoire national. L'identité étatique yougoslave - assez floue et à plusieurs fois remise en question après le démantèlement de la fédération titiste - est facilement supplantée par une ethnie, un régime politique ou une personne, celle de Milosevic. En outre l'utilisation de "Serbes" à la place de "forces militaires" peut créer un amalgame entre responsabilité civile et responsabilité politico-militaire dans les combats.

Le terme "massacre" est aussi utilisé pour la première fois par W. Walker, avec une double référence : d’un côté il indique la valeur quantitative de l’événement (« immense », « énorme ») et, de l’autre côté, il met en valeur une dimension péjorative, condamnable de celui-ci. L'importance du « moment Racak » dans le discours médiatique sur la guerre du Kosovo réside dans la possibilité qu'il offre à la cristallisation des "rôles" : à partir de mi-janvier, les Serbes deviennent "les massacreurs" (18 janvier 1991) et les Albanais "les victimes" (19 janvier 1991). Même si les jours suivants on se pose des questions sur la responsabilité de la mort des Albanais - "Kosovo : la nécessaire enquête sur le massacre de Racak", "Les morts de Racak ont-ils vraiment été massacrés froidement ?" (21 janvier 1991) -, le changement dans la façon de dénommer les représentants des deux parties reste visible. Le terme "yougoslave" est utilisé de plus en plus rarement et l'armée se transforme en "forces", souvent "spéciales" : le caractère légitime de la guerre menée par les autorités yougoslaves lui est dénié.

18 janvier 1991 - "forces serbes", "les Serbes", "les policiers serbes", "les forces serbes"

19 janvier 1991- "les forces serbes", "les soldats serbes", "les forces spéciales serbes", "forces de sécurité serbes", "les militaires serbes", "des unités antiterroristes serbes", "forces paramilitaires"

20 janvier 1991 - "les forces de sécurité serbes", "les effectifs serbes", "la police et l'armée serbes"

21 janvier 1991 - "forces serbes", "les Serbes", "la police serbe", "les forces spéciales de Belgrade"

24-25 janvier 1991 - "forces de Belgrade", "forces de sécurité"

27 janvier 1991 - "forces serbes"

29 janvier 1991 - "forces de sécurité serbes"

30 janvier 1991 - "troupes de l'armée et de la police serbe"

31 janvier 1991 - "forces de sécurité de Belgrade", "la police serbe", "l'armée serbe", "forces serbes "

Dans la même période, les guérilleros albanais sont appelés le plus souvent "combattants de l'Armée de libération du Kosovo". Dans Le Monde du 20 janvier 1991 on trouve l'appellation "partisans albanais" qui dénote un changement réel d'optique : la lutte des Albanais du Kosovo est un combat légitime, libérateur. L’inscription de ce combat dans la tradition de la lutte des partisans rend compte de la dimension de l’engagement politique (cf. le « chant des partisans ») et d’une légitimation portée à la fois par l’histoire et par un projet politique.

Notons également que l’expression est utilisée dans un reportage réalisé à Pristina par l'envoyé spécial, Christophe Châtelot. Dans Libération du 18 janvier, on désigne les Albanais par le mot "non-Serbes". C'est aussi le moment de consécration du terme "Kosovar" comme synonyme des Albanais du Kosovo. La population "kosovar" (ou "kosovare", selon l'utilisateur 257 ) est uniquement la population albanaise du Kosovo. Une seule fois pendant 3 mois de couverture médiatique le terme "kosovar" désigne toute la population du Kosovo : les Albanais et les serbes de la province. Le syntagme "Serbe kosovar" n'existe pas, ce qui s’explique par le manque de correspondance entre un territoire et une identité nationale. Cependant, ce manque de correspondance soulève un problème d’identité et demande dans un même temps la réussite d’une solution : la cohérence territoire/identité doit être établie. Comme dans le cas des autres termes, "Kosovar" se trouve d'abord dans le discours politique et il est repris ensuite par les journalistes.

De la même façon que dans le cas de la guerre militaire, nous observons la manière dans laquelle Le Monde  met en scène l’identité des protagonistes dans notre deuxième cas d’analyse. Le 27 janvier 2006, le quotidien annonce que « Mittal Steel lance une OPA surprise sur Arcelor ». Les Offres Publiques d’Achat sont l’illustration la plus souvent citée comme expression de la violence économique qui caractérise aujourd’hui l’économie mondiale, l’expression donc de la « guerre économique ».

Pour présenter l’identité des protagonistes, le journal fait principalement appel à leur position dans le classement du marché mondial de l’acier - MITTAL est « le leader mondial de la sidérurgie », « premier sidérurgiste mondial », tandis qu’ARCELOR est « le numéro deux » -, et par leur appartenance : « le sidérurgiste indien » ou « le géant indien Mittal » s’oppose ainsi à « entreprise européenne » (27 janvier 2006), au « sidérurgiste européen » (4 février 2006).

