Conclusions

Le concept de « guerre économique » exprime, d’un côté, l’importance de la dimension économique des guerres, d’un autre côté, un mode particulier de représentation des faits économiques selon le modèle de la guerre et, enfin, une certaine évolution des formes de la violence politique.

Selon notre hypothèse de départ, nous le rappelons, la transposition du paradigme de la guerre dans le domaine économique se fait par la création d’un paradigme nouveau qui, selon la structure du paradigme de la guerre, redéfinit l’identité des acteurs économiques selon un schéma narratif spécifique d’affrontement, met en scène des formes de violence économique et constitue des représentations particulières de l’espace et du temps en rapport avec le combat économique que manifeste la concurrence.

Nous reprenons ici brièvement les étapes de notre recherche et les principaux résultats :

Dans un premier temps nous avons remis en perspective diachronique les rapports entre la guerre et l’économie pour voir comment les paradigmes de la guerre et celui de l’économie se construisent dans le temps long de l’histoire et pour identifier les points de contact entre ces deux notions. Notre questionnement est orienté vers les lieux possibles de transfert de sens entre les deux paradigmes qui assureront le processus de formation et cristallisation de l’expression « guerre économique ».

Ainsi nous avons analysé le caractère collectif et la légitimité de la violence guerrière, l’instrumentalisation de cette violence, le concept de stratégie et les méthodes de raisonnement tactique militaire, ainsi que la définition des identités en temps de guerre à partir de la différence avec l’autre. En ce qui concerne l’économie, nous nous sommes arrêtée principalement sur la notion de valeur économique et sur les sources de richesse, sur le concept de marché comme territoire économique et comme espace d’affrontement, ainsi que sur la place de la problématique économique dans l’espace public.

Une des premières conclusions de notre travail consiste à dire que la notion de guerre économique peut comporter des significations différentes, construites en fonction de la spécificité d’une culture stratégique, des caractéristiques d’une doctrine économique et du contexte historique particulier dans lequel l’expression est utilisée.

En analysant la construction d’un paradigme de la guerre économique, nous constatons que ce dernier peut être étudié sur trois plans. Premièrement, la guerre détermine des pratiques spécifiques d’acteurs qui trouvent ici l’occasion de développer des formes symboliques de mise en scène de la violence. Deuxièmement nous pouvons identifier des formes de représentation institutionnelle de l’activité militaire destinées à préciser sa spécificité dans l’espace public. Enfin, le paradigme de la guerre est également défini par des éléments du discours sur la guerre déclinés dans divers domaines d’autorité discursive de l’économie : politique, professionnelle, scientifique, médiatique.

Dans un deuxième temps nous avons analysé les significations particulières de la notion de guerre économique construites dans le discours médiaté français et la manière dans laquelle cette signification est mise en scène par la presse économique.

Nous constatons que les utilisations récentes du terme de guerre économique en France insistent sur l’idée de changement radical et de nouveauté. « La guerre économique a commencée », nous annonce P. D’Arcole en 1990, comme le croit B. Esambert un an plus tard et elle constitue un fait incontestable pour Les Echos pendant la période analysée (1991 – 2005).

Ce type de discours cristallise des sens particuliers de la guerre économique à partir des rapports que la guerre et l’économie on pu nouer dans le temps long de l’histoire, mais également en articulant ces rapports avec l’actualité d’un contexte général économique présent. Ainsi, pour Les Echos la guerre économique est soit une forme d’expression, une continuation de la guerre militaire entre Etats, soit une forme de représentation de la concurrence économique, soit une expression sémiotique de la mondialisation.

Le journal met en scène des éléments du paradigme de la guerre économique, notamment la violence et l’insécurité économique ; il définit une typologie de rôles pour les protagonistes de la guerre économique au niveau des entreprises, Etats et organismes internationales, ainsi que la nature de la conflictualité de la guerre économique, en termes de pouvoir et de capacité de régulation.

Dans un même temps, le quotidien légitime l’opposition entre deux types de discours, principalement articulés autour des deux doctrines économiques : les prises de position d’orientation libérale et celles qui expriment une orientation interventionniste.

Enfin, nous avons analysé ces significations dans l’articulation entre pratiques et discours d’acteurs. Nous avons pu constater, d’un côté, les rapprochements possibles entre les pratiques des acteurs économiques (au niveau des entreprises, des Etats et des organismes régionaux et internationaux) et celles du domaine militaire. Il s’agit notamment de pratiques de management, de formalisation du processus de prise de décision et du traitement de l’information, ainsi que les pratiques concernant l’établissement de réglementations dans le domaine économique.

