2.3.4. L’expression de la dimension politique de la guerre économique

Comme la légitimité à faire la guerre est une façon d’affirmer une identité politique, les négociations sont une forme de mise en scène qui va définir la place et le rôle des acteurs en fonction de leur situation et de leur légitimité dans le contexte général de la guerre. Si pour la majorité des organisations internationales impliquées (ONU, OSCE) les missions sont clairement définies, les Etats semblent préoccupés par la justification de leur position d’acteurs et de négociateurs : porteurs et défendeurs des valeurs démocratiques, position assumée de « leader » au niveau régional ou international, etc. La guerre est ainsi également l’occasion pour les négociateurs d’affirmer leur capacité d’intervention et d’influence, donc de pouvoir, sur une région, une situation ou un problème précis.

Nous avons donc cherché dans nos corpus des exemples d’affirmation de ce rôle de négociateur et les arguments utilisés pour expliquer cette fonction de « justicier ».

Dans le cas de la guerre militaire, les médias consacrent un espace important aux arguments qui soutiennent la nécessité d’une internationalisation de la crise. En dehors des citations directes des protagonistes, les journalistes interrogent des « experts » qui considèrent en première instance qu’il y a nécessité d’intervention internationale, la gravité de la situation plaçant la crise sous la responsabilité de la communauté internationale et non plus uniquement de celle des autorités de Belgrade. Slobodan Milosevic est contesté pour ses intentions politiques, mais également pour son incapacité de gérer la crise.

Certains événements sont utilisés comme prétexte pour faire intervenir ces « experts ». Suite au « massacre » de Racak, Jiri Dienstbier, rapporteur de la Commission des droits de l’homme de l’ONU pour l’ex-Yougoslavie, considère que « Belgrade doit mener à bien l’enquête ou laisser le tribunal international de La Haye le faire et condamner les responsables » (Le Monde, 20 janvier 1999). Après une analyse succincte de la situation, la conclusion a le mérite d’être claire : laisser les Balkans régler leurs affaires est une optique obsolète ; « dans notre monde global aux frontières ouvertes et aux informations rapides, ce n’est plus possible ».

Au début du conflit du Kosovo, nous assistons dans le discours médiatique à l’entrée en scène, de plus en plus marquée, des représentants de la communauté internationale qui définissent dans le temps leurs missions au Kosovo. On suit avec intérêt, par exemple, l’application du cessez-le-feu conformément à l’accord réalisé en octobre 1998 entre Slobodan Milosevic et l’émissaire américain, Richard Holbrooke. Les articles se référent également à la force militaire européenne installée en Macédoine. Certains commentaires mettent en évidence les conflits entre les Etats-Unis et l’Europe sur la politique dans les Balkans, avec un intérêt particulier pour la position de la France. Dans ce contexte, un accent spécial est mis sur le projet concernant la création d’une politique européenne de défense commune. Le Monde du 3 / 4 janvier 1999 reprend une déclaration du ministre français de la défense, Alain Richard, en visite au quartier général de la force internationale : « Les Européens souhaitent prendre leurs responsabilités face aux difficultés qui existent encore sur le continent ».

Dans le cas de l’OTAN, avec le soutien des Etats-Unis, le problème de l’implication se pose d’un côté par rapport au caractère militaire de l’organisation et de l’autre en fonction de sa mission dans un contexte qui ne justifie plus son influence, voir son existence au niveau international. Dans une analyse parue dans Le Monde le 22 janvier 1999, Luc Rosenzweig croit que Washington est préoccupé uniquement de « sauver le sommet, qu’ils organisent à leur gloire, fin avril à Washington, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Alliance ». Dans cette optique, l’option d’une intervention militaire au Kosovo est celle que privilégient les américains, qui voient ainsi une possibilité de justifier le nouveau rôle de l’Organisation sur le plan international. D’ailleurs, le journaliste met en scène dans le même article « les responsables de l’OTAN » qui demandent une concertation politique de la part des négociateurs politiques - les Nations unies, l’Organisation pour la sécurité et la coopération, l’Europe et le Groupe de contact sur l’ex-Yougoslavie (les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et la Russie) - « que ces organisations déterminent une politique commune, quelle qu’elle soit, et nous la mettrons en œuvre ! » (22 janvier 1999). L’OTAN puise son autorité de négociation dans la force militaire et dans l’appui politique international dont elle dispose.

Cette préoccupation pour la définition des négociateurs est présente dans le discours des médias principalement dans le début de la période de crise (janvier 1999) ; elle a donc aussi un rôle important dans le récit médiatique comme description de l’identité des acteurs et de leurs positionnements par rapport à l’histoire racontée. Le 14 janvier 1999, l’américain Christopher Hill est présenté comme un « émissaire », « chargé de trouver une issue politique ». De plus, son rôle est indirectement justifié et valorisé par une précision concernant l’importance de la crise : il s’agit d’un « conflit qui a provoqué la mort de près de deux mille personnes ». (14 janvier 1999)

La figure du négociateur est inscrite dans une logique d’autorité et de puissance. On peut parler des négociations entre négociateurs. En plusieurs fois le Groupe de contact se réunit pour « examiner la situation » et pour concerter leurs efforts (Le Monde, « Forcing diplomatique pour tenter de désamorcer la crise du Kosovo », 23 janvier 2006). Dans le même article, des conversations téléphoniques (le « téléphone rouge » est plusieurs fois invoqué pour illustrer l’urgence et le mythe de la conversation sécrète et urgente entre hauts représentants du pouvoir) font partie des instruments de négociation. L’article du Monde du 23 janvier 2006 fait état une conversation téléphonique entre la Maison Blanche et Tony Blair, d’une autre entre le premier ministre britannique et son homologue allemand.