A noter cependant une confusion en ce qui concerne la « nationalité » de Mittal qui est basée tantôt sur la correspondance que les journalistes montrent, au début de l’affaire, entre l’entreprise (familiale) et son patron, tantôt sur la prise en compte de l’emplacement géographique et juridique de son siège : Lakshmi Mittal est soit un « milliardaire britannique d’origine indienne » (27 janvier 2006), soit « le milliardaire indien » (1er février) et, de son côté, Mittal est un « groupe néerlandais » (27 janvier 2006), mais aussi « le sidérurgiste indien » (28 janvier 2006), le « groupe indien » (4 février 2006). De plus, vu la « nationalité » de Mittal, son action est étendue et considérée comme caractéristique pour toute une catégorie : « Mittal est emblématique de l’offensive qui mènent les entreprises indiennes ».

Face à cette confusion qui se prolonge tout au long de la couverture médiatique de l’événement, une seule certitude : la France doit protéger « ses » entreprises. On retrouve une référence précise à la logique de réduction binaire spécifique dans la représentation des identités du paradigme de la guerre : « dans le rôle du méchant, le milliardaire indien » et « dans celui de la proie, une des entreprises préférées des Français » (1er février 2006) ; le 5 avril, Joseph Konsch, président du Conseil d’administration d’Arcelor déclare : « Mittal additionne des tonnes, Arcelor de la valeur ».

Comme dans le cas du Kosovo, la façon de dénommer les protagonistes montre le type d’implication d’autres acteurs dans les événements : le 4 février 2006, Le Monde reprend une déclaration du ministre de l’économie, Thierry Breton, qui définit Mittal comme « une entreprise européenne qui a son siège aux Pays-Bas » et « qui fait une OPA sur une autre entreprise européenne qui a son siège à Luxembourg ». Au contraire, pour les adeptes du patriotisme économique, il faut défendre « le brave soldat sidérurgique Arcelor contre le pirate des mers du Sud Mittal » (5 janvier 2006).

L’offre publique d’achat, définie comme une occurrence de la guerre économique détermine également l’identité de ses protagonistes et la qualité de leurs actions en fonction des alliances réalisées pendant la « bataille ». Le 4 février 2006 Le Monde considère que « le soutien de ThyssenKrupp au groupe indien illustre les difficultés du couple franco-allemand » et qualifie ce soutien comme une « trahison ». Les données économiques apportées pour expliquer la décision du groupe allemand semblent mettre en opposition intérêts financiers et normes éthiques.

Selon le modèle de la guerre, la mobilisation économique représente une forme d’expression de l’appartenance. Ainsi, le débat sur le projet de loi qui doit transposer en droit français la directive européenne concernant les OPA 258 , mis en relations avec l’annonce de Mittal Steel, devient la « polémique sur le rachat de groupes français par des entreprises étrangères » (4 mars 2006). On construit ainsi une image « agressive » des entreprises étrangères qui « attaquent » les entreprises françaises et on utilise le terme « OPAbles » (4 mars 2006) ou « opéables » (18 mars 2006) pour désigner des entreprises du CAC 40 susceptibles d’être de nouvelle « victimes » : Casino, Vivendi, Danone ou encore Thompson. « La vulnérabilité des groupes français inquiète le Parlement », titre « Le Monde » en créant un lien entre l’affaire Mittal/Arcelor et l’intérêt de parlementaires pour les discussions sur ce projet de loi. « Le gouvernement et la majorité s’accordent sur les mesures anti-OPA », annonce également le journal le 8 mars qui nous informe, une semaine plus tard, que « Les patrons sont favorables à un patriotisme offensif » (15 mars 2006).

Le thème du patriotisme est d’ailleurs employé à plusieurs reprises dans le discours médiaté concernant l’événement. « Le débat sur le patriotisme économique et les OPA s’amplifie », note Le Monde le 4 mars 2006. Les principaux sujets abordés dans ce contexte sont le rôle de l’Etat dans la régulation économique et le rapport entre « patriotisme économique » et mondialisation.

Notes
256.

  Le 16 janvier 1999, 40 corps sont trouvés dans un village albanais Racak, dans la province de Kosovo ; l’identité des victimes, les conditions la responsabilité de leur mort, ont été des informations largement commentées dans les médias à l’époque.

257.

Les différentes formes de ce mot enregistrées dans les textes analysés mettent en évidence, selon nous, le caractère novateur du terme « Kosovar » qui n’a pas acquis encore un statut « stable » dans la langue française

258.

Après quatorze ans de débats, l’Union européenne adopte le 21 avril 2004 les règles minimales communes aux Etats membres en matière d’offres publiques d’achat.