Pour illustrer nos propos nous avons également pu analyser la manière dont Le Monde représente la guerre économique comme un événement : entre janvier et août 2006, quand le quotidien met en scène la « bataille » économique entre deux grands groups : Mittal Stééel et Arcelor. Le quotidien participe à la construction et à la définition du paradigme de la guerre économique, par une mise en scène similaire de l’événement de guerre et des faits économiques. En comparant la représentation dans Le Monde d’une séquence du conflit dans l’ex-Yougoslavie (Kosovo, 1999) avec la représentation d’un épisode de la guerre économique (l’OPA Mittal Steel sur l’Arcelor, 2006), nous avons analysé particulièrement : le traitement de la violence, la constructions de l’identité des acteurs dans les pratiques de l’affrontement, l’utilisation de l’espace et la représentation des pratiques des alliances et négociations pour le cas de la guerre et de la guerre économique. Une série de similitudes ont également été identifiées dans les pratiques journalistiques : organisation de l’information, choix des titres, mise en page, etc.

Nous avons vu, de cette manière, comment l’analyse de la construction du paradigme de la guerre économique comme transposition du modèle de la guerre dans le domaine économique passe par des étapes successives, de l’approche diachronique à une analyse des pratiques des acteurs inscrites d’un côté dans un contexte historique et de l’autre dans la logique de l’interprétation médiatée de l’événement.

Le concept de métaphore conceptuelle nous a été utile pour comprendre l’inscription de l’analyse du processus de construction des significations du terme de guerre économique dans une réflexion plus ample concernant l’articulation entre pratiques et discours.

Cette articulation nous aide dans un premier temps à comprendre des rationalités spécifiques pour les domaines militaire et économique. Mais cette même articulation constitue l’expression de ce que B. Lamizet appelle un transfert politique, processus qui transforme un fait historique en événement porteur de signification :

« Le transfert politique consiste, en l’occurrence, à reconnaître [à un fait] un statut d’événement en [l’]inscrivant dans la mémoire et dans la culture politiques. A la limite, c’est parce que le peuple reconnaît une signification à un fait qui n’en avait peut-être pas pour ceux qui l’ont mis en œuvre, que ce fait, par ailleurs isolé, sans autre fait qui l’accompagne, devient un événement – parce qu’il est, désormais, chargé d’une signification politique » 268 .

C’est justement ici que nous relevons la pertinence du discours des médias : dans leur fonction d’assurer le transfert politique dans le cas de la guerre économique.

Au terme de notre réflexion sur la construction du paradigme de la guerre économique, nous allons présenter nos conclusions :

Deux éléments relient selon nous la présence du paradigme de la guerre économique dans les discours médiatés et une nouvelle visibilité de l’économie: la reconnaissance de la fonction de l’information économique et l’importance accordée à la construction d’une vision économique générale.

Pour comprendre les faits économiques il faut avoir des notions de base en économie, pour comprendre les actions des acteurs économiques il faut maîtriser les règles de base qui guident la stratégie dans le domaine économique. Les préoccupations concernant l’éducation et la formation économique et l’essor des médias économiques prouvent une démocratisation de l’information économique, ainsi que son inscription dans le champ du politique. L’économie met en scène des acteurs et des événements d’actualité ; l’information économique inscrit ces faits dans une logique de médiation ; la rationalité économique devient une forme d’intelligibilité.

Ainsi, à partir des situations et des événements économiques et de leur interprétation dans l’espace public par les médias, la signification de l’économique ne se réduit plus à des préoccupations individuelles, mais elle comporte une dimension collective importante.

Il nous semble important de mentionner une observation concernant les principales caractéristiques des médias économiques aujourd’hui. D’un côté nous assistons à un accroissement significatif du nombre de titres, d’émissions ou de chaînes radio ou télévisées qui abordent principalement les problèmes économiques, essor accompagné d’une « généralisation » du traitement de l’information économique, ce type de médias étant de moins en moins inclus dans la typologie classique des médias « professionnels ». D’un autre côté, la mondialisation des faits économiques implique, depuis toujours, la circulation mondiale de l’information. L’information économique suit ainsi la vision mondiale des marchés qui caractérise l’économie. Il est possible que l’articulation entre la circulation mondiale de l’information économique et la nouvelle visibilité de l’économie accélère davantage le processus d’uniformisation économique.