En dehors de la dimension politique des négociations, dans certains cas la médiation vise la sortie ponctuelle des impasses sur le terrain, un fait qui montre bien le caractère opérationnel des négociations. Ces actions semblent être d’un côté un moyen d’apaisement des tensions et de l’autre côté un appui important aux négociations politiques. Ainsi, la mission de l’OSCE présente au Kosovo « dénoue la crise des otages au Kosovo » par un accord avec l’Armée de libération du Kosovo pour la libération de huit soldats de l’armée yougoslave. L’accord est survenu suite à plusieurs cycles de négociations « difficiles », et semble être le fruit d’une concertation des efforts de L’OSCE et des « émissaires » (des Etats-Unis et de l’Union européenne).

Après le « moment Racak », les autorités yougoslaves refusent une enquête internationale « qui seule pourrait lever les doutes » étant « au-dessus de tous soupçons » (21 janvier 1999). Il s’agit de prouver que l’objectivité des observateurs et des experts pour enquêter sur des crimes et violences pose problème en temps de guerre. D’un côté le fait que cette enquête soit demandée met en cause l’impartialité des parties impliquées et donc leur capacité de gérer la situation. De l’autre, elle est considérée par les parties impliquées comme une négation de leur droit d’agir librement sur leur territoire et fait ainsi partie du rejet de toute intervention extérieure visant l’internationalisation de la situation. Cependant, une intervention ponctuelle internationale est très demandée, selon la logique des arguments scientifiques pour les décisions politiques.

Quand la « bataille » entre Arcelor et Mittal devient un sujet d’actualité dans la presse, les négociateurs entrentégalement en scène. Dans les articles du Monde, le ministre français de l’économie est présenté comme partenaire de dialogue de Mittal « Arcelor : passe d’armes entre Thierry Breton et Lakshmi Mittal » (30 janvier 2006), jouant de rôle de garant français d’Arcelor, rôle qui signifie dans un même temps une légitimation de l’Etat comme partie prenante dans l’affaire. Le 5 février 2006, le Premier ministre, Dominique de Villepin, profite de l’occasion pour déclarer qu’il « souhaite que les entreprises soient mieux armées pour résister aux OPA ». De la même façon, Le Monde annonce le 9 février 2006 que « pour défendre Arcelor, le Luxembourg va se doter d’une réglementation sur les OPA », et le jour suivant que « la Belgique refuse de soutenir Arcelor contre Mittal Steel ». Le 14 février 2006 l’affaire prend son allure de guerre économique quand un ministre indien critique la position des européens face à Mittal : « En commentant l’opposition des autorités politiques françaises, espagnoles et luxembourgeoises à l’offensive de Mittal Steel sur Arcelor, le ministre indien du commerce extérieur, Kamal Nath, à prévenu, samedi, 11 février, que toute réaction basée sur ‘la couleur de la peau’ remettrait en question les fondements actuels du commerce mondial ».

Le tableau suivant met en valeur les similitudes et les différences significatives entre le paradigme de la guerre et le paradigme de la guerre économique dans les corpus analysés.

En comparant la couverture médiatique d’un fait de guerre militaire et d’un fait économique, nous avons observé que les deux discours respectent la structure de base du paradigme de la guerre dans la représentation de la « bataille économique ».

Ainsi, les dispositifs du Monde mettent en scène la violence guerrière , des acteurs qui se définissent en tant qu’ennemis, alliés ou négociateurs ainsi qu’un espace et un temps spécifiques à la guerre.

La violence économique est une violence symbolique et, dans le cas de la guerre économique, l’accent est mis plus sur sa nature légitime ou pas ou sur sa régulation que sur les victimes (seulement deux articles sur plus de cent parlent des employés d’Arcelor comme de chômeurs potentiels de l’OPA). Dans le cas de l’économie, la violence est définie comme un vice de consentement, ce qui met en question la nature contractuelle, donc de confiance, des rapports entre acteurs économiques. C’est ici que la violence économique se rapproche de la violence guerrière : elle contredit la confiance d’un partenaire pour devenir l’expression d’une force qui a comme but la destruction de l’autre.

Dans quelques articles, Le Monde hésite, dans sa couverture de la bataille qui oppose Arcelor à Mittal entre un traitement spécifique pour un « Fait divers » et le traitement d’un événement d’actualité. Nous pensons identifier ici une preuve de la difficulté à représenter la violence économique comme une violence collective. Ce sont les rapports d’alliance et les négociations qui inscrivent cependant ce fait économique dans le cadre d’une guerre économique.

La représentation du déroulement de l’OPA inscrit le fait économique dans un espace et un temps de guerre. Malgré le fait que la logique économique oppose au territoire national le marché et l’utilité de l’espace, le journal place le conflit dans une logique de souveraineté nationale en établissant des équivalences entre nationalité de l’entrepreneur, de l’entreprise et d’un pays. C’est dans ce contexte que des notions comme mobilisation pour la guerre économique ou patriotisme économique trouvent leur place. C’est dans ce contexte également que les acteurs du récit parlent de la même manière de souveraineté et de leadership.

Pour terminer, notre analyse nous permet de rappeler quatre points que nous considérons importants :

1. L’économie, comme tout champ politique, peut se penser en termes de pouvoir ; elle définit des objets et des enjeux de pouvoir

2. L’économie est un champ dans lequel la souveraineté peut être exercée et représentée par des pays, des entreprises ou certains individus

3. La dialectique entre mondialisation et souveraineté des Etats (cf. de Gaulle et Europe) fait apparaître les logiques fondatrices des Etats

4. La mondialisation oblige, par conséquence, à repenser et à redéfinir les logiques de pouvoir