L’économie est désormais une grille d’interprétation du fait politique, elle contribue à nos choix politiques et à nos engagements. La guerre économique représente une nouvelle forme de visibilité des relations internationales – la géoéconomie – et constitue ainsi un facteur de cohésion nationale en termes d’expression d’une identité nationale par rapport à d’autres nations.

Par l’appropriation du paradigme guerre, l’économie acquiert un statut sémantique. Cette triple dimension – réelle, symbolique et imaginaire – et le caractère structurant du paradigme guerre économique pour l’identité des acteurs individuels et institutionnels définissent une forme particulière de mise un scène et de visibilité du pouvoir.

‘« Tout l’enjeu social et historique de la question de l’identité consiste, en fin de compte, à structurer l’espace de la sociabilité en un espace politique, c’est-à-dire en un espace symbolique pour l’histoire » 269 .

Autour de la guerre économique, l’économie devient une affaire de tous et prouve sa pertinence politique dans le débat public, nous pouvons parler d’un espace public économique – partie intégrante de l’espace public classique, habermassian, mais en même temps porteur de sa propre identité et des enjeux spécifiques – et donc d’une identité économique des acteurs.

  • La guerre économique nous invite à repenser les rapports entre l’économie et le politique

Dans une situation de guerre économique, l’économie se pense en termes de pouvoir. Le cas de la guerre est significatif pour l’expression du pouvoir comme réel de l’identité politique. Elle est une mise en scène du pouvoir institutionnel et des formes de sa contestation et, également, une représentation du pouvoir hors de son cadre institutionnel.

Les discours sur la guerre économique mettent en cause, comme nous l’avons vu notamment pour le discours libéral, la légitimité de l’Etat comme régulateur de l’économie et comme instance de légitimation de la violence économique visant la limitation du caractère endémique de cette violence.

En faisant appel au paradigme guerrier, la représentation des faits économiques révèle un changement important dans la définition de la violence. La violence économique peut se penser comme une forme accrue de concurrence. Nous pouvons cependant parler de deux types de concurrence économique  - la concurrence économique entre Etats et la concurrence entre acteurs économiques privés -, et cette distinction va avoir un impact sur les pratiques et les représentations de la violence économique.

Si, sur le plan de l’entreprise, la violence économique se présente comme une dérégulation des normes qui guident généralement les rapports des acteurs économiques, la violence économique pratiquée par l’Etat peut être incluse parmi les stratégies d’affirmation de la puissance nationale représentant une forme particulière de conflit de type guerrier.

Nous nous retournons ici vers les écrits de Hobbes pour comprendre le rapport entre l’Etat et la guerre économique. L’ancien problème de la légitimité de la violence se traduit aujourd’hui dans le domaine économique. La notion de « violence économique » représente le modèle de la violence de nature pré-sociale dont nous parle Hobbes qui oppose contrat social et loi naturelle. La guerre économique renforce l’imaginaire du risque et de l’insécurité. Selon l’argumentation hobbesienne, le manque de confiance et la peur rendent précaire tout type de relation contractuelle entre les parties :

« Les pactes qui se font en un contrat où il y a une confiance réciproque, au délai qui se fait de l’accomplissement des promesse, sont invalides en l’état de nature, si l’une des parties a quelque juste sujet de crainte» 270 .

Dans l’état de nature – nous dit Hobbes – les contrats existent, mais leur respect n’est plus garanti par la confiance entre les signataires. Son raisonnement est relativement simple : en absence d’un contrat social, qui permet l’exercice de la « liberté raisonnable », les hommes vivent en état de nature, une forme de liberté naturelle et illimitée, qui implique en revanche la violence, l’insécurité et la misère. Comme nous pouvons le lire dans le Léviathan, pour l’auteur, la solution du problème de la guerre est l’instauration d’un pouvoir politique fort, résultant d’un contrat social par lequel les hommes renoncent, en toute confiance, à leur droit d’exercer librement leur force :

‘« J’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ces actions de la même manière » 271 . ’

Le transfert collectif des droits vers l’Etat – investi ainsi d’un pouvoir souverain – constitue les prémices de la disparition de la violence et du désordre.

Inversement, toute mise en cause de l’autorité peut altérer l’ordre et réinstaurer l’état de la nature et de la violence. Ainsi, la guerre économique peut être pensée comme un retour à l’état de la nature, comme une double remise en cause du pouvoir souverain de l’Etat : d’un côté par l’entreprise et de l’autre par les instances infranationales mises en place avec la mondialisation de l’économie. Il reste intéressant de remarquer que cette remise en question se fait, dans les deux cas, par le biais des acteurs économiques.

Ainsi, la guerre économique articule-t-elle une double remise en question de l’Etat : sur le plan intérieur par la concurrence qui peut être supposée entre le politique et l’économique ; sur le plan extérieur par les effets de la mondialisation.

Enfin, la question qui se pose n’est pas tant de savoir si la guerre économique a lieu ou non, mais de désigner qui possède la légitimité nécessaire pour la mener. Ayant l’habitude de gérer la guerre en exclusivité, les états ont du mal à se situer face à cette nouvelle forme d’affrontement entre des acteurs qui leur échappent en termes de taille, de puissance et d’enjeux.

La guerre économique remet en cause la dimension institutionnelle du pouvoir par le débat qu’elle génère autour des sujets de la violence et de sa réglementation. La représentation de l’économie selon le modèle de la guerre inscrit l’économie dans les logiques du pouvoir et construit une nouvelle forme de visibilité du pouvoir, qui s’exprime dans de nouveaux espaces et dans une nouvelle temporalité.

  • Le paradigme de la guerre économique nous amène à repenser la guerre et ses représentations

L’événement particulier que constitue la guerre reste l’objet central de nos recherches. Etudier la notion de guerre économique représente pour nous une autre manière de parler de la guerre, une manière de voir comment s’élabore un paradigme de la guerre et comment peut-il se retrouver dans d’autres domaines que celui militaire.

Ainsi, parler de la guerre économique nous permet dans un premier temps de repenser la guerre comme expression d’un pouvoir et comme forme de conquête de territoires.

La nature collective, donc légitime, de la violence guerrière, qui fonde la spécificité de la guerre par rapport à d’autres formes d’affrontements, met en évidence la nature politique de la guerre. A la différence de la violence « naturelle », la violence guerrière est instrumentalisée. C’est l’Etat qui, dans les théories classiques, possède l’exclusivité de cette violence. En remettant en cause l’autorité des Etats dans le domaine de la violence, la guerre économique révèle le fait que la capacité à légitimer la violence collective reste un lieu important de conflictualité en terme de pouvoir. Comme nous avons pu le voir, un des enjeux majeurs du transfert du paradigme de la guerre dans le domaine économique représente l’affirmation de la capacité des acteurs économiques – Etats, entreprises multinationales ou organismes supranationaux – de mener la guerre économique et d’instrumentaliser la violence économique.

C’est de cette manière que le concept de violence cesse d’être un terme pour devenir un véritable paradigme de la pensée et de l’ordre politique, en s’appliquant à d’autres contextes que ceux de son origine. Dans un même temps, la guerre économique nous amène à constater que, en fin de compte, c’est dans l’affrontement que s’élaborent les identités politiques et non, comme dans le psychisme, dans le miroir et l’identification.

L’analyse du paradigme de la guerre met en évidence l’articulation particulière entre ses dimensions réelle, symbolique et imaginaire, notamment en ce qui concerne la relation qui relie le réel de la guerre de son imaginaire. La production symbolique des représentations de la guerre est tributaire de cette relation particulière, les discours sur la guerre étant dans leur grande majorité des prises de position idéologiques. De plus, cette approche nous permet de penser la guerre comme un sorte de « contrat de communication » qui met en scène ce que nous appelons les discours de la guerre, à savoir les discours des acteurs de la guerre.

En l’absence de sens que représente le réel de la guerre et de son « brouillard », ces discours articulent les pratiques de guerre et discours de protagonistes : la négociation et ses techniques discursives, la stratégie et les discours de mobilisation, les utilisations de l’information stratégique et les discours des médias, les pratiques journalistiques et le discours sur la guerre.

L’analyse des représentations de la guerre doit, selon nous, prendre en compte le double statut des discours de guerre : ils se constituent comme formes de présence symbolique de la guerre dans l’espace public, mais ils réduisent ce même espace par l’importation des logiques et des pratiques guerrières.

Notes
268.

LAMIZET, Bernard – « La sémiotique instante : introduction à la sémiotique politique », in Semiotica. La sémiotique politique, volume 159 – 1/4 (2006), Mouton de Gruyter, Berlin/New York, 2006, p. 8

269.

LAMIZET, Bernard – Politique et Identité, Ed. Presses universitaires de Lyon, Lyon, 2002, p. 35

270.

HOBBES, Thomas – Du citoyen, trad. en français de Samuel Sorbière, Garnier-Flammarion, Paris, 1982, p. 106-107

271.

HOBBES, Thomas – Léviathan, trad. en français de François Tricaud, Dalloz, Paris, 1999, p. 177